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L'histoire de l'art est-elle raciste ?

“Pureté” des statues grecques, “génie” du gothique allemand... Selon Eric Michaud, historien de l'art, la façon de classifier les œuvres selon l'histoire et les peuples a favorisé une conception racialiste. Une aberration tenace.

Par Xavier de Jarcy

Publié le 01 février 2016 à 14h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h24

Pourquoi, dans la plupart des musées, les tableaux sont-ils répartis par pays ? Expriment-ils une identité nationale ? C'est ce qu'ont affirmé les premiers historiens de l'art au début du XIXe siècle. Pour eux, la peinture ou la sculpture naissaient d'une supposée « âme des peuples » plutôt que d'une création individuelle ou de courants culturels. Dans son livre Les Invasions barbares, l'historien de l'art Eric Michaud, directeur d'études à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), montre avec un œil neuf comment cette idée est apparue et, surtout, comment elle a aussitôt dérivé vers des théories racialistes, voire racistes, qui ont fait des dégâts considérables jusqu'à aujourd'hui. A l'heure où les nationalismes donnent à nouveau de la voix, son travail de relecture critique est plus nécessaire que jamais.

On considère qu'il existe deux grands fondateurs : Vasari au XVIe siècle, en Italie, et Johann Winckelmann au XVIIIe, dans l'actuelle Allemagne. Sauf que Vasari a seulement écrit des vies de peintres ou d'architectes, sur le modèle des Vies parallèles des hommes illustres, de Plutarque. Deux siècles après, Winckelmann élabore une histoire de l'art, mais seulement chez les Anciens. Il est le premier à tenter de cerner différents styles en fonction des peuples, et construit ainsi une sorte d'ethnologie comparée de l'Antiquité. En affirmant que la pureté de l'art classique répond à celle de la race grecque, il met en place l'idée d'un lien entre la pureté d'un style et celui de la race supposée le produire. Il ne se prive pas de faire du comparatisme avec l'art de ses contemporains, mais de façon plus discrète. Il n'existe donc pas encore d'histoire de l'art de la période qui va de l'Antiquité au XVIIIe siècle. Or Winckelmann va se trouver contesté, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, en raison de la mode croissante du gothique : ce dernier ne relevant pas de la pureté grecque, de quelle autre race pure relève-t-il ?

J'avais lu dans la littérature artistique un certain nombre d'allusions récurrentes à ces invasions, mais je n'avais pas encore mesuré l'ampleur de cette thèse. Au moment où les armées d'occupation de Napoléon se déploient sur le territoire d'une partie de l'actuelle Allemagne, des intellectuels allemands se rendent à Paris, attirés par la capitale de l'Empire napoléonien, pour lequel ils éprouvent en même temps une haine profonde. Tous admirent l'Antiquité, mais, dans cette ville où le modèle romain est écrasant, ils vont affirmer : c'est nous, les Allemands, qui sommes à l'origine de l'Europe. Intellectuellement, culturellement, mais d'abord racialement. Notre sang germanique irrigue le continent dès le Ve siècle et s'est répandu, par les invasions barbares, jusqu'à l'Espagne et l'Afrique du Nord. Même l'Italie, disent-ils, est germanisée dès le VIe siècle : regardez le royaume des Lombards. Donc, selon eux, l'Europe est allemande. Ils revendiquent surtout ce moment des invasions barbares comme le passage de l'Antiquité païenne à la modernité chrétienne, par la conversion des chefs germains au christianisme. Le baptême de Clovis en 498, par exemple.

Illustrations Elodie Lascar.

Illustrations Elodie Lascar.

 

Toute la littérature germanique du XIXe siècle le rappelle : le sang des Francs, qui sont des Germains, a permis l'éclosion, en France, de l'art gothique. Ce qui, bien sûr, est totalement absurde. Dans la conception biologique de l'histoire de l'art, le sang détermine sa forme d'expression. Ou, ­aujourd'hui, le gène, car hélas, chez certains, cette idée n'a pas disparu. Si Winckelmann est le premier à avoir ­exprimé cette vision biologique, son ­prédécesseur immédiat, le comte de Caylus (1692-1765), précurseur de l'archéologie, s'inscrit au contraire dans une conception sociale de l'histoire de l'art et des styles. Il s'émerveille d'observer le mélange des cultures dans certains objets. A l'opposé de cette transmission horizontale, qui opère par mimétisme, par contagion sociale ou par circulation des peuples ou des artistes, Winckelmann s'en tient à une filiation verticale, où le style devient une qualité héréditaire. Et cette affirmation va être reprise constamment. Il est étonnant de voir que peu d'historiens de l'art y ont résisté. En France, Henri Focillon (1881-1943) s'y est opposé, mais en continuant à utiliser le concept de race. Il explique que le style n'est pas une question de sang, mais de famille spirituelle, sauf que pour lui les familles spirituelles s'opposent exactement sur les mêmes critères que ceux utilisés par les penseurs de la race.

Il utilise de façon répétée le terme « barbare », mais dans un sens différent : il défend l'idée du primitif, de l'enfantin, du jaillissement spontané du génie. Baudelaire n'évoque pas du tout le moment symbolique de l'irruption des Barbares dans l'Empire romain.

Oui, mais la question est compliquée. Des historiens de l'art comme l'Allemand Wilhelm Worringer (1881-1965) ou le Britannique Herbert Read (1893-1968) ont pu revendiquer l'expressionnisme comme issu du même sang que celui qui a produit le gothique, le baroque, et tous les styles qui viennent contester le modèle classique : là, le processus de racialisation est total. Au début du XXe siècle, et encore dans les années 1930, Picasso peut être revendiqué par le galeriste Wilhelm Uhde comme appartenant à l'esprit gothique et à la famille germanique, parce que les invasions barbares ont amené les Wisigoths à occuper l'Espagne... L'anticlassicisme s'accompagne souvent de considérations raciales, et même racistes. Un peintre comme Jean Dubuffet, par exemple, n'est pas exempt de reproches sur ce terrain, et il est troublant d'observer la façon dont son racisme s'articule ­autour d'une exaltation des valeurs sauvages contre la culture classique européenne. J'étais un admirateur inconditionnel de Dubuffet. J'avais lu avidement son texte Asphyxiante Culture, paru en 1968. Or on y retrouve le même élan anticlassique que celui prévalant au début du XIXe siècle chez certains romantiques.

Dans l'Italie fasciste, l'art est pensé comme national. Les Italiens du XXe siècle, y compris les Lombards, ne se veulent plus héritiers des Barbares, mais des Romains. Le lien entre la ­romanité de l'Antiquité et celle du XXe siècle doit exprimer la continuité absolue des peuples, homogènes et toujours identiques à eux-mêmes. Les Allemands versent aussi dans le classicisme, mais le lien, cette fois, est plus compliqué ! Pour Hitler, les Aryens, partis du Caucase, auraient voyagé jusqu'au nord de l'Europe, avant de ­redescendre un peu partout. Certains seraient restés dans les forêts de Germanie, d'autres auraient continué... jusque vers la lumière de la Grèce. Son discours prolonge celui des historiens allemands du XIXe siècle, pour lesquels l'Allemagne est la Grèce moderne. Ce qui aujourd'hui sonne de manière particulièrement amusante et éclairante.

Illustrations Elodie Lascar.

Illustrations Elodie Lascar.

Herbert Read, antinazi mais aussi d'un antisémitisme total, reprenait encore avant sa mort les vieilles théories énoncées depuis Renan ou Wagner sur la nullité des juifs en matière d'art plastique. Ces derniers auraient justifié a posteriori leur incapacité artistique biologique en édictant dans le deuxième commandement l'interdit de la représentation. Or, depuis 1929, les fouilles archéologiques ont confirmé l'existence d'un art juif, cultuel et figuratif, qu'une majorité d'historiens de l'art refusera de reconnaître jusque dans les années 1970, et dont dérive le premier art chrétien.

Fin XVIIIe-début XIXe, les musées allemands, puis le Louvre, ont institué un accrochage chronologique et par école nationale, dont le principe n'a que très peu changé jusqu'à aujourd'hui. Ce qui a eu pour effet de produire une réception nationale et forcément raciale des œuvres. Alors que depuis l'ouverture des premiers musées, à la fin du XVIIIe siècle, celles-ci étaient plutôt regroupées par affinités visuelles et plastiques : il était par exemple possible de mêler les écoles flamande et italienne. Le nationalisme est devenu suspect à partir de la Seconde Guerre mondiale, mais il a fallu une soixantaine d'années avant que les choses ne commencent à évoluer, pour la période contemporaine, mais pas pour les époques précédentes. La Tate Modern de Londres est le premier musée à avoir commencé à associer des œuvres de différents pays sur des principes d'analogie formelle, par exemple.

Non, parce que le marché, qui a toujours besoin d'étiquettes identifiant la marchandise, s'est rendu compte que l'ethnicité pouvait devenir une source de plus-value. Cela a aussitôt incité certains artistes à exhiber leurs origines dans leurs oeuvres. Le marché fait donc revenir l'art et les artistes à la racialisation, qui a accompagné la naissance de l'histoire de l'art. Comme l'a montré Monia Abdallah, professeure à l'Université du Québec, à Montréal, on voit aussi naître un « art islamique contemporain », fabriqué autant à Londres par Sotheby's qu'à Amman par la princesse de Jordanie. Cette pure fiction présente un immense intérêt commercial, mais elle est dangereuse, car elle se réfère à une pseudo-unité religieuse, qui pourrait se confondre avec une unité territoriale, alors que les artistes en question sont répartis sur toute la surface de la Terre et que, la plupart du temps, ils ne se réclament pas de l'islam.

Eric Michaud
1948 Naissance à La Tronche
1992 La Fin du salut par l'image, éd. Jacqueline Chambon
1996 Un art de l'éternité. L'image et le temps du national-socialisme, éd. Gallimard
1998 Enseignant à l'EHESS
2005 Histoire de l'art : une discipline à ses frontières, éd. Hazan
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