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Libération
Reportage

IVG : Malte, l’archipel archaïque

Dans le petit pays méditerranéen, seul d’Europe à ne jamais avoir assoupli sa législation, l’avortement reste criminel. En attendant une évolution, les femmes voulant mettre fin à une grossesse se rendent en cachette à l’étranger.
par Laurène Daycard, à Malte
publié le 8 février 2016 à 17h51

A 16 ans, Julia (1) a rassemblé toutes ses économies pour s'envoler vers Londres, accompagnée d'une amie majeure. Pour ses parents, il s'agissait d'une virée shopping. Ce n'est pourtant pas sur Oxford Street que l'adolescente maltaise a déambulé, mais dans les couloirs d'une clinique du groupe privé Marie-Stopes. A la suite d'un rapport sexuel non protégé avec son premier amour, Julia est tombée enceinte. Neuf semaines plus tard, elle foulait le sol britannique pour bénéficier d'une interruption volontaire de grossesse (IVG) anonyme. «C'était la meilleure décision à prendre. Je n'étais pas prête à devenir mère, résume la jeune femme, aujourd'hui âgée d'une vingtaine d'années. Ça a dû me coûter l'équivalent de 2 000 euros, avec le vol, l'hôtel, le taxi.»

Comme Julia, de 2002 à 2011, ce sont 591 Maltaises - d’après les statistiques du gouvernement britannique - qui sont allées en Angleterre ou au pays de Galles pour «tourisme abortif». Dans le petit Etat méditerranéen, membre de l’Union européenne depuis 2004, avorter est toujours un acte criminel entraînant une peine de prison de trois ans pour la femme et son praticien. A travers le monde, rares sont les pays à maintenir une posture similaire, à l’instar du Nicaragua ou d’Haïti. Au sein des Vingt-Huit, une législation aussi répressive fait figure d’exception.

«Sous le manteau»

Si l’avortement est illégal en Pologne et à Chypre, il existe quelques dérogations, en cas de viol et de risques de santé. En Irlande, autre bastion pro-vie, une loi promulguée en 2013 autorise les avortements en cas de «risque réel et substantiel» pour la vie de la mère, y compris si elle risque de se suicider. En vertu du principe de subsidiarité, Bruxelles n’est pas compétent pour influer sur les législations nationales dans ce domaine.

A 98 % catholiques, les 450 000 Maltais, mais aussi les nombreux étrangers venant sur l'île, ne peuvent pas non plus se procurer de «pilule du lendemain». Cet interdit répond à une logique similaire : celle qui juge que la vie démarre au moment de la conception et que tenter de stopper ce processus revient à commettre un meurtre. «Les Maltaises prennent prétexte d'un week-end de shopping pour aller se faire avorter en Angleterre et en Sicile. Souvent, elles reviennent en saignant, avec des infections ou de grosses fièvres», déplore l'avocat Emmy Bezzina. Ce dernier reçoit dans son petit bureau du centre-ville de la capitale, La Valette. A travers la fenêtre, la place de l'Indépendance rappelle que l'archipel était une colonie britannique jusqu'en 1964. Emmy Bezzina est une personnalité locale : il fut l'un des soutiens à la légalisation du divorce en 2011. D'après lui, certaines IVG sont pratiquées localement, dans des établissements privés : «Sous le prétexte d'une fausse couche, précise-t-il. Tout se fait sous le manteau.»

Abigail (1), jeune trentenaire ayant également fait appel au groupe hospitalier britannique Marie-Stopes, détaille ce marché noir : «Mon gynécologue m'avait recommandé l'un de ses collègues d'ici, qui pratique des IVG très discrètement mais demande beaucoup d'argent, entre 3 000 et 4 000 euros.» En interview, le directeur de l'un des établissements concernés s'en tient à la posture officielle : «Mon travail est de soigner les gens et non d'ôter la vie de quelqu'un, même si c'est un embryon.» Suite à un accident contraceptif, Abigail s'était retrouvée enceinte à 21 ans. Déjà mère d'un enfant et confrontée à une situation économique précaire, elle a fait le choix d'avorter. «Mon ex m'avait donné les 570 livres [740 euros, ndlr] demandées par la clinique anglaise, poursuit-elle. Après l'anesthésie générale, j'avais beaucoup de fièvre. Les infirmières n'arrêtaient pas de me dire de rester une nuit de plus. J'ai pris une douche froide et je me suis dépêchée pour ne pas rater l'avion.» Son compagnon actuel ne sait rien de cette histoire. «Je ne veux pas qu'il puisse avoir la possibilité de me faire du chantage par la suite», explique Abigail. En pratique, le risque judiciaire est minime : «Aucune femme n'a jamais été emprisonnée», indique Emmy Bezzina.

Réformes progressistes

Dans cet Etat insulaire de 316 km2, le contrôle social joue beaucoup sur la peur du qu'en-dira-t-on, estime Daphne Caruana Galizia, chroniqueuse du quotidien The Malta Independent, connaisseuse des questions liées aux femmes. «Même si c'était légal, certaines iraient toujours à l'étranger car ici, à l'hôpital, on pourrait vous voir», dit-elle. Rencontrée dans un café de l'artère commerçante de La Valette, la journaliste complète : «Les autorités ferment les yeux sur les femmes partant à l'étranger. S'il y avait des arrestations, une pression pour légaliser les IVG se ferait sentir ici. Pour résumer : les cliniques siciliennes et londoniennes se chargent de ce problème à la place de notre gouvernement.»

Depuis la victoire du Parti travailliste aux élections générales de mars 2013, plusieurs lois progressistes ont été votées, telles que l'union civile pour les couples homosexuels, mais aussi la possibilité de changer son état civil sans opération de réassignation sexuelle. Sur ce dernier point, la loi maltaise est l'une des plus progressistes au monde pour les personnes trans et intersexuées. Il y a quelques mois, le gouvernement a annoncé sa volonté de réformer la loi sur la fécondation in vitro (FIV), ouvrant éventuellement la voie à la congélation des embryons. Que se passera-t-il pour ceux qui ne seront pas implantés ? Pour ne pas avoir à répondre à cette question, les militants pro-vie ont organisé le 6 décembre un meeting sur la place principale de La Valette. Dans la foule, des pancartes «Keep Malta pro-life» et des ballons «Choose life, your mom did it» («Malte doit rester pro-vie» et «Choisissez la vie, c'est ce qu'a fait votre mère»). L'égérie américaine anti-avortement Gianna Jessen avait été invitée. Dans les années 70, enceinte de sept mois et demi, sa mère avait tenté d'avorter. Gianna Jessen a survécu. Sa punchline ? «Si l'avortement concerne les droits de la femme, alors quels étaient les miens ?»

Miriam Sciberras, présidente de Malta Life Network, justifie cette mobilisation : «Si vous êtes conçu, vous avez de la valeur, que vous soyez un embryon, un nouveau-né ou une personne âgée.» Où commence la vie ? Prendre la pilule, se débarrasser d'embryons : s'agit-il d'actes abortifs ? Pour la première fois, la question émerge dans l'espace public. Sur les réseaux sociaux, les langues se délient et les sensibilités pro-choix s'identifient. En juillet, un groupe Facebook pro-choix a même été lancé, agrégeant plus de 500 «j'aime». Ses instigatrices, qui souhaitent rester anonymes, ont depuis reçu une flopée d'insultes et de menaces. Les plus tenaces se recentrent actuellement sur la pilule du lendemain, soutenues par un avocat, des médecins et d'autres personnalités sensibles à cette cause - et discutent du mode d'action à engager pour être le plus efficace. Mais la peur reste, comme chez l'une de ces apprenties militantes, qui fait part de ses craintes à la perspective de faire prochainement en public son coming-out pro-choix : «Je n'ai pas envie d'être vue comme l'antéchrist parce que je me bats pour les droits des femmes.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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