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L’Inde n’a pas besoin de Rafale, mais d’eau propre et d’une agriculture écologique

En visite d’État à New Delhi, François Hollande a signé un protocole d’accord sur la vente de 36 avions de chasse Rafale. Mais l’Inde et ses 1,3 milliard d’habitants a des problèmes plus urgents à résoudre, agriculture, eau, énergie... et lutte contre la pauvreté.

Bénédicte Manier est journaliste. Elle parcourt l’Inde depuis plus de vingt ans. Elle vient de publier Made in India. Le laboratoire écologique de la planète (Premier Parallèle).

Bénédicte Manier

La vente prévue de 36 avions Rafale à l’Inde, signée par M. Hollande le 25 janvier, a beau être saluée en France comme une bonne nouvelle pour le commerce extérieur [1], elle masque une question évidente, pourtant peu évoquée : la priorité de l’Inde est-elle vraiment d’acquérir des avions de chasse ?

En réalité, cet achat révèle le développement ambigu d’un pays de 1,3 milliard d’habitants, qui s’est lancé dans une course à la modernité sans avoir encore répondu à quelques-uns de ses besoins fondamentaux. À commencer par l’ampleur de la pauvreté, que les innovations high-tech, les programmes spatiaux et le milliard de téléphones mobiles de cette économie émergente ne peuvent cacher.

L’essor économique a en effet bénéficié de manière disproportionnée à la classe moyenne et les écarts de revenus ont doublé en vingt ans. Quatrième pays au monde pour son nombre de millionnaires en dollars – elle en compte 236.000 –, l’Inde voit encore un tiers de sa population survivre avec moins d’un dollar par jour, un quart souffrir de malnutrition et la moitié rester privée de sanitaires. Aujourd’hui, un urbain sur six vit dans un bidonville, et des centaines de millions d’Indiens regardent passer le train de la prospérité sans y trouver leur place.

La moitié du pays est classée en stress hydrique élevé

Depuis trois décennies, l’environnement subit aussi de plein fouet l’impact du développement accéléré du pays. On n’y compte plus les écosystèmes saccagés par la construction de routes, de mines ou de barrages, tandis que les villes suffoquent sous la pollution. Les habitants de New Delhi respirent ainsi chaque jour six fois le niveau acceptable de particules fines.

L’Inde connaît également une pénurie d’eau très préoccupante. La moitié du pays est classé en stress hydrique élevé [2] et plusieurs études prévoient l’épuisement total des réserves du sous-sol d’ici 2025 ou 2030. L’eau est déjà rationnée dans les villes, tandis que dans les zones rurales, les femmes marchent de longues heures, une jarre sur la tête, pour tenter de trouver un liquide souvent impropre à la consommation, puisque 80 % des eaux de surface du pays sont contaminées par des rejets industriels ou domestiques.

Dans le district d’Alwar (Rajasthan), le recueil des pluies a rempli les nappes phréatiques et fait renaître des rivières asséchées.

Pourtant, dans ce domaine, les solutions existent. Elles ont même fait leurs preuves dans l’État le plus aride du pays, le Rajasthan. Près de Jaipur, un territoire rural désertique s’est transformé en oasis agricole où 700.000 habitants disposent d’eau pure à volonté, grâce à un réseau de bassins et de canaux qu’ils ont construits pour recueillir les pluies. Ce système a rapidement renfloué les réserves souterraines, fait réapparaître des rivières disparues et irrigué naturellement les sols. L’urgence, pour le gouvernement indien, serait donc de systématiser cette solution simple dans tout le pays, car l’érosion des sols et l’assèchement des nappes phréatiques ont déjà chassé des campagnes des millions de fermiers.

Une agriculture intensive incapable d’assurer un revenu décent au monde rural

Cette pénurie d’eau est largement imputable à une agriculture intensive basée sur l’irrigation et les engrais, et qui accapare 90 % de l’eau consommée dans le pays (alors que l’usage domestique d’un milliard d’habitants n’en prélève que 4 %). Un modèle qui montre aujourd’hui ses limites : après une première phase de hausse des récoltes dans les années 1960, l’épuisement des nappes phréatiques et des sols entraîne une stagnation des rendements. Si bien qu’en plus d’être désastreuse pour l’environnement, cette agriculture se révèle incapable d’assurer un revenu décent au monde rural : celui-ci concentre d’ailleurs les deux-tiers des Indiens qui vivent sous le seuil de pauvreté. Car l’achat de semences modernes et d’intrants chimiques a endetté 75 % des fermiers du pays et beaucoup se retrouvent ruinés à la moindre mauvaise récolte. Et en deux décennies, l’Inde rurale a vu 300.000 fermiers ruinés mettre fin à leur vie, tandis que la misère poussait 20 millions d’autres vers les villes.

Dans le district d’Alwar, au Rajasthan.

Pourtant, une autre agriculture existe, capable de nourrir largement des zones densément peuplées sans polluer. Dans le Telangana (centre du pays), des paysannes ont sauvé de la pauvreté plus de 200.000 personnes en passant à une polyculture biologique, fondée sur les semences locales. Leurs rendements élevés leur permettent aujourd’hui de vivre confortablement et d’exporter des surplus vers les villes. D’ailleurs, le nombre d’agriculteurs indiens qui se convertissent au bio pour mieux vivre augmente de 20 % chaque année [3]. Ce qui dévoile crûment une autre des urgences de l’Inde : convertir son agriculture à un modèle plus respectueux de l’environnement et capable de faire vivre décemment 600 millions de ruraux.

N’en déplaise à l’industrie française, l’Inde a donc d’autres impératifs que l’achat de Rafale.


-  Bénédicte Manier est l’auteure de Made in India. Le laboratoire écologique de la planète, Premier Parallèle, 160 p., 14 € en version papier, 5,99 € pour la version numérique.

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