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Moi, John Browne, 68 ans, patron et ambassadeur gay

Brillant PDG du pétrolier BP pendant vingt-deux ans, John Browne en avait démissionné après la révélation par un tabloïd de son homosexualité. Huit ans plus tard, ce pur produit de l'establishment britannique est devenu le héraut de la cause LGBT.

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Par Isabelle Lesniak

Publié le 8 janv. 2016 à 01:01

«J'adore mon existence actuelle.» Venue d'une personnalité aussi réservée que Lord John Browne, cette ode à la vie prononcée avec fougue après quelques minutes seulement d'entretien désarçonne. On l'imaginait froid, rigide, réticent... Un pur produit de l'establishment britannique, à qui son caractère autoritaire valut le surnom de «Roi Soleil» durant ses vingt-deux ans à la tête du pétrolier BP. Vêtu de l'incontournable costume bleu marine local, élégamment cravaté, il se présente au contraire détendu, expressif, curieux des autres. Le président du nouveau fonds d'investissement L1 Energy, monté en mars 2015 avec l'oligarque russe Mikhail Fridman et une cagnotte de 10 milliards de livres, n'a pas beaucoup de temps à consacrer aux échanges sur sa vie privée. Mais il le fait avec sérénité - et même plaisir. Le visage mangé par de grosses lunettes s'illumine lorsqu'il se dévoile, le sourire se teinte de malice: «A presque 68 ans, je suis enfin moi-même. Cette authenticité est la condition du bonheur». Huit ans après le scandale qui suivit la révélation par la presse de sa liaison avec un escort canadien, celui qui quitta BP dans ce qu'il a vécu comme le déshonneur, à six mois de la retraite, s'est visiblement reconstruit. Conseiller de cinq Premiers ministres jusqu'à ces derniers mois, ce proche de Tony Blair n'a rien perdu de son influence. En marge de ses activités d'investisseur dans l'énergie, il vient d'être appelé au conseil d'administration de la filiale anglaise de Huawei, s'implique dans les arts - il est administrateur des galeries de la Tate et d'un théâtre branché de Covent Garden, le Donmar Warehouse - et intervient à l'université. L'adresse professionnelle à laquelle il nous reçoit est à la hauteur de son statut: la très chic Devonshire House, qui abrite des consultants et des chasseurs de têtes prestigieux au coeur du quartier londonien huppé de Mayfair, juste en face du Ritz.

L'ancien loup solitaire est également heureux en amour: il forme, au vu et au su de tous, un couple stable avec un jeune financier asiatique qui lui envoya un billet de soutien juste après sa disgrâce. «Nous nous sommes rencontrés devant un verre un mois après ma démission de BP, le 1er juin 2007, et nous ne nous sommes plus quittés depuis», résume-t-il dans son livre-confession The Glass Closet («Le Placard de verre»). Publié au printemps 2014 chez WH Allen (une filiale du fameux éditeur Penguin Random House), cet ouvrage courageux et sincère a fait grand bruit en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Il y raconte ses quarante-et-une années à gravir les échelons de BP en «jouant au chat et à la souris», en menant une double vie risquée et inconfortable, à la limite de la paranoïa. Durant toute cette période, il joue le rôle du célibataire hétérosexuel 100% dévoué à sa carrière, se fait accompagner par sa mère, chez qui il habite, à tous les dîners mondains, et s'interdit de parler d'autre chose que «de business, d'actualité et de politique». Il tait ses passions pour Venise, l'opéra et l'art précolombien, de peur de gaffer. Sa couverture de drogué de travail ne trompe cependant pas ses proches. La femme d'un de ses vieux amis de San Francisco lui avouera qu'elle avait «toujours soupçonné quelque chose» en raison de «sa réserve extrême, même pour un Anglais»!

«A l'époque, j'étais terrifié»

«Si j'avais su ce que je sais maintenant, j'aurais annoncé mon homosexualité moi-même, à un moment et dans des circonstances choisis par moi, explique-t-il aujourd'hui avec le recul suffisant pour conseiller à tous ceux qui veulent bien l'écouter de ne pas répéter son erreur. Mais, à l'époque, j'étais terrifié par ce que je croyais être la conséquence inévitable d'un coming out: une réaction en chaîne qui détruirait ma vie personnelle, mes relations professionnelles, ma réputation et finalement l'image de BP.» Son bilan à la tête de l'entreprise est brillant, bien qu'entaché par l'explosion dans une raffinerie de Texas City qui fit quinze morts en 2005. Plus jeune PDG qu'ait connu la compagnie lorsqu'il en prit les rênes à 45 ans, il l'a transformée en troisième acteur mondial de l'énergie à coups d'acquisitions. Le chiffre d'affaires a été multiplié par cinq sous sa gestion, entre 1995 et 2007. A l'époque, il redoute de brouiller le message en livrant son secret.

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Un autre s'en chargera pour lui, et «dans les pires circonstances possibles». En janvier 2007, en vacances à La Barbade, il est informé par le Mail on Sunday de la prochaine publication d'un article sulfureux sur sa vie privée. Son compagnon depuis trois ans, Jeff Chevalier, a vendu leur histoire au tabloïd conservateur et prétendu qu'il avait été entretenu sur les fonds du groupe. John Browne sera in fine blanchi de cette accusation mais pas d'avoir menti à la justice. Car, tout en essayant en vain d'obtenir une interdiction de parution, il prétend avoir rencontré son petit ami en faisant du jogging, et non via un site d'escort. Quand il se rétracte, le mal est fait. «Mon mensonge n'a fait qu'aggraver les choses; j'ai perdu tout contrôle sur les événements», confie-t-il avec honnêteté. Quand la publication de l'article est finalement autorisée, le 1er mai 2007, John Browne démissionne de BP dans l'heure et quitte le board de Goldman Sachs dans les jours suivants. Le très respecté baron Browne de Madingley, anobli par la reine Elisabeth II et fait pair à vie par Tony Blair, tombe de son piédestal sur un vulgaire «kiss and tell», un de ces déballages de secret d'alcôve dont raffole la presse populaire anglaise. Il quitte le siège luxueux de BP sur St James Square humilié, sous les flashs d'une trentaine de paparazzi déchaînés.

Innombrables réactions de soutien

A sa grande surprise, sa crainte du bannissement se révèle infondée: il reprend du service comme associé du fonds de private equity américain Riverstone puis est embauché par la société britannique qui exploite les gaz de schiste Cuadrilla Resources. Encore plus inattendu: des personnalités publiques (l'homme politique Chris Patten, l'architecte Norman Foster, le producteur de cinéma David Puttnam) et d'innombrables anonymes touchés par une histoire qui fait écho à la leur lui adressent leur soutien. Des réactions si nombreuses et poignantes que John Browne prend conscience qu'il existe une question «LGBT» (lesbiennes, gays, bisexuels et trans) dans l'entreprise.

Selon diverses études, dont plusieurs de la prestigieuse Harvard Business Review, 34% des salariés LGBT en Grande-Bretagne et plus de 40% aux Etats-Unis n'osent toujours pas faire leur coming out. Certes, les entreprises en Europe et en Amérique se montrent de plus en plus généreuses en matière de prestations sociales pour les partenaires de même sexe. Elles s'engagent parfois publiquement pour faire bouger les lignes. Ainsi, aux Etats-Unis, la légalisation du mariage homosexuel par la Cour suprême a-t-elle été influencée par les arguments de 379 compagnies dont Coca-Cola, Goldman Sachs, Morgan Stanley, Google, etc. Et, dans l'Indiana, la pression des Walmart, Apple et autres General Electric a poussé les autorités à amender une loi sur la liberté de religion aux clairs relents anti-gays. Pourtant, au bureau, un «placard de verre», rappellant le fameux «plafond de verre» qui entrave la promotion des femmes, continue de freiner l'épanouissement des employés LGBT, tout en pesant sur la performance des sociétés (voir ci-dessus). «Lorsque je me suis rendu compte que le problème dépassait mon cas personnel, j'ai eu la prétention, en tant qu'ingénieur de formation et d'homme d'affaires de métier, de chercher une solution. Elle a pris la forme du «Glass Closet»», explique-t-il non sans humour. Dans ces 200 pages concrètes et directes, John Browne mélange ses souvenirs et les témoignages d'une centaine d'employés LGBT «à l'intérieur ou en dehors du placard». Il enjoint aux patrons LGBT de «montrer l'exemple» en brisant la loi du silence, car le changement de mentalité doit partir du sommet.

Sur ce plan, les choses évoluent lentement. Depuis le 30 octobre 2014, Tim Cook a ravi à John Browne le statut de dirigeant gay le plus en vue de la planète. Le PDG d'Apple a été le premier dirigeant d'une société du «Fortune 500» à faire son coming out, en octobre 2014, via une tribune dans l'hebdomadaire Bloomberg Business Week. Quelques autres, dans des sociétés plus petites, ont suivi: Christopher Bailey de la marque de luxe Burberry, Steve Ells de la chaîne américaine de restaurants qui monte Chipotle. Chez BP, où l'ex-patron est retourné avec un «immense plaisir» pour une vidéoconférence mondiale autour du Glass Closet, deux membres du comex (le DRH et le responsable des achats) sont ouvertement gays. Mais 77 pays continuent à considérer l'homosexualité comme un crime passible de peines de prison plus ou moins sévères. Dans le business, se dévoiler est toujours mal vu dans de nombreuses régions du monde. Par exemple en Allemagne ou en Italie - un pays où The Glass Closet n'a pas trouvé d'éditeur. Le Moyen Orient, la Russie sauvent les apparences en adoptant une attitude de «don't ask don't tell» («ne demandez pas, n'en parlez pas») à peine plus acceptable.

Le vieux lord continue donc son combat, tous azimuts. Son site glasscloset.org relate les nouvelles, bonnes ou mauvaises, relatives à la communauté LGBT. Le président de L1 Energy est étroitement associé aux listes des cadres LGBT du Financial Times (voir page 22). Ces palmarès sont publiés avec l'accord des intéressés, mais John Browne ne condamne pas totalement l'«outing»: révéler l'homosexualité d'une personnalité est «cruel», mais «cela a pu être utile par le passé pour dénoncer l'hypocrisie», comme lorsque Peter Tatchell, l'activiste australien fondateur d'OutRage!, dénonça les évêques anglicans gays... Un point de vue inattendu de la part d'une ancienne victime! Dans le théâtre qu'il administre à Covent Garden, il a aussi monté Teddy Ferrara, une pièce très sombre inspirée d'une histoire vraie sur le suicide d'un étudiant américain dont un camarade avait filmé la relation homosexuelle. «Satisfait jamais, vigilant toujours», selon la devise de l'un de ses amis juge et défenseur des droits de l'homme...

Et en France?

Fin 2013, Cédric Monserrat, responsable carrières et emplois chez Groupama, a réalisé une étude sur l'orientation sexuelle chez IBM, Orange, Sodexo, BNP Paribas. 42% des salariés LGBT évoquent ouvertement leur orientation dans leur entreprise, 44% sélectivement et 14% pas du tout. Au sommet, les exemples sont peu nombreux (Pierre Bergé, Jean-Paul Cluzel, le patron du Grand Palais). Seul l'ex-responsable de Lancôme Sue Youcef Nabi a assumé un changement de genre. La politique est plus ouverte. Bertrand Delanoë a fait son coming out en 1998, trois ans avant de devenir maire de Paris, suivi par Roger Karoutchi et Franck Riester chez les Républicains, Sergio Coronado et Corinne Bouchoux chez EELV, Bruno Julliard, Christophe Girard et Luc Carvounas au PS.

Quand le «FT» fait sa liste

Depuis 2013, le Financial Times publie une liste annuelle des 100 managers LGBT en vue. Dans la 3e édition, la patronne bisexuelle du vénérable assureur Lloyd's of London devance le PDG de la compagnie aérienne australienne Qantas, le responsable Europe de HSBC et une femme transgenre qui dirige l'entreprise de biotechnologies du Maryland United Therapeutics. Le FT classe aussi les 30 «alliés hétérosexuels» de la cause, au premier rang desquels Mark Zuckerberg (Facebook), très pro-mariage pour tous. Sept jurés (John Browne, des représentants d'IBM, de Barclays, de Getty Images, etc.) établissent des listes. Les intéressés autorisent la publication de leur nom. Depuis deux ans, le Daily Telegraph propose un classement concurrent de 50 dirigeants, baptisé «Out at work»...

«Connect», son nouveau best-seller

Sorti en septembre, le quatrième livre de John Browne s'est rapidement classé 4e dans la liste des best-sellers du Sunday Times. Connect plaide pour une réconciliation de l'entreprise avec la société. Les compagnies, écrit l'ex-patron de BP, doivent assumer leurs responsabilités sociales dans toutes leurs fonctions. Certes, quelques-unes se montrent d'elles-mêmes vertueuses (Hershey, Cadbury), mais beaucoup ne le deviennent que sous la pression des autorités. Ou à la suite d'une catastrophe: si certaines meurent d'un désastre mal géré (Union Carbide après Bhopal), d'autres renaissent meilleures (Johnson & Johnson après l'empoisonnement au cyanure de sept consommateurs de Tylenol, un médicament à base de paracétamol).

5 raisons pour une entreprisede respecter les droits LGBT

Améliorer la performance des salariés Des collaborateurs qui se sentent mieux sont plus impliqués et consacrent énergie et créativité à leur travail. Selon la Harvard Business Review, les compagnies «inclusives» sont plus performantes.Accélérer les carrières Selon le Deloitte University Leadership Center for Inclusion et le think tank new-yorkais Center for Talent Innovation, les salariés gays qui se cachent sont 20% plus nombreux que les hétérosexuels à se plaindre de leur carrière et 73% plus enclins à vouloir partir. Un coming out permet d'améliorer sa réputation d'authenticité et de développer son réseau LGBT.Aider au recrutement «Nous voulons recruter et retenir les talents LGBT», reconnaissait Lloyd Blankfein, PDG de Goldman Sachs, en enregistrant sa vidéo pro-mariage gay en 2012. Les femmes sont aussi plus attirées par les sociétés qui respectent les LGBT, car ce sont souvent les mêmes qui se soucient d'égalité des sexes.Attirer les clients LGBTSelon certains sondages menés aux Etats-Unis, 50% des consommateurs LGBT sont plus enclins à acheter des marques dont la publicité les cible. Or les clients LGBT ont dépensé 7% de plus dans le commerce en 2014 que les hétérosexuels, selon Nielsen.Soutenir le cours de Bourse Selon le LGBT Equality Index, créé en 2014 par Credit Suisse, les sociétés inclusives surperforment en Bourse.

Isabelle Lesniak, envoyée spéciale à Londres

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