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La série “The Wire” a 20 ans : retour dans les rues de Baltimore

À l’occasion des vingt ans de “The Wire”, nous vous proposons de (re)lire ce reportage publié en 2016, pour lequel nous étions retournés dans la ville filmée par David Simon. Ou quand la réalité dépasse la fiction.

Une rue dans le centre-ville de Baltimore, le décor authentique de la série “The Wire”.

Une rue dans le centre-ville de Baltimore, le décor authentique de la série “The Wire”. Photo Jérôme De Perlinghi pour Télérama

Par Laurent Rigoulet

Publié le 02 juin 2022 à 22h30

Jaune citron dans les étages, rouge sang au rez-de-chaussée, l'immeuble repeint de frais jette un éclat absurde sur le quartier désolé. Ses portes sont protégées par de lourdes grilles de fer noir, celles de l'épicerie aussi, le comptoir disparaît derrière une vitre de plexiglas, les clients sont rares et les rues désertes. Nous voilà au cœur de Baltimore, sur les trottoirs d'un quartier noir, à l'ouest de la ville, le grand ouest, par-delà la frontière, rebaptisé Bodymore, Murderland par ses habitants (« Encore des cadavres », « Pays du meurtre »).

Le décor est celui de The Wire (Sur écoute), Ed Burns nous y conduit sous un ciel d'encre, pli de malice aimable au coin des yeux et faux airs de Clint East­wood. Il a coécrit la fameuse série de HBO qui fouillait les fondements d'une cité américaine violente, corrompue, et connaît ces rues mieux que personne. Il y est devenu policier, à son retour du Vietnam, à l'orée des années 1970, quand la ville se refermait sur ses ghettos. Il a traversé les années sauvages de l'épidémie de crack et, après avoir quitté la police, pour devenir prof, il a voulu en apprendre plus sur la vie des habitants « murés » dans ces zones d'intense pauvreté. Il est revenu, au début des années 1990, s'installer sur les marches de l'épicerie, avec un carnet de notes et son complice David Simon, journaliste au Baltimore Sun, au coin de Fayette Street et de Monroe Street. Ils ont écrit The Corner, en 1995, et enchaîné avec The Wire, diffusée de 2000 à 2006.

Ed Burns a choisi cette intersection parce qu'elle était la plus meurtrière de la ville, des fusillades en permanence, un marché de la drogue à ciel ouvert, une impasse derrière l'épicerie où l'on sortait les seringues et les pipes à crack. On pourrait déplier un large pan de l'histoire moderne des Noirs américains à partir de ce seul coin de rue. Qu'est-ce qui a changé ? Rien. C'est simplement pire qu'avant. Assis à l'avant de la voiture, Ed Burns garde l'œil mobile. Toujours sur ses gardes. « Les armes ne sont plus les mêmes, dit-il. Des fusils mitrailleurs là où il y avait des armes de poing. Ça peut partir pour une simple étincelle, l'amorce d'un geste. Plus de code, plus de logique... »

Pour la première fois, depuis qu'il a commencé ses recherches, le nombre des meurtres à Baltimore a dépassé le pic des années 1990. 2015 est une année terrible. Plus de trois cents tués par balle. Un chiffre qui augmente dans toutes les grandes villes américaines, de Washington à La Nouvelle-Orléans. Spike Lee en a fait l'accroche de son nouveau film, Chi-raq (contraction de Chicago et Irak), le plus batailleur, le plus militant, le plus débridé depuis Do the right thing (1989). Il sort à Baltimore le jour d'averses où Ed Burns nous promène d'un quartier à l'autre. Un rap anxiogène lui sert d'ouverture, un message d'alerte en lettres rouges clignotantes barre l'écran, suivi de quelques chiffres : 2 439 Américains morts en Afghanistan depuis 2001, 4 624 en Irak de 2003 à 2011, 7 356 meurtres à Chicago de 2001 à 2015. « Cinquante-cinq personnes touchées par balles pendant le week-end de la fête nationale, dit une voix off, dix morts dont un enfant de 7 ans. Où sont passés leur liberté et leur droit au bonheur ? »

“Black lives matter”

Ce pays est sous tension. Des graffitis en bataille sur la brique des quartiers ouest, sur les murs crevés, les maisons abandonnées, les contre-plaqués qui obstruent les fenêtres, « Black lives matter » (« La vie des Noirs compte »), slogan du moment, « Arrêtons de nous tuer les uns les autres », « Combien de morts avant que ça change ? »... Partout des monuments aux morts, improvisés dans l'urgence, baudruches ou peluches accrochées aux lampadaires, fresques murales, portraits géants de jeunes hommes au visage triste, fioles de cognac vides alignées à même le trottoir, à la santé des disparus. La douleur, l'exaspération à fleur de peau n'incitent pas à s'attarder sans raison sous ce ciel de plomb. Les émeutes ont embrasé Baltimore au printemps dernier, à la suite de l'arrestation très musclée de Freddie Gray, jeune homme d'une proche cité. Du fourgon policier, il est ressorti avec les cervicales très endommagées, des blessures dont il décédera une semaine plus tard, le 19 avril, à 25 ans.

Le procès d'un des policiers vient de s'ouvrir et les manifestants campent devant le palais de justice. Plus que jamais, Baltimore est une ville fracturée, 60 % au moins de ses six cent mille habitants sont noirs, la plupart des élus et des autorités aussi, mais le centre-ville et les quartiers riches sont (très) blancs. A l'ouest, le Martin Luther King Boulevard marque une séparation très nette. Les deux villes ne communiquent pas, ou très peu. D. Watkins, ancien dealer de Baltimore ouest, devenu prof de fac, écrivain et chroniqueur sur Salon.com, participe depuis 2015 à des conférences universitaires baptisées « Baltimore divisée », il parle de « ségrégation moderne », raconte que dans son quartier « la plupart des gens ne savent pas ce qu'est un smartphone » et proclame que rien ne changera tant que les Blancs ne reconnaîtront pas qu'ils « bénéficient dans ce pays de privilèges injustes et d'une justice qui les protège ».

Des oursons en peluche, des bouteilles de cognac et objets divers sont dédiés aux morts. Le nombre des meurtres à Baltimore a dépassé le pic des années 1990. Plus de trois cents tués par balle en 2015.

Des oursons en peluche, des bouteilles de cognac et objets divers sont dédiés aux morts. Le nombre des meurtres à Baltimore a dépassé le pic des années 1990. Plus de trois cents tués par balle en 2015. Photo Jérôme De Perlinghi pour Télérama

Nouvelles voix radicales

La colère a rarement été aussi vive dans l'Amérique noire. De nouvelles voix radicales s'élèvent, comme celles de Michelle Alexander, l'auteur de The New Jim Crow, une analyse à charge du système judiciaire américain ; de l'avocat Bryan Stevenson, présenté comme un Mandela américain, qui milite pour une « commission vérité et réconciliation » ou du jeune écrivain Ta-Nehisi Coates, dont Toni Morrison dit qu'il est le nouveau James Baldwin (1924-1987) et qu'elle l'attendait depuis longtemps. Fils d'un militant des Black Panthers, Coates a grandi, lui aussi, dans les quartiers ouest de Baltimore et il a publié en 2015 Une colère noire, un best-seller qui a reçu le prestigieux National Book Award.

Un demi-siècle après La Prochaine Fois, le feu, le pamphlet que Baldwin publia, en 1963, pour le centième anniversaire de l'émancipation des Noirs sous forme de lettres à son neveu, Coates s'adresse, lui, à son fils adolescent : « Je t'écris l'année de tes 15 ans. Je t'écris parce que c'est l'année où tu as vu Eric Garner étouffé à mort pour avoir vendu des cigarettes ; parce que tu sais maintenant que Renisha McBride a été tuée pour avoir demandé de l'aide [...]. Parce que tu as vu des hommes en uniforme tuer Tamir Rice, un enfant de 12 ans qu'ils avaient fait le serment de protéger. » Ta-Nehisi Coates écrit aussi pour le magazine progressiste The Atlantic. Il a publié un article qui a fait grand bruit où il demande des « réparations » pour l'esclavage. Il a été reçu deux fois par Barack Obama qui l'a écouté et, en aparté, lui a glissé : « Ne te laisse pas gagner par le désespoir. »

Pourquoi les années Obama s'achèvent-elles ainsi, dans la crispation et la violence ? « Soyons sérieux, nous n'avons pas cru que le pays allait radicalement changer, dit Sonja Sohn, actrice vedette de The Wire (elle interprétait la policière black Kima Greggs). La victoire d'Obama était un symbole immense pour les Afro-Américains, mais c'est un homme de compromis, et son action est contrariée, au jour le jour, par un Congrès qui s'évertue à bloquer ses initiatives. Sa force et son aura restent considérables, il s'en servira avec une grande efficacité quand il pourra se consacrer à My Brother's Keeper, son programme d'aide à l'insertion des gens de couleur. »

Pour nombre d'Américains, la présidence Obama est paradoxalement une nouvelle preuve de la persistance du racisme dans le pays : « Jamais un président n'a été aussi violemment combattu par son opposition, dit l'écrivain D. Watkins. Ainsi que par la plupart des médias qui ne se sont jamais résolus à appeler le président autrement que "Mr Obama". » A Baltimore, le président reste une icône. Lors de son ascension, il ne cachait pas que l'acuité politique de The Wire en faisait sa série préférée et ses éloges ont été payés en retour. Les acteurs de la série se sont entendus pour faire toujours campagne à ses côtés et aller, partout dans le pays, dans les quartiers noirs dépeints par la série pour inciter les jeunes à voter.

Une rue des quartiers ouest de Baltimore. Plus que jamais, Baltimore est une ville fracturée, 60 % au moins de ses six cent mille habitants sont noirs, la plupart des élus et des autorités aussi, mais le centre-ville et les quartiers riches sont (très) blancs.

Une rue des quartiers ouest de Baltimore. Plus que jamais, Baltimore est une ville fracturée, 60 % au moins de ses six cent mille habitants sont noirs, la plupart des élus et des autorités aussi, mais le centre-ville et les quartiers riches sont (très) blancs. Photo Jérôme De Perlinghi pour Télérama

Le mouvement n'est pas retombé avec son élection. Sonja Sohn a décidé de rester vivre à Baltimore après le tournage et a fondé une association, ReWired for change, pour s'impliquer dans la vie des quartiers. Du dialogue, toujours du dialogue, illustré par des scènes de la série, afin de ne pas couper les ponts et d'expliquer qu'il reste d'autres perspectives que le chômage et le gangstérisme. Elevée dans les quartiers noirs d'une ville de Virginie, accro à la cocaïne dès le lycée, Sonja a dû lutter contre sa haine de la police pour jouer une enquêtrice, mais cinq ans de tournage l'ont aidée à connaître le système de l'intérieur. Comme Ed Burns, elle pense qu'il faudrait éduquer les policiers, leur donner confiance, à eux aussi, pour qu'ils aient le goût et le courage de se mêler à la population et de chercher à la comprendre. « Ils ne sont pas formés pour ça, dit Ed Burns. En Amérique, ils ne connaissent que le mépris très américain pour ceux qui ne réussissent pas, et qui vivraient dans la misère parce qu'ils l'ont choisi. Pareil pour les policiers noirs, souvent aussi violents : ils rejettent cette situation, qui leur fait honte. »

Sonja Sohn peine à maintenir son association à flot, à trouver en elle l'énergie et du soutien chez les autres, mais elle était au premier rang lors des manifestations du printemps à Baltimore : « La violence policière contre les Noirs n'a rien de nouveau, dit-elle, on la découvre aujourd'hui parce que les scènes d'arrestation sont filmées par les téléphones. C'est une petite révolution civique. La prise de conscience et le militantisme qui se développent grâce aux réseaux sociaux me redonnent de l'optimisme. » Les policiers parlent aussi, de leur peur et de leur frustration : « Je ne conseillerais à personne de faire ce métier à Baltimore, dit Jim Rudd, ancien gradé de la police locale. Ces gars sont mal payés, ils reçoivent vingt-cinq appels par jour, ils doivent intervenir dans des situations de tension extrême, sans savoir qui est armé, qui ne l'est pas, et maintenant tout le monde les filme dès qu'ils sortent de leur voiture. J'ai des sentiments mitigés, je pense que notre système d'incarcération massive ne fonctionne pas ; mais les gens de ces quartiers sont aussi les premiers à réclamer notre intervention et notre protection. »

En fin de matinée, Ed Burns nous conduit au tribunal de district où sont jugées les affaires mineures. Il y a passé des centaines d'heures à écouter parler les jeunes, un peu perdus, des enfants souvent. Cinq chambres fonctionnent en même temps, les dossiers forment d'improbables piles. Sur les bancs d'une salle d'audience, une dizaine d'accusés en conditionnelle pour usage de stupéfiants confient leur difficulté à se relancer dans la vie en venant pointer pendant des mois dans un tribunal loin de tout, mal desservi : il faut se lever aux aurores, impossible d'aller travailler.

150 000 personnes emprisonnées dans une ville de 600 000 habitants

Depuis ses années dans la police, Ed Burns n'en démord pas, « la guerre contre la drogue », instaurée par Reagan, est une absurdité contre laquelle il faut lutter sans relâche. Elle participe d'un élan répressif qui fait emprisonner cent cinquante mille personnes dans une ville de six cent mille habitants. Plus de deux millions dans tous les Etats-Unis dont environ 50 % de Noirs (ils représentent un peu plus de 10 % de la population). « On n'est pas en guerre contre la drogue mais contre les gens, dit Ed Burns. On peine à capturer les gros trafiquants car leurs méthodes sont ultra sophistiquées, alors on se rabat sur les consommateurs et les petits poissons pour faire gonfler les statistiques. On demande aux policiers d'être productifs, or un joint équivaut à une arrestation. On travaille moins bien à assurer la paix sociale, l'expertise disparaît dans les enquêtes, le lien avec les communautés se perd, les gens détestent la police car ils connaissent tous quelqu'un en prison et ont tous assisté à des arrestations brutales. »

« Les gens des quartiers déshérités ne sont pas foncièrement attirés par le mal, mais ils sont piégés, dit Norris Davis, gangster-dandy-philosophe qui a servi de conseiller sur le tournage de The Wire. Ils manquent d'exemples positifs. Quand j'étais jeune, je ne pouvais être que fasciné par Little Melvin [symbole du crime à Baltimore, mort la veille de notre rencontre, NDLR] et son mode de vie flamboyant ; le trafic est vite devenu la seule économie viable dans nos quartiers. Et c'est pire aujourd'hui, les jeunes qui grandissent ici ne connaissent rien d'autre. Nous sommes, nous-mêmes, affolés par la violence et l'absence de valeurs des jeunes générations. Ceux-ci sont sans doute perdus, mais il faut renouer le lien avec les très jeunes enfants. » « L'éducation est la clé », lit-on sur un mur.

Dans un théâtre de la ville, l'actrice Anna Daevere Smith, figure de la scène américaine et enfant des quartiers ouest de Baltimore, joue un spectacle participatif sur le « pipeline » qui mène directement les jeunes Noirs des bancs de leur école à ceux d'une cellule. Sa pièce est tissée d'interviews recueillies à travers le pays. Sur scène, elle interprète tous ses interlocuteurs. Détenus, psychologues, manifestants, un juge qui dit pleurer souvent après avoir condamné ces délinquants qu'il voit devant lui à plusieurs âges de leur vie. La pièce s'ouvre avec les paroles de Sherrilyn Ifill, une dirigeante de la NAACP (l'association nationale pour la promotion des gens de couleur, en première ligne pour la défense des droits civiques). « Nous avons investi dans le système pénitentiaire, comme dans les autoroutes en d'autres temps. L'heure est venue de faire de nouveaux choix. Le temps presse. C'est en décidant où elle investit qu'une société définit sa nature. » Et le rideau retombe sur ces lignes de James Baldwin, encore lui, où il cite quelques vers écrit par un enfant noir : « Marcher sur l'eau, marcher sur une feuille, le plus dur c'est de marcher avec le chagrin. »

Carrefour dans le quartier ouest de la ville. « Les gens des quartiers déshérités ne sont pas foncièrement attirés par le mal, mais ils sont piégés »,dit Norris Davis, gangster-dandy-philosophe qui a servi de conseiller sur le tournage de The Wire.

Carrefour dans le quartier ouest de la ville. « Les gens des quartiers déshérités ne sont pas foncièrement attirés par le mal, mais ils sont piégés »,dit Norris Davis, gangster-dandy-philosophe qui a servi de conseiller sur le tournage de The Wire. Photo Jérôme De Perlinghi pour Télérama

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