Des manifestants face aux forces de sécurité à Kasserine, dans l'ouest de la Tunisie, le 21 janvier 2016

Des manifestants face aux forces de sécurité à Kasserine, dans l'ouest de la Tunisie, le 21 janvier 2016

afp.com/MOHAMED KHALIL

Le 16 janvier, un jeune chômeur de la région défavorisée de Kasserine, Ridha Yahyaoui, mourait après s'être électrocuté en marge d'une manifestation pour l'emploi. Les tensions sous-jacentes depuis le soulèvement de fin 2010-début 2011 rejaillissent aussitôt, et le mouvement se propage, même s'il est aujourd'hui en partie retombé.

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Des postes de police sont incendiés et des "pillages" ont lieu dans une banlieue populaire de Tunis, à la suite desquels un couvre-feu nocturne est décrété dans tout le pays.

S'ils ont dit comprendre les protestations, les plus hauts responsables de l'Etat ont rapidement mis en garde contre leur récupération, notamment par des "brigands", des partis ou des jihadistes.

"Des mains malveillantes sont intervenues et ont enflammé la situation. Et nous informons ces gens qu'ils sont tous connus, fichés (...)", a lancé vendredi soir le chef de l'Etat, Béji Caïd Essebsi.

- "Parties occultes" -

Ces éléments de langage ont rapidement été repris voire amplifiés par des médias, publics comme privés.

Dimanche, Le Quotidien a titré sur "la Tunisie malade de sa classe politique", en illustrant sa Une avec les photos de trois opposants: l'ex-président Moncef Marzouki, lié à M. Essebsi par une profonde inimitié, le chef d'une coalition de gauche, Hamma Hammami, et Ridha Belhaj, porte-parole du parti islamiste radical Hizb ut Tahrir.

D'après le journal, "on ne peut s'empêcher de penser à un complot ourdi par des parties occultes". "La propagation rapide de ces troubles (...) confirme de manière évidente la thèse de la synchronisation et de l'instrumentalisation", juge-t-il.

Pour La Presse, un autre quotidien, si "au départ la cause était noble", "les faits sont clairs". "Désormais, tout est orchestré pour s'attaquer ouvertement aux institutions de l'Etat", avance-t-il.

Tout en se défendant de la moindre "censure ou autocensure", le journal Al-Chourouk estime également que "permettre à ceux qui appellent au chaos et à la destruction d'exploiter la liberté médiatique pour instiller leur poison (...) dans la société et entre la société et son Etat n'est plus acceptable".

- "Deux poids deux mesures" -

Bien que "les choses aient changé en cinq ans -- en 2010/2011 les médias étaient dans le déni et la propagande pure et dure pour le pouvoir" de Zine el Abidine Ben Ali -- cette couverture montre que "les médias ne se sont toujours pas débarrassés de leurs liens organiques avec le pouvoir", estime le journaliste indépendant Thameur Mekki.

A la télévision aussi, le "deux poids deux mesures est assez manifeste", explique-t-il. M. Mekki, qui tient une chronique hebdomadaire sur les médias sur le site Nawaat, évoque notamment un temps de parole disproportionné entre manifestants et politiques ainsi que la présentation des protestataires "comme un ensemble, un corps anonymisé".

"L'origine-même des contestations, à savoir le chômage, la précarité et la marginalisation, est (...) souvent occultée par un traitement +sécuritariste+", ajoute Thameur Mekki, selon qui "on axe les reportages sur (...) les émeutiers plutôt que sur les manifestants pacifiques, qui étaient majoritaires".

Pour l'universitaire Larbi Chouikha, cela pourrait en partie s'expliquer par un paysage médiatique encore en pleine transition, qui vit une "cohabitation dans la douleur de deux univers au sein des rédactions".

"L'un qui s'accroche à des pratiques de l'ancien temps - il est beaucoup plus facile de prendre la thèse officielle - et l'autre comptant des journalistes, souvent jeunes, qui ont envie que ça change mais n'en ont pas les moyens", dit-il.

Selon lui, la situation nécessite des réformes profondes, notamment dans le domaine de l'enseignement du journalisme, malmené sous Ben Ali.

Une instance de l'audiovisuel, la Haica, a été créée après la révolution, mais elle pâtit elle-même d'un manque de moyens et de soutien, ses décisions faisant systématiquement l'objet de critiques virulentes des médias. Un Conseil de la presse écrite chargé de la veille déontologique est à l'étude mais n'a pas encore vu le jour.

Or s'"il n'y a plus de balises, cela peut se retourner contre la liberté d'expression", avertit M. Chouikha.

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