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Inégalités : petites humiliations et grandes hontes de la France

Le rapport du défenseur des droits recense les manquements de l'Etat, les situations de «rupture d'égalité» et les dérives des forces de sécurité. Avec la crise des migrants et l'état d'urgence, 2015 a été une année sombre.
par Célian Macé
publié le 4 février 2016 à 7h08

Une fois par an, il fait la liste de toutes les entorses à la notion d’égalité en France. Le défenseur des droits, Jacques Toubon, publie ce jeudi son deuxième rapport d’activité. Du refus d’embarquement notifié à une personne handicapée par une compagnie aérienne à l’interdiction municipale de donner une sépulture pour une enfant rom de 2 mois, le tableau 2015 de ces grandes hontes et petites humiliations est forcément sombre. L’institution a traité 74 571 réclamations au cours de l’année écoulée, un chiffre en hausse de 8,3 %.

Les inégalités cachées

Jacques Toubon en a fait sa priorité pour 2016 (comme pour 2015) et une enquête nationale a été lancée en fin d'année dernière. Le but est de dénicher les cas de «ruptures du principe d'égalité devant le service public». Exemple avec le système scolaire : le défenseur des droits a été saisi par des parents d'élèves et le maire d'une commune de Seine Saint-Denis sur «les conditions dans lesquelles s'est effectuée la rentrée scolaire 2014, marquée par de nombreuses vacances de postes d'enseignants et le recours massif à des contractuels souvent peu ou pas expérimentés». Une forme de discrimination en raison du lieu de résidence des familles, dénoncée par l'institution. Grandir dans une ville pauvre ne devrait pas signifier recevoir une éducation au rabais.

Autre exemple de «rupture d'égalité» pointée du doigt par l'équipe de Toubon : le cas récurrent de refus d'inscription dans les cantines scolaires d'enfants dont les parents sont au chômage. Le défenseur des droits soutient une loi, actuellement dans les tiroirs de l'Assemblée, pour garantir le droit d'inscription de tous les enfants au service de restauration scolaire des écoles primaires.

Le rapport pointe un autre facteur d'inégalité, plus retors : la dématérialisation des services publics. En France, 6 millions de personnes seraient victimes de «précarité numérique». Or, certaines démarches ne sont désormais accessibles qu'en ligne. Les plus démunis, moins connectés et moins mobiles, sont donc pénalisés. Ce qui constitue là encore une «rupture d'égalité». Le défenseur des droits propose donc de mettre en place des «dispositifs de substitution répondant à ce besoin de proximité, offrant des médiations numériques adaptées aux publics, aux besoins et aux territoires. […] Ceux-ci pourraient être financés par le redéploiement des économies dégagées par la dématérialisation des services publics».

Les ratés de l’Etat

Le boulot du défenseur des droits est aussi de repérer les dysfonctionnements des mécanismes censés réparer ces situations d'inégalités. Là aussi, la liste est longue. Plus de la moitié des dossiers traités par l'institution concernent des plaintes sur les carences du service public. Et parmi eux, 45 % ont trait aux droits sociaux (retraite, prestations familiales, aide médicale, chômage, etc.) On apprend ainsi dans le rapport que «des milliers» de personnes attendent leur retraite pendant «plusieurs mois (et parfois plusieurs années) après leur cessation d'activité».

Mais le défenseur des droits s'inquiète aussi des «centaines de dossiers qui, bien que reconnus prioritaires au titre du droit au logement opposable (Dalo), n'ont reçu aucune proposition de logement social». Toubon rappelle que «la question de l'efficience du dispositif a été soulignée par la Cour européenne des droits de l'homme, qui a condamné la France, dans un arrêt du 9 avril 2015, pour privation du droit à un recours effectif dans une affaire où les décisions des juridictions internes, enjoignant l'Etat à reloger d'urgence la requérante, n'ont pas été exécutées plus de quatre années après.»

Autre faille de l'action de l'Etat, régulièrement dénoncée : l'hébergement d'urgence. Ce n'est un secret pour personne, l'article du code de l'action sociale qui dispose que «toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence» relève de l'hypocrisie. En particulier depuis l'afflux migratoire sans précédent de l'année dernière.

L'enregistrement des demandes d'asile, d'ailleurs, est un autre raté de l'Etat français. La longueur des délais et «l'engorgement du dispositif […] créent de facto dans certaines régions de France une catégorie de "pré-demandeurs d'asile" exclus du dispositif national d'accueil, qui ne peuvent se prévaloir des droits attachés à leur statut».

Les inquiétudes du défenseur des droits

Les forces de l'ordre préoccupent Jacques Toubon. Et pour cause : les réclamations concernant la «déontologie de la sécurité» ont augmenté de 29,6 % en un an. Parmi les 910 dossiers traités en 2015, 53 % concernent la police. Principal accusé, le «contrôle d'identité opéré sur des motifs discriminatoires fondés notamment sur l'origine ou la simple apparence», qui représente 28 % des plaintes et «constitue une faute lourde engageant la responsabilité de l'Etat», selon le défenseur des droits. Il souligne même qu'il «participe à l'aggravation des tensions entre ces forces et la population et met en cause la légitimité de l'action de l'Etat».

L'institution rappelle par ailleurs que «la loi ne permet aucune traçabilité des contrôles» – Manuel Valls ayant enterré l'idée de la délivrance d'un récépissé lors des vérifications d'identité. Ce qui prive les victimes de contrôles à répétition d'un recours devant la justice, ceux-ci ne pouvant «faire la démonstration de la faute». Double peine, donc, pour les personnes discriminées.

Autre sujet de société dont s'empare le défenseur des droits : la procréation médicale assistée (PMA). La position de Jacques Toubon est limpide. Il se déclare «en faveur de l'accès à la PMA pour toutes les femmes, qu'elles soient en couple ou célibataires, afin de progresser vers l'égalité des droits quelle que soit l'orientation sexuelle ou la situation de famille des femmes». Par ailleurs, il note que si «la France a le droit d'interdire la GPA sur son territoire en vertu de la marge d'appréciation laissée aux Etats, elle ne peut porter atteinte au droit à l'identité des enfants ainsi conçus». Elle doit donc reconnaître la filiation des parents non-biologiques. Le défenseur des droits pointe des décisions juridiques «encore instables et peu lisibles».

Dernier motif d'inquiétude, l'état d'urgence et ses corollaires : la révision constitutionnelle et la réforme de la procédure pénale. Gros morceau à avaler pour un défenseur des droits. L'institution a recensé 42 réclamations liées notamment aux perquisitions (18 saisines) et aux assignations à résidence (11 saisines). La plupart des dossiers n'ont pas encore été traités. En revanche, sur les changements législatifs, Jacques Toubon plante une nouvelle banderille, au moment où s'ouvre le débat parlementaire : «Le droit de tous les jours va être singulièrement durci. […] Un glissement s'opère vers un régime d'état permanent de crise caractérisé par une restriction durable de l'exercice des droits et des libertés.»

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