Gilles Kepel: les attentats de Paris étaient "une erreur politique stratégique de Daesh"

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Par A. L. avec B. Henne

Interrogé par la RTBF, le politologue français Gilles Kepel, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain, fait un parallèle entre le djihadisme français et son homologue belge: les deux ont été "impactés par la troisième génération djihadiste. L'ingénieur syrien Abou Moussab al-Souri a mis en ligne, en janvier 2005, 1600 pages intitulées 'Appel à la résistance islamique mondiale'. Il y explique que ce sont les sociétés européennes qui sont désormais le terrain privilégié du djihadisme radical, que Ben Laden s'est trompé, que l'attaque du 11 septembre était très bien sur le plan médiatique mais que l'Amérique était trop loin du champ de bataille et qu'il n'y a pas eu de mobilisation derrière. L'économie politique du djihadisme, c'est à la fois de faire peur à l'adversaire, mais il faut aussi mobiliser des soutiens et des partisans".

"Entre le verlan et un arabe rêvé"

La plupart des extrémistes musulmans qui vivent en France et en Belgique sont originaire d'Afrique du Nord, où la langue française "a un statut particulièrement irritant dans la logique de l'islamisme. Contrairement à l'anglais qui apparaît comme une langue neutre, le français est perçu par les islamistes comme la langue qui est porteuse des Lumières, de Voltaire: tout ce qu'ils détestent. Pour les djihadistes qui sont ici, et dont beaucoup ne parlent plus ni l'arabe ni le berbère, le fait d'être francophone et djihadiste les conduits à une sorte de haine de soi et de leur langue", poursuit Gilles Kepel. Il prend l'exemple du communiqué bilingue revendiquant les attaques du 13 novembre: "Le texte est dans un français complètement fautif, très maladroit, mais farci d'expressions arabes traduites. Cela fait une langue tout à fait bizarre entre le verlan et un arabe rêvé. Le texte arabe est grammaticalement parfait, mais il totalement imbitable (incompréhensible, ndlr) pour quelqu'un qui ne connaît pas la France. Il fait référence au Bataclan, au 10ème arrondissement: qu'est-ce que des locuteurs arabes y comprendraient?"

"L’État islamique n'est pas un système pyramidal, léniniste, avec des ordres qui sont donnés comme à l'époque de Ben Laden. L’État islamique donne une feuille de route, et c'est Abaaoud et les autres qui ont mis en œuvre cette opération, avec des moyens intellectuels relativement limités", précise-t-il.

Clivage entre les "Je suis Charlie" et les "Je suis Coulibaly"

Gilles Kepel avance "l'hypothèse que le 13 novembre, du point de vue de l’État islamique, est une erreur politique. A mon avis les terroristes sont allés trop loin. En janvier 2015 (lors de la tuerie de Charlie Hebdo, ndlr) ils ont suivi les instructions d'Abou Moussab al-Souri et ont ciblé des intellectuels 'islamophobes' (les caricaturistes, ndlr), des musulmans 'apostats' qui ont l'uniforme français (le policier abattu en rue, ndlr) et des 'juifs' (les clients de l'Hyper Cacher, ndlr). Du coup, cela clive la société entre les 'Je suis Charlie' et les 'Je suis Coulibaly'. Le 13 novembre, selon le communiqué de revendication, ils ciblent 'Paris, capitale de la dépravation', soit tout le monde y compris des jeunes musulmans. Finalement, au lieu de ramasser des sympathisants potentiels, ils vont aliéner la totalité de la société française qui n'a jamais été aussi unie, toutes composantes confondues, qu'après le 13 novembre, contre l’État islamique".

Gilles Kepel a publié "Terreur dans l’Hexagone, genèse du jihad français" (Ed. Gallimard)

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