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La vie volée d’un demandeur d’asile érythréen

Le paragraphe qui décrivait l’enfer vécu par Souleymane a disparu à la traduction. Des agents politiques se glissent parfois parmi les traducteurs proposés aux migrants et altèrent leur histoire.

Par  et

Publié le 19 janvier 2016 à 13h54, modifié le 22 janvier 2016 à 10h42

Temps de Lecture 8 min.

Un paragraphe entier du récit de vie de Souleymane a disparu à la traduction.

Au milieu de l’insouciance tapageuse d’un café parisien, Souleymane* soupire : « J’aimerais comprendre pourquoi tout ceci m’arrive. Je suis celui qui a souffert et on ne respecte pas mon histoire. » Le demandeur d’asile érythréen a le regard inquiet, le geste nerveux. Comme plus d’un millier de ses compatriotes en 2015, il a soumis son « récit de vie » à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Ce faisant, il débute une démarche qui le mènera peut-être, dans quelques mois, à l’obtention du statut de réfugié politique.

Pour coucher sur le papier l’histoire de sa vie cabossée, il a dû se faire aider d’un traducteur en langue nationale érythréenne, le tigrigna. Souleymane s’est adressé à une association d’aide aux migrants, située en banlieue parisienne, qui recourt à des sociétés de traduction assermentées. Mais, quelques jours plus tard, une fois le document entre les mains, Souleymane reste sans voix : un paragraphe entier de son récit a disparu dans la version française. Un pan de sa vie oblitéré. Des détails primordiaux ont aussi été édulcorés ou supprimés. L’auteur de cette traduction, contacté par Le Monde, n’a pas souhaité s’exprimer.

« Je veux comprendre qui a fait ça »

Dans ce café, Souleymane sort de sa veste les différentes versions de son récit de vie. Sur celle rédigée en tigrigna, il pointe du doigt un chiffre, le 4, écrit en caractère romain. Quatre, comme le nombre de détenus qui se sont enfuis de la prison dont il était l’un des gardiens. Cette évasion a servi de prétexte aux autorités pour accabler un geôlier qui osait critiquer les méthodes carcérales de sa hiérarchie. Souleymane, lui, passera, deux ans derrière les barreaux.

Dans le récit en français, il n’est plus question de ces événements. Le gardien Souleymane se serait simplement retrouvé en prison pour désertion. Alors qu’il mentionne qu’il n’a pas le droit de parler et de porter assistance à des prisonniers mourants, « sa » traduction ne relate que l’interdiction de s’adresser aux détenus. « Et ils n’ont pas traduit que je devais tirer sur les gens !, s’insurge Souleymane. J’ai beaucoup souffert, je ne comprends pas, ne cesse-t-il de répéter, les yeux au fond de sa tasse de café. Je veux comprendre qui a fait ça, et pourquoi. »

A Paris, un campement improvisé de réfugiés provenant d'Erythrée, du Soudan, du Maroc ou de Tunisie.

Souleymane pense évidemment aux bruits qui circulent parmi la communauté érythréenne. Des « moustiques », ces espions du gouvernement érythréen, séviraient autant sous la grisaille parisienne que sous le chaud soleil d’Asmara. Pis, il se murmure dans les centres d’hébergement franciliens que, parmi les traducteurs et interprètes tigrigna en France, se dissimulent des amis de l’ambassade d’Erythrée.

« Nous sommes divisés en deux camps, ceux qui haïssent la dictature et ceux qui la défendent, résume un demandeur d’asile venu de Keren, la seconde ville du pays. Dans mon centre d’accueil, par exemple, des partisans du régime se vantent ouvertement de connaître des traducteurs liés à l’ambassade. » Le régime d’Issayas Aferwerki missionnerait des ressortissants pour entraver la course vers l’asile des déserteurs de la dictature.

Petits oublis

Le cas n’est pas isolé en Europe. Aux Pays-Bas, trois interprètes travaillant pour la société de traduction TVcN, sous contrat avec le gouvernement, ont été licenciés en août 2015 pour leur appartenance au Front populaire pour la démocratie et la justice, le parti unique qui gouverne le pays. Une entrave majeure à la neutralité politique de leur travail. En Allemagne, l’opposition politique s’est fait entendre dans la presse, dénonçant les travers des traducteurs dans les démarches d’asile.

En France, le phénomène « restera forcément mineur comparé aux autres pays européens », analyse le directeur d’une entreprise d’interprétariat, faisant écho au faible nombre de dossiers érythréens traités par l’OFPRA en 2013, à peine trois cents. Mais, avec l’explosion du nombre de demandeurs d’asile érythréens, qui a triplé en deux ans, les rumeurs concernant les « moustiques » vont grandissantes.

Au cabinet d’interprétariat Rick, prestataire de l’OFPRA pour les langues de la Corne de l’Afrique jusqu’au 1er janvier, on évoque des erreurs ponctuelles. « Tout le monde peut avoir un petit coup de mou, il y a parfois des petits oublis », évoque le directeur, Nicolas Rick, assurant pour sa part vérifier « à chaque fois » les dates et les chiffres, ce qu’il appelle les « marqueurs » du récit.

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« Mais ce n’est jamais intentionnel, affirme-t-on chez ISM, son concurrent qui vient de récupérer le marché “Corne de l’Afrique” au cabinet Rick. Cela peut arriver que le traducteur reçoive un appel téléphonique et que, en revenant à sa traduction, il passe au paragraphe d’après, sans faire attention. » Des erreurs d’inattention, des mots remplacés par d’autres : autant de points qui peuvent décrédibiliser le demandeur face aux officiers de protection chargés de faire passer les entretiens à l’OFPRA.

« Il y a une liste d’une soixantaine d’interprètes érythréens en France et, parmi eux, cinquante que nous ne ferons jamais travailler, assure sous couvert d’anonymat un responsable d’un des deux cabinets d’interprétariat œuvrant pour l’OFPRA. Et ce, autant par manque de compétences que pour leur mauvaise réputation. »

Lui aussi a eu vent de ces rumeurs, de ces « gens qui aident le gouvernement ». Il se souvient encore de cette étrange visite, il y a quelques années. « Un inconnu est venu pour me dire : “Attention, ce traducteur-là dit des choses sympathiques pour le gouvernement érythréen”. » Et, après un silence soutenu, d’ajouter : « Mais tant qu’on ne me prouve pas que c’est un pourri, je ne peux rien faire. »

« Il n’y a pas de dictature en Erythrée »

La présence supposée de « taupes » parmi les traducteurs expliquerait-elle le taux de rejet important des demandes érythréennes à l’OFPRA ? En 2014, 85,2 % des demandes d’asile érythréennes ont en effet été refusées. Pour les responsables de l’OFPRA comme pour les traducteurs, d’autres facteurs sont à prendre en compte, comme le fait que nombre d’Ethiopiens se font passer pour Erythréens devant les autorités françaises, mieux disposées à l’égard des victimes du régime d’Asmara. Des usurpations de nationalité qui se comptent par centaines et qui, souvent débusquées, pourraient expliquer que seulement 69 Erythréens aient reçu l’asile politique en France en 2014 parmi les quelque 600 demandes.

« C’est normal que certains rejettent la faute sur leur traducteur, abonde un interprète croisé à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), le tribunal administratif chargé des recours des demandes d’asile rejetées par l’OFPRA. Et il y a beaucoup de menteurs aussi. » Sans compter la paranoïa. « Quand on vient d’un pays comme l’Erythrée, on a d’emblée une méfiance naturelle vis-à-vis de toute administration », estime un officier de protection chargé de faire passer les entretiens des demandeurs érythréens.

Mais que dire alors de cette traductrice, réputée très sympathique, qui a cessé il y a quelques années d’officier à l’OFPRA pour prendre un emploi à l’ambassade d’Erythrée en France ? Contactée par Le Monde, elle n’a pas souhaité répondre à nos questions. Et de ces traducteurs que plusieurs jurent avoir vu, le 24 mai 2015, à la fête de l’indépendance organisée par l’ambassade d’Erythrée à Paris ?

« C’est impossible d’avoir des preuves, soupire un interprète, ancien réfugié, qui ne cache pas ses certitudes quant à la collusion de certains confrères. Mais ici, je sais qu’il y en a au moins cinq. Ils veulent protéger l’Etat, continue-t-il. Ils ne veulent pas laisser dire que c’est une dictature. »

Ne pas écorner l’image du régime, c’est l’une des missions de l’ambassadrice d’Erythrée en France, Hanna Simon. « D’où qu’il vienne, un migrant peut mentir pour que son dossier avance, estime la diplomate en poste à Paris depuis deux ans, en récusant le caractère politique des demandes d’asile érythréennes. Tous les migrants de notre pays sont économiques : avec la globalisation, c’est normal que les gens qui vivent dans des endroits pauvres préfèrent aller dans des endroits riches, en Europe. » L’argument économique est brandi, le facteur politique obstinément écarté. « Il n’y a pas de répression en Erythrée, il n’y a pas de dictature », martèle l’ambassadrice du régime d’Asmara, qui balaie d’un revers de la main les rumeurs de connivence des traducteurs : « N’importe quel Erythréen a le droit d’aller traduire et d’être proche de l’ambassade. »

Une petite bouteille d’eau pour seul bagage

Certains de ses compatriotes sont pourtant loin d’être du même avis. « Ils veulent aussi collecter des données sur nous, souffle un demandeur d’asile érythréen, arrivé depuis six mois à Paris. Ils veulent savoir qui nous sommes, et faire du mal à nos familles restées au pays. »

En France, la nouvelle loi du droit d’asile protège désormais les demandeurs des erreurs d’interprétariat. Depuis le 29 juillet 2015, l’entretien à l’OFPRA est systématiquement enregistré. Le but ? « Appuyer une contestation […] portant sur une erreur de traduction ou un contresens, identifié de façon précise dans la transcription de l’entretien et de nature à exercer une influence déterminante sur l’appréciation du besoin de protection », dit la loi. Mais, dans les couloirs de la CNDA, un avocat s’avoue pessimiste : « Si on ne parle pas la langue du demandeur d’asile, même avec un enregistrement, on a aucun moyen de vérifier ce que les traducteurs disent. »

Souleymane espère ne pas avoir à se retrouver en cour d’appel. A l’heure où nous le rencontrons, il a choisi de faire confiance aux institutions françaises. « Je n’ai pas à avoir peur en France, dit-il en esquissant un sourire. Je suis en démocratie maintenant, non ? » Une bénévole parlant tigrigna l’a aidé, dans son centre d’accueil, à retraduire correctement son récit. Il l’a soumis en remplacement du texte incomplet, et sera prochainement convoqué dans le Val-de-Marne, au siège de l’OFPRA.

En attendant ce jour, Souleymane pense à l’Erythrée, et raconte tant bien que mal son histoire. Il raconte son départ, quand il a traversé de nuit et à pied la frontière érythréenne vers Khartoum, au Soudan, avec pour seul bagage une petite bouteille d’eau. Il décrit le visage de sa mère, à qui il n’a pas pu dire adieu. Il raconte aussi sa traversée du désert libyen, dont il garde cette cicatrice ronde d’un centimètre, une balle reçue au-dessus du cœur. Et parle avec ferveur de sa femme, rencontrée lors de son séjour à Karthoum et restée au Soudan avec leur fille aujourd’hui âgée de 2 ans et demi. Il espère les faire venir en France et se dit heureux d’être enfin arrivé dans un pays qui voudra peut-être de lui.

*Le prénom a été modifié.

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