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Polémique

Pourquoi les laïques de gauche se déchirent en public

Des propos d'Elisabeth Badinter sur France Inter ont réactivé la bataille entre les partisans de deux laïcités. A cette occasion, certains réclament la tête de Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité.
par Frantz Durupt
publié le 13 janvier 2016 à 17h42

C’est un vieux débat qui traverse la gauche depuis plusieurs décennies, et qui a trouvé là une nouvelle occasion de se cristalliser : un passage de l’essayiste Elisabeth Badinter sur France Inter a ravivé les différends entre les partisans d’une laïcité dite «ouverte», et ceux d’une laïcité dite «fermée». Jusqu’à ce que plusieurs personnalités réclament la démission du président de l’Observatoire gouvernemental de la laïcité, Jean-Louis Bianco. Retour, en cinq questions, sur la polémique et ses raisons historiques.

1. Qu’a dit Elisabeth Badinter ?

Le 6 janvier, Elisabeth Badinter intervenait dans la matinale de France Inter en tant qu'invitée de la rédaction de Charlie Hebdo, à l'occasion des commémorations des attentats de janvier 2015. Liant la question de la laïcité à celle des attentats de novembre, elle a alors expliqué : «Il faut s'accrocher et il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d'islamophobe, qui a été pendant pas mal d'années le stop absolu, l'interdiction de parler et presque la suspicion sur la laïcité. A partir du moment où les gens auront compris que c'est une arme contre la laïcité, peut-être qu'ils pourront laisser leur peur de côté pour dire les choses.»

Par la suite, réagissant à une intervention d'auditeur, Badinter précise sa vision de la laïcité : «Toutes les croyances, toutes les religions ont droit de cité en France à condition que ce ne soient pas des sectes. Mais ce n'est pas suffisant. Moi je m'en fiche qu'une dame se promène dans la rue avec un voile, ou qu'une fille rentre dans une école publique avec un voile, ça m'est égal, je m'en fiche. Il est une autre caractéristique de la laïcité, c'est une espèce de séparation entre le public et le privé. Et c'est encore autre chose, la laïcité : c'est l'affirmation que la loi religieuse ne s'impose pas au politique. Par conséquent, il se trouve que nous avons dans notre histoire, depuis plus d'un siècle, l'idée que dans des lieux publics et en particulier dans des écoles, nous devons observer de la neutralité politique, idéologique, religieuse. Dès lors qu'on essaye de mettre de côté cet absolu de la laïcité, eh bien on contrevient à la laïcité, et je ne suis pas d'accord avec cet auditeur qui pense que mettre un voile ou pas un voile, ça n'intéresse personne. Ça dépend de l'endroit. Dans la rue, on peut faire ce qu'on veut.»

Alors, que pense Elisabeth Badinter du voile dans les lieux publics ? Difficile à dire au terme de cette intervention : d'un côté, «elle s'en fiche», mais de l'autre, «l'idée que dans des lieux publics et en particulier dans des écoles, nous devons observer de la neutralité politique, idéologique, religieuse» est un absolu. Qui est ce nous ? Elle ne le précisera pas.

2. Que s’est-il passé ensuite ?

Ces propos d'Elisabeth Badinter ont aussitôt suscité de nombreuses réactions sur Twitter. Parmi elles, celle qui met le feu aux poudres est signée Nicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité. Rattachée à Matignon, cette instance créée en 2007 mais entrée en activité en 2013 définit ainsi sa mission : «L'Observatoire assiste le gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité en France.» Ce qui consiste à réaliser des analyses, produire des rapports, et faire des propositions. Récemment, il a contribué à la rédaction d'un «livret laïcité» à l'école destiné aux équipes éducatives, et publié un rapport sur la question de la gestion du fait religieux à l'université. Il est présidé par Jean-Louis Bianco, ancien ministre et ancien codirecteur de campagne de Ségolène Royal. Il compte 23 membres, et donc un rapporteur général, Nicolas Cadène, qui écrit ce 6 janvier :

En effet, rappelle-t-il, «on peut parfaitement défendre la laïcité sans "se faire traiter d'islamophobe". Encore faut-il bien la comprendre». Et, sur les propos d'Elisabeth Badinter concernant la neutralité obligatoire dans les lieux publics et à l'école, tweetés par France Inter, il recadre :

3. Quelle est la polémique ?

Lundi, soit cinq jours plus tard, trois membres de l'Observatoire, Patrick Kessel, président du Comité laïcité républicaine (CLR), la sénatrice Françoise Laborde (PRG) et le député Jean Glavany (PS), ont publié sur le site du premier un communiqué visant Nicolas Cadène pour ses tweets. Sous le titre «Un petit monsieur qui s'attaque à une grande dame», ils qualifient la réaction de Nicolas Cadène de «dérisoire, risible et inacceptable». «Le travail de ce monsieur en matière de laïcité n'arrivera jamais à la cheville de celui d'Elisabeth Badinter», ajoutent-ils (soulignons ici qu'Elisabeth Badinter n'a écrit aucun livre consacré à la laïcité, son principal fait d'arme en la matière étant d'avoir soutenu la crèche Baby Loup).

Et ils décident «de suspendre [leur] participation aux travaux de l'Observatoire de la laïcité tant que le rapporteur général ne se sera pas excusé ou qu'il n'aura pas été désavoué». A Libération, Patrick Kessel précise que ce qui est particulièrement en cause, c'est le «devoir de réserve» auquel Nicolas Cadène devrait, selon lui, se conformer. Le rapporteur, lui, répond qu'il s'exprimait en son nom sur Twitter, et qu'il a simplement «rappelé le droit».

Un peu plus tard, une pétition demandant la démission de Jean-Louis Bianco est relayée, notamment par Marianne.net. Elle est initiée par Laurence Marchand-Taillade, présidente de l'Observatoire de la laïcité du Val-d'Oise (qui n'est pas lié à l'Observatoire de la laïcité de Matignon) et membre du PRG, ainsi que par le journaliste Mohamed Sifaoui, qui s'en était pris récemment à Latifa Ibn Ziaten, la mère d'une victime de Mohamed Merah, en raison de son port du foulard.

A cette pétition, Jean-Louis Bianco a répondu, mardi après-midi, par un autre communiqué, développé un peu plus tard dans une tribune sur Marianne.net. Il y défend son rapporteur général, écrivant que «Nicolas Cadène n'a fait que rappeler ce qui devrait être des évidences, qui plus est pour des personnalités se disant "spécialistes" de la laïcité la laïcité, c'est notamment la neutralité de l'Etat, des collectivités locales, des services publics, des délégataires de services publics, mais pas des citoyens qui sont libres de croire ou de ne pas croire et de l'exprimer dans les limites de l'ordre public». Il explique également que les trois «contestataires» de l'Observatoire ne participent plus aux travaux depuis un certain temps, et juge ridicules les «accusations mensongères de "communautarisme" voire de "complicité avec l'islam politique"».

4. Que révèle cette polémique sur l’Observatoire ?

Derrière ces bisbilles, il y a un débat de fond. Reprenons le profil des trois contestataires de l’Observatoire. Il s’agit de la sénatrice (PRG) Françoise Laborde, du député (PS) Jean Glavany, et du président du Comité Laïcité République (CLR), Patrick Kessel. Tous trois défendent une ligne dite «dure» de la laïcité, qui consiste essentiellement à faire progresser les lois visant le port du voile.

Ainsi, Françoise Laborde s'est battue pour une loi interdisant le port du voile à toutes les employées de crèches privées, ainsi qu'aux nounous à domicile (elle s'en expliquait en 2013 dans un portrait que Libération lui consacrait). Jean Glavany a apporté son soutien à Françoise Laborde dans un texte publié sur Mediapart en 2015. Quant à Patrick Kessel, son CLR s'était retrouvé dans une polémique en octobre dernier, quand, lors de la remise de son prix annuel à l'Hôtel de ville de Paris, des membres de l'association ont réprimandé une journaliste franco-turque venue voilée. Sur son site, le CLR a fait du foulard islamique une rubrique à part entière, où l'on retrouve de nombreux articles de Causeur et Marianne. En 2012, son grand prix de la laïcité a récompensé… la sénatrice Françoise Laborde.

Entre ces trois-là et le président de l'Observatoire de la laïcité, il y a déjà eu des accrochages. Le dernier en date remontait à décembre, lors de la publication de l'avis de l'Observatoire sur le fait religieux à l'université. Celui-ci concluait à l'inutilité de légiférer sur la question du voile, les étudiantes étant majeures et le nombre de cas de conflits religieux étant rares (130 en une année pour 2 millions d'étudiants). D'autant que «le droit positif, bien que mal connu, permet déjà de répondre aux difficultés existantes», estimait-il. Des conclusions que n'ont pas partagées les membres Kessel, Laborde et Glavany, le site du premier relayant un communiqué signé par les trois, qui estiment qu'«il n'est pas possible de dire qu'il n'y a pas de problème de laïcité dans l'enseignement supérieur».

5. La question de fond : qu’est-ce que la laïcité ?

Au fond, dans ces débats, toute la difficulté est de répondre à cette question. Or, elle remonte à loin. «Il y a toujours eu dans la société des oppositions au sein même du camp républicain, entre différentes conceptions», rappelle ainsi Philippe Portier, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études (Paris-Sorbonne), où il occupe la chaire «Histoire et sociologie des laïcités», et directeur du «Groupe sociétés, religions, laïcités» (GSRL), un laboratoire cofinancé par le CNRS et l'Ecole pratique des hautes études. «Cette division date en fait de 1905» et l'adoption de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat, rappelle pour sa part Jean Baubérot, son prédécesseur. «Une partie de la gauche a suivi à reculons Aristide Briand», rapporteur de la loi, tandis que «certains ont dit qu'ils considéraient la loi comme une première étape vers la laïcisation intégrale. aujourd'hui, leurs héritiers invoquent la loi de 1905, mais leur perspective, ce sont les amendements refusés à l'époque».

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En gros, il y a donc d'un côté une laïcité dite «ouverte» ou «plurielle», qui promeut la coexistence des religions (et refuse qu'on l'appelle «ouverte»), et de l'autre «une vision plus exclusive» qui voudrait rendre la religion moins visible, souligne Valentine Zuber, historienne et chercheuse au sein du GSRL. «La première vision est plus respectueuse des pères fondateurs», dit-elle aussi, tandis que la seconde, issue de la tradition anticléricale, a glissé à partir des années 80 du catholicisme vers l'islam. C'est en effet en 1989 que la laïcité revient en force dans le débat public, avec l'affaire des lycéennes voilées de Creil. Cette année-là, une pétition est publiée dans le Nouvel Observateur pour demander l'interdiction du voile à l'école. Parmi ses signataires, on trouve déjà Elisabeth Badinter.

«La thèse de cette laïcité néorépublicaine, explique Philippe Portier, c'est que l'affirmation religieuse débouche sur le communautarisme – un mot spécifiquement français – et qu'elle menace le vivre ensemble.» A partir de 1989, puis en 2004 (lors de la loi interdisant le voile à l'école) et en 2010 (lors de celle visant le voile intégral), le combat de cette partie de la gauche sera d'élargir la notion d'espace public pour y imposer la neutralité, non plus des seuls fonctionnaires, mais de certains citoyens. Entre-temps, «cette gauche est rejointe par un groupe de droite, ce qui aboutira au rapport sur la "nouvelle laïcité" de François Baroin en 2003».

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Depuis, le score du Front national a grimpé dans les urnes : la gauche partisane de la laïcité «dure» affirme aujourd'hui qu'il faut désormais répondre à un «hold-up» du parti lepéniste sur la laïcité, qu'il exploite à des fins discriminatoires envers les musulmans. Ainsi, en 2011, Elisabeth Badinter déplorait qu'«en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend[e] la laïcité». Mais de là pourrait découler l'argument opposé : ce «hold-up» n'est pas l'apanage du FN, il est aussi le fait d'une partie de la gauche, qui s'est engouffrée dans la brèche en 1989, alors que le FN, rappelle Philippe Portier, «était encore rattaché à la défense de la France catholique». En réalité, estime même Valentine Zuber, «c'est parce qu'il y a ce discours antireligieux à gauche que le FN s'est emparé de ces sujets, de façon encore plus haineuse». Philippe Portier parle même d'une «conversion du FN à la laïcité». Bref, conclut Valentine Zuber, «il y a une responsabilité partagée» entre la gauche et la droite, et «on n'est pas assez prudent sur ce qu'on dit sur l'islam».

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