Il y a 100 ans À Dada sur mon cabaret

Le 5 février 1916, dans une ruelle de Zurich, eut lieu la soirée inaugurale d’un lieu baptisé le Cabaret Voltaire. Ce cabaret est resté ouvert quatre mois. Chaque soir, on y a célébré l’art et la vie tandis que le front de la Grande Guerre balafrait l’Alsace voisine. Bien plus qu’un dérivatif à l’horreur, ce fut la naissance d’une avant-garde toujours pertinente : le dadaïsme.
Textes : Hervé de Chalendar Photos : Thierry Gachon - 05 févr. 2016 à 05:00 | mis à jour le 08 févr. 2016 à 15:44 - Temps de lecture :
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La grande salle du Cabaret Voltaire aujourd’hui. Après les dadaïstes, l’endroit a abrité un restaurant, un pub et a failli être transformé en appartements avant qu’il ne redevienne, en 2004, un lieu d’art et de rencontre.Photo  L’Alsace
La grande salle du Cabaret Voltaire aujourd’hui. Après les dadaïstes, l’endroit a abrité un restaurant, un pub et a failli être transformé en appartements avant qu’il ne redevienne, en 2004, un lieu d’art et de rencontre.Photo L’Alsace

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Février 1916, dans le vieux Zurich. À l’étage d’un immeuble formant un angle aigu entre deux ruelles pentues, la Münstergasse et la Spiegelgasse, ça braille, ça chante, ça rit. On joue du piano, on déclame des vers, on invente des danses. On s’amuse, on crée, on vit. Et l’on s’amuse et l’on crée et l’on vit d’autant plus que, pas très loin, une centaine de kilomètres plus à l’Est, en Alsace, on se bat, on détruit et on meurt. Le front de la Grande Guerre, avec ses guirlandes de barbelés, de blessés et de morts, vient toucher la frontière franco-suisse près de Pfetterhouse. Quelques semaines plus tôt, le Hartmannswillerkopf s’est embrasé sous une pluie d’obus, au-dessus de la plaine du Rhin. Mais quand on se trouve au bord de la Limmat, dans la paisible Suisse, cette autre folie paraît si loin…

Cette fête était celle d’un lieu baptisé le Cabaret Voltaire. Cabaret pour l’esprit festif, Voltaire pour l’esprit critique. On s’amusait, mais on faisait d’abord valser les cadres, les bienséances, les conventions. La fête a duré un peu moins de cinq mois. « Ça a commencé le samedi 5 février 1916, à 18 h, et ça a duré jusqu’au 23 juin , précise Adrian Notz, actuel directeur du lieu. Il y avait une soirée chaque jour, sauf le vendredi… » Parce que c’était un havre de paix en temps de guerre, Zurich était, il y a un siècle, une ville où l’Europe se bousculait. Les fondateurs du Cabaret Voltaire avaient entre 20 et 30 ans, la fièvre créatrice, des origines roumaines, allemandes ou alsaciennes, s’appelaient Hugo Ball, Tristan Tzara, Hans Arp, Marcel Janco…

« Un cri, un geste ! »

Cent ans plus tard, le Cabaret Voltaire existe de nouveau. C’est une salle au style brut et accueillant, dans un coin de laquelle un bar propose toutes sortes d’absinthes. Le matin où nous y sommes, un technicien accroche des boules à facettes au plafond : l’endroit sera loué pour un anniversaire. Au rez-de-chaussée, il y a une boutique. Au sous-sol, la cave est devenue salle d’exposition.

Pourquoi le cabaret d’origine n’a-t-il vécu que quatre mois ? On suppose volontiers que le tapage gênait le voisinage. « Je pense plutôt que c’était lourd d’organiser un événement chaque soir , estime Adrian Notz. Ils manquaient d’argent pour le loyer, ils avaient moins d’énergie… » Mais peu importe : l’étincelle avait été allumée, et elle allait embraser l’histoire des arts. Les Tzara, Arp, Ball et consorts ont donné un nom à ce qui est né chez eux : ils ont appelé cette explosion créatrice Dada (lire ci-dessous). « Ça ressemble à un cri primal, comme le mot maman , remarque le directeur. Au début, Dada n’était pas un mouvement, c’était un cri, un geste ! »

Un geste radical, et qui pouvait l’être parce que le monde était en train de se suicider et que ces artistes-là, même s’ils vivaient en paix, avaient souvent à peine de quoi subsister. « C’était une révolte contre une société qui ne pensait qu’en termes de science et d’économie. Ball voulait libérer les hommes du fatalisme économique, de l’utilitaire. Dada n’était pas seulement de l’absurde ou du grotesque : il y avait une idée derrière. Aujourd’hui, il y a beaucoup de grotesque, mais il n’y a plus de sens… Dada, c’était une force qui cherche. »

L’ancêtre du punk ?

Le dadaïsme a rapidement quitté Zurich pour essaimer dans le monde entier. Sur le plafond de la salle d’exposition est peinte une « Constellation Dada », avec des noms de lieux et de personnes. On y voit que cet esprit a gagné Paris, Bruxelles, Berlin, Madrid, Tokyo… Même s’il est apparu peu après des mouvements comme l’expressionnisme, le futurisme et le cubisme, le dadaïsme apparaît avec le recul comme une avant-garde des avant-gardes. Il a ouvert la porte au surréalisme. Et en continuant la filiation, on peut arriver jusqu’au mouvement punk…

La salle où est né le Cabaret Voltaire est devenue un restaurant, puis un pub, puis a été désaffectée, puis a été squattée en 2002 par des artistes voulant empêcher que ce site historique ne devienne des logements. Ils ont réussi. Le Cabaret a rouvert ses portes en 2004, en devenant un lieu mi-bar, mi-art. Avec ce centenaire, il s’apprête à vivre les journées les plus denses de sa deuxième vie (lire ci-contre). Ce sera évidemment l’occasion de dire que Dada n’est pas mort. « Son message est très actuel. Le fatalisme économique dénoncé par Ball est encore plus fort aujourd’hui ! Les dadaïstes ont commencé une Révolution, mais ils n’ont pas encore tout révolutionné… »

PLUS WEB Notre diaporama sur le site internet : www.lalsace.fr

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