Quand Nathalie Loiseau, la directrice de l’Ena, a touché son premier salaire, un collègue lui a lancé gentiment : « Vous allez pouvoir faire les soldes ! » Bienvenue à l’Ecole nationale d’administration, fabrique de hauts fonctionnaires depuis soixante-dix ans, où même la directrice n’est pas à l’abri des réflexions sexistes. Fin 2012, Nathalie Loiseau, deuxième femme nommée à ce poste, s’est dit que la maison avait besoin d’un sérieux coup de plumeau, en commençant par la parité hommes-femmes. Avec 28 % de femmes admises au concours d’entrée en 2012, il restait du chemin à parcourir. Les années suivantes ont laissé le souvenir d’une conquête, avec l’apogée en 2014 : 45 % de femmes reçues au concours. Mais dans la promo 2015-2016, dévoilée en décembre, le constat n’est « pas joyeux », selon la directrice.

À peine plus d’un tiers de femmes et seulement onze admises au concours externe, le plus sélectif. Une claque pour l’auteure de « Choisissez tout »*, manuel de survie pour celles qui ont envie de réussir. Nathalie Loiseau croyait l’Ena sur les rails de la parité, il n’en est rien. Et le pire est qu’elle n’a aucune explication : « Les femmes décrochent… Je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe dans leur tête. » Retournant les chiffres dans tous les sens, elle constate chaque année que le nombre de candidates au concours d’entrée plafonne et que, après le grand oral, c’est l’hécatombe. Ce n’est pas faute de faire de la retape dans les prépas et les écoles : « 100 % des reçues ont tenté leur chance », martèle à longueur d’année l’honorable directrice, parodiant les pubs de la Française des Jeux. Souvent, à la sortie, des jeunes filles lui disent : « Vous m’avez donné envie, finalement. » « Pourquoi finalement ? » s’étrangle Nathalie Loiseau.

« Les garçons prennent la parole et ne la lâchent pas »

Depuis trois ans, elle a instauré de nouvelles pratiques. Le travail en groupe est encouragé, car « beaucoup de filles cultivent à tort un côté bonne élève bachotant dans leur coin ». Elles sont particulièrement mal à l’aise pour prendre la parole en public. « On leur a souvent mis dans la tête que c’était leur point faible », assure la directrice, qui a lancé des exercices « maîtrise de l’oral ». Pour endiguer le sexisme inavoué des jurés au concours d’entrée, des règlements ont été introduits, comme poser le même nombre de questions aux candidats et candidates : « Les garçons prennent la parole et ne la lâchent pas, tandis que les filles ont tendance à répondre et à attendre sagement la question suivante. Résultat, on leur en pose trois fois plus, et elles ont trois fois plus de chances de se tromper », explique Nathalie Loiseau.

Des coachs rencontrent les jurés avant le concours, comme cet ancien patron canadien, expert pour débusquer les préjugés au plus profond de l’inconscient, pas seulement masculin. Petit florilège d’idées reçues et transmises de génération en génération de fonctionnaires : on accorde davantage sa confiance à un grand qu’à un petit, les femmes sont toujours trop sûres d’elles ou pas assez, elles doutent trop, sont trop émotives, trop réservées, etc. En 2013, la conseillère d’État Maryvonne de Saint-Pulgent, collier de perles et chevalière armoriée, était présidente du jury. Après la séance de coaching, elle s’est exclamée devant ses pairs : « Je suis moi-même un concentré de préjugés ! » Sous son patronage est apparue la promo Churchill, exception dans le ciel bouché de la parité. Ou plutôt de la « diversité », comme on dit à l’Ena, où les femmes partagent leur handicap avec les élèves d’origine étrangère ou modeste. Certaines cumulent les trois. Et « ce ne sont pas les moins bien placées au classement », admire Nathalie Loiseau.

nathalie-loiseau_Vincent-Ferrané

Nathalie Loiseau © Vincent Ferrané

Après le concours d’entrée, un nouvel obstacle se dresse devant les femmes : le soupçon d’avoir bénéficié de la discrimination positive. Dans la haute fonction publique, occupée à 88 % par des hommes, l’inégalité des salaires règne autant qu’ailleurs. Mais cette prétendue préférence aux femmes est devenue un gimmick : « Si je veux une promotion, je n’ai plus qu’à me faire opérer », grinçait récemment le directeur de service d’une grande administration. Dans la promotion Churchill, moins de 30 ans d’âge en moyenne, pas de réflexion de ce genre. « Quand on a vu qu’on détenait le record de la parité, on a tous éprouvé la fierté d’être des précurseurs », raconte Nicolas Dufaud, 25 ans.

Un choix viril

Pourquoi Churchill, détesté par les suffragettes britanniques pour sa misogynie, est-il sorti de ces cerveaux féministes ? Le nom du parrain a été trouvé lors d’un « week-end d’intégration » dans un village des Vosges, début 2014, Winston Churchill a d’abord été en compétition avec l’éternelle Olympe de Gouges, toujours nominée, jamais récompensée. Simone de Beauvoir s’est fait huer par le premier et le deuxième sexe, Rosa Parks et Joséphine Baker n’ont pas tenu la corde… Finalement, Winston Churchill a gagné d’une courte tête sur Clemenceau. Rien d’étonnant à ce choix viril. Depuis 1945, quatre promotions seulement ont choisi des marraines plutôt que des parrains : Simone Weil (1974 et 2006), Louise Michel (1984) et Marie Curie (2012). Explication d’Olivier Saby, sorti en 2011 et auteur de « Promotion Ubu roi » (éd. Flammarion), un essai acide sur l’Ena : « Les élèves sont conformistes jusque dans le choix des noms de promo : ils tapent dans les noms célèbres et il n’y a pas beaucoup de femmes. »

Aujourd’hui encore, les femmes ont en effet davantage tendance à épouser de grands hommes que de grandes carrières. En témoigne un rapport du Centre d’études de l’emploi de 2014, intitulé « J’ai une femme exceptionnelle ». Où il ressort que, dans la haute fonction publique (26,5 % de femmes), la plupart des cadres les mieux placés ont des conjointes « au service de la carrière de leur époux ». Souvent, Nathalie Loiseau, 51 ans, s’entend demander comment elle a pu mettre au monde et élever ses quatre garçons tout en faisant carrière dans la diplomatie et à l’Ena. Ou encore, depuis combien d’années a-t-elle cessé d’entendre des remarques sexistes ? Sa réponse est invariable : « Vous voulez dire, combien d’heures ? »

* « Choisissez-tout », éd. JC Lattès.

Qui sont les Churchill girls ?

La promotion de l'Ena 2014-2015, baptisée Churchill, est réputée pour avoir frôlé la parité. Et, en décembre, sept femmes, dont une major, sont sorties dans la « botte » (les douze premiers du classement).

La battante, Mathilde Ravanel , 33 ans

Fille d’une enseignante et d’un viticulteur, la major de sa promotion avait déjà un long CV (école de commerce, DEA, doctorat à Washington, début de carrière d’économiste) avant d’entrer à l’Ena. Des années passées à la Banque de France, dans un milieu très masculin, ne l’ont pas impressionnée : « Ce que ressentent un juge ou un enseignant [professions très féminisées, ndlr] doit être pareil. » Mère d’un petit garçon de 5 ans, mariée à un énarque, elle sait que sa carrière sera chronophage mais assure que « rien ne résiste à une bonne organisation ». L’an dernier, en stage à la préfecture de l’Essonne, elle a passé la nuit de la Saint-Sylvestre dans la cité de la Grande-Borne, avec une compagnie de CRS. Elle s’est fait un peu « chambrer » à l’arrivée mais ne s’est pas formalisée et s’est intégrée : « Dans ces circonstances, mieux vaut ne pas jouer la princesse au petit pois… ».

La décontractée, Eve Robert, 27 ans

decontractee_Vincent Ferrané

Eve Robert © Vincent Ferrané

Quelques années passées comme urbaniste dans le privé, après avoir décroché son diplôme de Sciences-Po, lui ont donné envie de passer le concours de l’Ena, pour entrer à l’Inspection générale des affaires sociales. Féministe convaincue, elle s’est amusée de voir certains stagiaires masculins de l’Ena « se sentir dévalorisés par le battage médiatique fait autour de la promo ». En stage, on lui a parfois dit avec envie : « Cela sera plus facile pour vous, car les femmes sont privilégiées, il y a des quotas. » Elle dit n’avoir jamais subi de discrimination, à l’exception d’un maire qui lui a lancé : « Merci mon petit chat » en plein conseil municipal… « Sur le moment, je n’ai pas su quoi répondre », regrette-t-elle. Des femmes présentes lui ont ensuite manifesté leur solidarité, en privé. « Dans l’avenir, je vais essayer de garder ma porte ouverte pour celles qui arriveront après moi. Toutes les femmes de pouvoir ne le font pas. »

La tranquille, Juliette Oury, 26 ans

tranquille_Vincent-Ferrané

Juliette Oury © Vincent Ferrané

Dans sa famille, fille ou garçon, on devient ingénieur, haut fonctionnaire ou normalien. Pas de problème de « dévalorisation de soi », comme elle a souvent constaté chez ses camarades. Juliette, qui a joué dans l’équipe de foot de l’Ena, a fait math spé et l’Ecole nationale des ponts et chaussées avant de se découvrir une vocation pour le service public et « l’intérêt collectif ». Elle a passé le concours de Sciences-Po avant celui de l’Ena. En stage, elle s’est confrontée à la réalité du terrain : « Combien de fois ai-je entendu des propos paternalistes, du style : “Vous pourriez être ma fille”. Cela m’étonnerait qu’un stagiaire de l’Ena s’entende dire par une femme, dans une préfecture ou un tribunal, qu’il pourrait être son fils. » Dans les services où elle est passée, on lui a conseillé d’adopter un uniforme passe-partout : « Un jour, j’avais fait un bun un peu haut. Une chef de service m’a recommandé de faire un chignon plus bas. » Les femmes sont parfois les meilleures gardiennes du temple sexiste.

L’optimiste, Anastasia Iline, 34 ans

optimiste_Vincent-Ferrané

Anastasia Iline © Vincent Ferrané

Après sept ans d’études et sept années passées à diriger des services d’archives comme conservateur du Patrimoine, cette Marseillaise a réussi le concours de l’Ena. « Beaucoup de gens en sont capables, il suffit d’avoir de l’endurance », assure-t-elle. S’il y a moins de filles que de garçons qui osent se présenter, c’est, dit-elle, beaucoup par autocensure. L’éducation des petites filles les conditionne : « À l’école primaire, on me félicitait et on m’encourageait pour ma sagesse, alors qu’on valorisait l’audace et la rébellion des garçons. » À l’Ena, Anastasia a constaté que le regard extérieur n’avait guère changé depuis ses années d’école : « Lors d’une rencontre avec des journalistes, ceux-ci n’ont interviewé que les garçons. Comme si l’image d’un énarque ne pouvait être que masculine. » Fière d’appartenir à la promotion Churchill, saluée par la presse comme la « promotion parité », elle ne souhaite pas non plus que celle-ci soit cataloguée « féministe » et attend avec optimisme la fin des discriminations : « Cela va s’arranger », dit-elle, persuadée que le problème est « générationnel ».