LES PLUS LUS
Publicité
Publicité

Le surdoué - Joann Sfar

Sous le regard d’un de ses chats,  il dessine sur sa tablette, le 14 janvier. Dans son appartement parisien, parmi ses toiles.
Sous le regard d’un de ses chats, il dessine sur sa tablette, le 14 janvier. Dans son appartement parisien, parmi ses toiles. © Baptiste Giroudon
Virginie Le Guay , Mis à jour le

Le dessinateur du « Chat du Rabbin » est aussi peintre, caricaturiste, écrivain et réalisateur de films. Il rejoint Paris Match.

Sa voix est légère, enjouée ; le regard, noir et sombre. Lorsqu’il ouvre la porte de son nouveau chez-lui, un appartement-atelier sur deux niveaux dans une rue tranquille du quartier des Batignolles, à Paris, Joann Sfar est affable, détendu. Aucune question ne le déroute. L’homme aux 150 bandes dessinées et presque autant de succès publics est aussi un homme de mots (maîtrise de philosophie oblige). Il sait répondre par une pirouette, noyer les détails trop intimes dans une digression, stopper une confidence par un rire malicieux. Les interviews, il connaît, il a donné. Beaucoup de journalistes français et étrangers se sont succédé devant lui, ces quinze dernières années, pour faire le portrait de l’auteur talentueux, prolifique, hyperactif et maintes fois récompensé (deux César) qu’il est devenu. 

Publicité

"Je fais dire à mes personnages crayonnés ce que je ne raconterais à aucun humain"

« Je dessine depuis que je suis tout petit, raconte-t-il. C’est la chose que je sais faire le mieux. C’est ma voix intime, ma langue secrète. Je fais dire à mes personnages crayonnés ce que je ne raconterais à aucun humain. » Chez Sfar, les poissons, les vampires, les sardines, les chats et les sorcières sont joyeux mais aussi tristes, mélancoliques et dépressifs. Et il faut tendre l’oreille pour comprendre que, derrière le récit presque détaché qu’il fait de sa vie, se cachent bien des chagrins et des arrachements. Né il y a quarante-quatre ans à Nice, d’un père juif séfarade venu d’Algérie, André Sfar, et d’une mère juive ashkénaze, Liliane Hoftel, dite Lilou, originaire d’Ukraine, Joann est un petit garçon vif, curieux, adulé par ses parents. Son environnement est cosmopolite, haut en couleur, bruissant de conversations follement animées : « Ma famille paternelle était religieuse, traditionaliste. Ma famille maternelle, laïque, anticonformiste. Personne n’était d’accord, les engueulades fréquentes, mais tout le monde s’aimait et se le disait. » 

La suite après cette publicité

André porte beau. Grand sportif, pianiste, il exerce la profession d’avocat, se frotte brièvement à la politique en devenant adjoint de Jacques Médecin mais démissionne quand ce dernier reçoit Jean-Marie Le Pen à la mairie de Nice. Lilou est une ex-Mademoiselle Age Tendre qui s’est laissé photographier aux côtés de Claude François , avant de devenir chanteuse pop et d’enregistrer deux disques chez Barclay. Mais André et Lilou n’ont pas le temps d’être heureux. Alors que le petit Joann n’a pas encore 4 ans, Lilou meurt dans son sommeil. Sans raison apparente. Elle a 26 ans. Assommés de douleur, ni son père ni ses grands-parents ne savent comment dire la vérité au petit garçon, à qui l’on fait croire que sa maman est « en voyage ». Deux années passent, pendant lesquelles Joann ne pleure pas sa mère disparue puisqu’elle « va » revenir. Mais c’est alors qu’il se met à dessiner, avant même de savoir écrire. « Il fallait combler l’absence, attendre son retour. » Il ne s’arrêtera plus jamais. « C’est chez moi un besoin obsessionnel, compulsif », reconnaît-il. Un jour, il a eu cette phrase : « Un dessin, c’est comme une prière. »

La suite après cette publicité

"Quand ma mère s'est éteinte, le monde s'est éteint avec elle"

Sfar n’est pas de ceux qui s’apitoient sur leur sort. Au verre à moitié vide, il préfère le verre à moitié plein. S’il dit « quand ma mère s’est éteinte, le monde s’est éteint avec elle », il dit aussi qu’il a eu « de la chance ». « Etre orphelin, cela rend sensible au sort commun. » Il reconnaît volontiers que « oui », il a « une case en moins », « un trou dans le ventre ». Mais « non », il n’est ni malheureux ni dans le deuil : « J’ai survécu. Tu peux décider que tout est grave ou que rien n’est grave. »

Très vite, la vie entraîne Joann. A Paris d’abord, où il arrive en 1992 pour faire les Beaux-Arts. A peine un mois plus tard, dans les allées de la librairie La Hune, il croise Jean-Jacques Sempé, son modèle absolu, son maître. Il n’ose lui adresser la parole, mais voit dans cette rencontre muette le signe que son destin commence. Aux Beaux-Arts, il intègre le département de morphologie de Jean-François Debord et un atelier de dessinateurs qui prendra plusieurs noms au fil des années. Ses grands copains sont Mathieu Sapin (« Le château »), Christophe Blain (« Quai d’Orsay »), Riad Sattouf (« L’Arabe du futur »). Ils le sont toujours. Sfar publie « Les aventures d’Ossour Hyrsidoux », « Les Potamoks », « Troll », « Merlin », « Professeur Bell », « Petit Vampire ». Son inspiration est inépuisable, le succès grandit à chaque nouvelle parution. La série « Le chat du rabbin » (dont le sixième tome est paru l’été dernier) atteindra des records de vente, 1,5 million d’exemplaires, et il en tirera lui-même un film en 2011. « Tout a changé quand la bande dessinée a commencé à s’intéresser au monde. Le monde s’est alors intéressé à elle. »

La suite après cette publicité
La suite après cette publicité

Chez Sfar, les émotions sont créatrices ; la douleur féconde

Entre-temps, Joann Sfar se marie avec Sandrina, venue de Lituanie, son amour de toujours. « On s’est rencontrés à l’école, quand on avait 13 ans, et embrassés quand on en a eu 16. On a vécu en Ecosse, en Thaïlande, au Japon, on a beaucoup travaillé ensemble. [La maman du Petit Vampire, c’est elle !] Je pouvais deviner ses pensées, terminer ses phrases ; elle, les miennes. » Deux enfants sont nés de cet amour fusionnel : une fille, 15 ans, et un garçon, 11 ans. « J’aime cette idée compliquée que les parents puissent ne pas venir du même endroit. » En 2014, pourtant, Joann et Sandrina se séparent, trente ans après leur première rencontre. Sans amertume ni fâcherie. « Ça s’est fait comme ça. On peut avoir plusieurs vies dans une vie. » Sandrina, restée sa « meilleure amie », habite à 800 mètres de chez Joann. Les enfants vont de l’un à l’autre au gré de leur emploi du temps. Elle a participé de près à la décoration de l’appartement des Batignolles. Joann est de nouveau tombé amoureux, mais cela n’a pas duré. De ce chagrin « superficiel mais qui m’a fait du bien », dit-il drôlement, naîtra « Je t’aime ma chatte », le deuxième volume de ses carnets. Au dos du recueil, il a écrit : « L’amour, ça se décide, non ? On a tellement envie d’oublier nos chagrins ! Comment ça fonctionne, tout ça ? Je ne connais pas les codes. » Chez Sfar, les émotions – toujours à fleur de peau – sont créatrices ; la douleur, féconde : le sentiment d’être étranger à sa propre vie, la nostalgie, le temps qui passe, l’amour qui s’enfuit… Tout se transforme : « Il suffit de décider une fois pour toutes que la vie ne vous abîmera pas. »

"J'essaie de garder ma candeur dans un monde angoissant"

A 44 ans, Joann, qui a perdu son père l’année dernière, est de nouveau célibataire et « heureux » de l’être. « Je m’amuse, je bois du champagne la nuit, je dessine dans les bars et je parle avec mes amis. » Dévasté par les attentats de janvier puis de novembre 2015, Sfar sort d’une année éprouvante, difficile, presque neurasthénique. Comment préserver son optimisme ? « J’essaie de garder ma candeur dans un monde angoissant. » Chaque jour, sur Instagram, il poste un dessin. La récente agression antisémite survenue à Marseille l’a bouleversé. Ce bosseur acharné qui peut alterner des « journées de moine » – seul devant sa table, avec pour seule compagnie ses deux chats orientaux, Billy et Arou, et la « grosse et méchante » Violette, une british shorthair –, et des soirées plus festives dont il se remet en faisant du sport dès le lendemain, se fiche des critiques et des querelleurs. Certains lui reprochent d’être un « touche-à-tout, un dilettante qui ne termine pas toujours ce qu’il a commencé ».

Peu lui chaut. Il s’est essayé au dessin, à la peinture, au scénario, à la réalisation de films, à la radio, à l’autobiographie, et compte bien continuer. « Chaque fois qu’on me propose quelque chose, j’y vais. Je suis ouvert à tout ce qui arrive, et tant pis si cela brouille mon image. Quelle image, d’ailleurs ? » conclut-il, encore indigné de ce qui s’est passé il y a quelques jours au Festival d’Angoulême, où aucune dessinatrice ne figurait parmi les nominés au grand prix. En signe de solidarité, avec Sattouf, ils ont demandé à être retirés de cette liste, donnant ainsi un coup de projecteur à l’affaire. Fataliste, Sfar sait que rien n’est réglé et que ce genre d’incidents se reproduira. Mais à chaque jour suffit sa peine. Aujourd’hui, Joann Sfar est « simplement » satisfait de « dessiner et raconter des histoires ». 

Contenus sponsorisés

Publicité