Derrière la devanture d’un restaurant en chantier, trois hommes manient la perceuse et le marteau dans la poussière de bois, les deux Vassilis, 34 et 23 ans, et Christos, 32 ans. Le petit restaurant La Truffe devrait ouvrir le mois prochain dans les locaux il y a peu délabrés d’un ancien café, situé à quelques pas du vieux centre de Patras en grimpant vers les ruines antiques. « Chacun de nous pourra peut-être gagner 40 € par jour », se hasarde Christos, diplômé en génie mécanique, au chômage depuis trois ans.

Vassilis, lui, est électricien et n’a plus guère que deux ou trois jours de travail dans le mois. Quant au jeune Vassilis, il a abandonné ses études « puisque il n’y a pas de travail au bout ». Tous trois ont accumulé leurs pécules et ceux de leurs parents – 25 000 € – et dépensé beaucoup d’huile de coude pour s’improviser restaurateurs.

Il est vrai qu’à la porte d’à côté, Giorgos, ancien étudiant en ingénierie mécanique, et sa sœur Johanna, vétérinaire, vivent une success story avec leur bar-restaurant d’esprit loft industriel : Makina emploie douze personnes et ne désemplit pas du matin au soir.

La ville portuaire et universitaire – 25 000 étudiants – donne ainsi l’illusion du tourbillon de la vie avec ses nuées de jeunes plus ou moins studieux et de sans-emploi qui prennent d’assaut les innombrables cafés.

Sept ans de récession

« Nous sommes des Orientaux, nous restons attablés à discuter », s’excuse Irini, la soixantaine. « Mais, prévient-elle, il ne faut pas s’y fier, la réalité est ailleurs. » La violente réalité de la crise, que n’a pu adoucir en un an le gouvernement de coalition dirigé par le leader du parti de gauche radicale Syriza, Alexis Tsipras.

S’il est déçu comme tant d’autres par Syriza, le géographe Vaggelis Politis reconnaît que « le gouvernement résiste pour protéger les plus faibles et tente de lutter contre la fraude fiscale ». Il évoque aussi la loi sur la crise humanitaire, l’accès aux hôpitaux pour ceux qui n’ont plus de couverture sociale ou la réforme des retraites, qui fait l’objet de débats houleux.

Malgré les efforts, 2015 est restée dans le rouge. « La désillusion est immense. Après sept ans de récession et un PIB qui s’est contracté de 26 %, le stock d’espoir s’est épuisé », fait valoir l’économiste Kostas Tsekouras. Selon l’avocat Christos Liaromatis qui défend des centaines de dossiers de surendettement, « il faut s’attendre à une pauvreté dramatique ».

« Les commerçants ont été les plus affectés, car ils sont hyperendettés, sans revenus et sans indemnités de chômage », affirme Giorgos Roros, bijoutier et président de l’association des commerçants de Patras. L’an dernier 1 200 commerces ont mis la clé sous la porte dans cette agglomération de 260 000 habitants.

« Être barman, chômeur, ou émigrer, voilà ce qui s’offre aux jeunes »

En s’écartant du centre, les vitrines barrées d’affiches élimées « Enoikiazetai » (« à louer ») suintent la désolation. Les vendeurs de voitures, les boutiques de chaussures ou de vêtements ont disparu : « 70 % des 750 commerces qui ont ouvert sont des cafés ou petits commerces de bouche, moins coûteux à créer », rapporte Giorgos Roros. « Les gens croient que c’est plus facile, mais les trois quarts finissent par fermer », comptabilise Ourania Birba à la municipalité.

« Être barman, chômeur, ou émigrer, voilà ce qui s’offre aux jeunes », résume Irini. Aux beaux jours, elle aussi fait appel à des serveurs hautement diplômés, payés 35 euros la journée, dans le restaurant qu’elle tient à bout de bras avec son mari, Theodoros, depuis que celui-ci, ingénieur civil, n’a plus de chantier à diriger. « Nous n’avions pas le choix, il fallait faire quelque chose jusqu’à ce que, dans cinq ans, mon mari touche sa retraite. » Irini laisse percer une pointe de révolte quand elle évoque le départ de son fils Vaggelis.

Le jeune avocat de 29 ans a fini par trouver un emploi à Chypre. « Toutes les familles ont un enfant à l’étranger. On revit l’après-guerre. Comment le pays pourra-t-il se relever avec tous ces jeunes qui partent ? », interroge-t-elle.

Ticket sans retour

Vassiliki et Maria, deux jeunes infirmières de 23 ans sans emploi, planifient pour la fin de l’année leur départ pour le Royaume-Uni. « Quand on maîtrisera bien l’anglais »,précise l’une. Et deux autres Maria, toutes deux en troisième année d’études de physique, se préparent aussi à l’inéluctabilité de leur départ, dans deux ans.

« Avec tous ces diplômés en partance, j’ai plein de travail, constate, amère, la professeur d’anglais Maria Maneta. C’est mon nouveau public. » Et de citer deux jeunes architectes partis au Qatar et à Abou Dhabi, une institutrice et une infirmière fraîchement installées au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, et de nouveaux inscrits pour des cours intensifs à compter de la semaine prochaine.

« Avant, les meilleurs étudiants partaient pour un troisième cycle et revenaient. Aujourd’hui c’est un ticket sans retour », s’inquiète le mathématicien Panagis Karazeris. Le taux de chômage est de 25 % en Grèce mais dépasse 50 % chez les jeunes. « Et même quand on travaille, on n’a pas de quoi vivre. »

À 30 ans, Menelaos gagne 400 € par mois, mais doit payer lui-même ses cotisations sociales, son employeur l’ayant contraint de se déclarer comme indépendant. Alors il vit chez ses parents. « Comme tous mes amis. Et ça va durer toute la vie, il n’y a pas d’avenir. »

« Génération exode »

Cela explique qu’ils soient tant à chercher un avenir ailleurs. Des estimations grossières évoquent une hémorragie de 100 000 à 200 000 diplômés et personnels qualifiés ces dernières années. La « génération exode », comme l’appelle le médecin Tasos Yiakoumis, auteur d’une étude qui fait état du départ à l’étranger de 6 000 jeunes sortis des facultés de médecine entre 2009 et 2013 et qui estime que sept jeunes scientifiques sur dix envisagent de quitter le pays.

« La Grèce a investi dans les jeunes et ce sont les autres pays qui ont le retour sur investissement. C’est tragique », déplore l’économiste Michael Demoussis qu’aucun indice n’incite à l’optimisme. « L’instabilité politique et économique et le niveau élevé de taxes font office de repoussoir pour l’investissement étranger. »

Pourtant, les immenses bâtiments fantôme au sortir de la ville rappellent que Patras fut au siècle dernier un centre industriel où de grandes enseignes avaient établi leurs quartiers. Et les voies ferrées en broussaille évoquent le temps lointain où la ville était la capitale commerciale du raisin de Corinthe.

« Patras est une ville idéale pour se développer, pas trop grande, pas loin d’Athènes, avec son centre universitaire, son parc scientifique, son personnel hyper-qualifié. Si seulement les pays du Nord voulaient voir autre chose que le soleil et les chambres à louer en Grèce », tempête Tassos Adamopoulos. Directeur d’un bureau d’études high-tech, il ne jette pas la pierre qu’aux autres. « Rien n’a été entrepris depuis cinq ans pour développer la culture industrielle et entrepreneuriale », s’insurge-t-il. Malgré tout, il se dit persuadé que Patras pourra renouer avec sa grandeur.