Les enfants, laissés pour compte de la recherche médicale

Grande oubliée des laboratoires pharmaceutiques, la recherche de médicaments pour les enfants est désormais encouragée par la réglementation. Quelques industriels pionniers se lancent.

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Dans les couloirs de l’institut Gustave-Roussy (IGR), à Villejuif, les murs aux couleurs vives, les jouets et les peluches font oublier, un temps, la maladie. Au cœur du plus grand centre de traitement du cancer d’Europe, situé à deux pas de Paris, on a entièrement rénové le service de cancérologie pédiatrique.

« Il faut passer à un vrai projet R & D », Gilles Vassal, directeur de la recherche clinique à Gustave-Roussy et président de la Société européenne d’oncologie pédiatrique

L'Usine Nouvelle : Où en est la recherche dans le cancer des enfants ? Actuellement, 20 % des enfants souffrant d’un cancer en meurent. Nous avons besoin de nouveaux médicaments. Depuis 2007, la réglementation européenne a changé le paysage et les industriels, les chercheurs du public et les autorités ont commencé à travailler ensemble. Mais moins de 10 % des 3 000 enfants en rechute chaque année en Europe ont accès à l’innovation thérapeutique en participant à des essais cliniques de nouveaux médicaments.

Les laboratoires se mobilisent-ils réellement ? Certains, comme Roche, veulent vraiment réfléchir autrement à la pédiatrie, mettre des ressources. D’autres lancent des plans pédiatriques simplement pour satisfaire la loi et obtiennent des dérogations car l’indication de leur médicament chez l’adulte est un cancer qui n’existe pas chez l’enfant. Des retards majeurs existent, notamment dans l’immuno-oncologie. Il faut attendre des années avant qu’elle parvienne jusqu’à l’enfant ! Certaines études demandées par les autorités européennes sont effectivement irréalisables. Nous pensons qu’il faut changer de modèle : passer d’une obligation réglementaire à un vrai projet R & D. La santé pédiatrique n’est pas un marché, mais on peut créer de la valeur pour la société, les enfants et leurs parents et les industriels.

Et le projet de taxation de l’industrie pharmaceutique ? La notion de « pollueur-payeur » ne me semble pas la mesure la plus efficace. Un impôt ne fera pas avancer les choses et pourrait même avoir un effet contre-productif. Nous avons créé la plate-forme européenne d’oncologie pédiatrique il y a trois ans. Nous avons réuni autour de la table les autorités réglementaires, des chercheurs du public, des parents et des industriels comme Roche, Novartis, Bayer, Astra Zeneca, BMS et Celgene. Nous travaillons avec le Parlement européen pour faire évoluer la loi, qui devrait être revue l’an prochain, et changer les mentalités. Nous avons la chance d’être bien structurés en cancérologie. Il faut que la réglementation pédiatrique nous aide à répondre aux besoins thérapeutiques.
La discipline est née ici après la Seconde Guerre mondiale afin d’identifier les cancers infantiles, première cause de décès par maladie chez l’enfant et l’adolescent. Au sein même du service, un "hôtel" permet aux parents venus de la France entière de passer la nuit près de leurs bambins hospitalisés.

Certains enfants y expérimentent de nouvelles molécules dans le cadre de protocoles de recherche. D’autres, atteints de leucémies, y reçoivent leur séance de chimiothérapie, souvent combinée à de la radiothérapie, un foulard dissimulant leur crâne nu. Plus de la moitié des médicaments administrés à ces jeunes malades ne leur sont officiellement pas autorisés, car développés pour l’adulte. 85 % des cancers pédiatriques sont d’ailleurs propres à l’enfant. Les médecins doivent faire avec. Ils adaptent les doses selon l’âge, le poids, l’état de santé… La toxicité de ces traitements entraînera malgré tout d’importantes séquelles physiologiques et cognitives pour 40 % des petits patients.

Cinq ans après le diagnostic, 80 % des enfants survivent désormais à leur cancer grâce aux importants progrès réalisés jusqu’au milieu des années 1990 dans le diagnostic et la prise en charge médicale. Mais le taux de guérison reste quasi nul pour certaines tumeurs, comme celle du tronc cérébral. Et la survie des enfants touchés par le cancer stagne et ne dépasse pas 70% sur dix ans.

À l’instar des moyens déployés. En France, seuls 2 % des fonds de l’oncologie sont dédiés à la pédiatrie. À l’échelle mondiale, en 2008, ces recherches étaient financées à 50 % par des programmes publics et à moins de 20 % par l’industrie pharmaceutique, selon la Société européenne d’oncologie pédiatrique. Le montant de dépenses global s’élevait alors à 1,23?milliard de dollars. Avec la crise, il s’est effondré à 900?millions de dollars en 2013.

Députés et parents montent au créneau

Les appels à la mobilisation se multiplient. En 2011, ­Stéphane Vedrenne a perdu sa fille Éva, emportée par une tumeur du tronc cérébral. Avec son association Éva pour la vie, il a convaincu le député UDI Jean-Christophe Lagarde de proposer une loi taxant l’industrie pharmaceutique pour financer une recherche indépendante en oncopédiatrie. Sur le modèle américain, où 126 millions de dollars sur dix ans ont été débloqués il y a deux ans pour les maladies des enfants, mais en utilisant une taxe sur le financement des conventions des partis politiques.

"On a souvent entendu que les enfants n’étaient pas assez rentables, raconte ­Stéphane Vedrenne. Il faudrait des sociétés du médicament à but non lucratif pour développer des traitements, là où les industriels ne seraient pas intéressés. Aucun nouveau traitement, en première intention pour les enfants atteints de cancers, n'a été mis sur le marché français sur les dix dernières années!"

À ses yeux, le manque de recherche ­épidémiologique pour comprendre les causes de ces cancers et individualiser les traitements se fait cruellement ressentir. Alors que "les thérapies ciblées sont en plein boom pour les cancers de l’adulte", dénonce Gilles Vassal, le directeur de la recherche clinique à l’IGR.

La proposition de loi Lagarde a été retoquée à l’Assemblée nationale fin 2014. Mais une députée socialiste, ­Martine Faure, a créé un groupe parlementaire pour étudier ces problématiques. Le sujet est délicat pour l’industrie. Difficile de mener des essais cliniques de médicaments, qui nécessitent d’inclure un nombre important de patients, lorsqu’en France 2 500 cas de cancers pédiatriques – dont une soixantaine de types différents – sont diagnostiqués chaque année… Et que faire en cas d’échec de ces traitements très risqués ?

"Lorsqu’on ne leur propose plus rien et que l’enfant fait une rechute, les familles voudraient pouvoir bénéficier d’un essai clinique, que certaines iront chercher aux États-Unis !", regrette ­Patricia Blanc, dont la fille Margaux est décédée en 2010 d’une tumeur au cerveau. Son association, Imagine for Margo, collecte des fonds pour financer les essais innovants menés par un groupement de chercheurs européens, l’ITCC, présidé par Gilles Vassal.

Marché trop petit pour un investissement initial lourd, maladies très complexes, difficultés logistiques et éthiques à mettre en place des tests de produits sur des enfants… Pour inciter les industriels à se lancer, l’Europe, sous l’impulsion de la députée française Françoise Grossetête (LR), a créé en 2007 un règlement pédiatrique sur les médicaments. Les États-Unis ont suivi le mouvement en 2011, avec un dispositif moins contraignant

Raphaël Rousseau en sait quelque chose. Ce pédiatre français, qui soignait les enfants atteints de cancer, a abandonné sa carrière universitaire pour rejoindre Roche. La big pharma suisse lui a offert la possibilité de monter, à San Francisco, une grande équipe chargée d’identifier, parmi toutes les molécules du groupe, les plus efficaces pour traiter les cancers pédiatriques.

Du jamais vu dans l’industrie pharmaceutique. Une question d’image pour le numéro un mondial des traitements du cancer, mais pas seulement. "Maladies respiratoires, rhumatismes, autisme, maladies virales, maladies du rein, maladies rares… Chez Roche, 85 études de médicaments pédiatriques sont en cours impliquant près de 8 000 patients, dont 26 études ­réalisées en France", précise Leila Kockler, la directrice médicale et référente en oncopédiatrie de la filiale hexagonale.

Même si cela tient parfois du chemin de croix. Monter un essai pédiatrique dans une maladie rare peut prendre jusqu’à deux ans et nécessiter d’associer des centres ­hospitaliers du monde entier pour parvenir à enrôler suffisamment d’enfants aux yeux des autorités réglementaires. Côté budget, "J’arrive à le faire rembourser par les extensions de brevets de six mois accordées en pédiatrie, explique Raphaël Rousseau. Le développement chez l’adulte permet de financer l’essai chez l’enfant sans perdre d’argent. La direction de Roche est essentiellement médicale. Si l’on est capable de lui montrer que ces investissements sont utiles pour l’enfant et raisonnables, c’est un cercle vertueux."

Prochaine étape à ses yeux : concevoir spécifiquement des traitements pour les enfants… avant de les étendre éventuellement aux adultes.

Plus de 1 300 plans d’investigation

En attendant, en Europe, les industriels ont développé plus de 1 300 plans d’investigation pédiatrique et mis à disposition 52 médicaments pour les enfants entre 2007 et 2012, toutes maladies confondues, y compris des plus bénignes. En décembre, l’américain BMS inaugurait à Paris une fondation d’entreprise dotée de 7,5?millions d’euros sur cinq ans pour soutenir, entre autres, des projets innovants en oncopédiatrie. "Longtemps on a attendu d’avoir suffisamment de données chez l’adulte – sur la tolérance, la cinétique… – pour se tourner vers la pédiatrie plusieurs années après le lancement d’un médicament, observe Arnaud Bedin, le directeur médical oncologie de BMS France et l’administrateur de la fondation. Aujourd’hui, vu l’importance des résultats obtenus pour l’adulte en immuno-oncologie [une voie très prometteuse ciblant le système immunitaire pour tuer les cellules cancéreuses, dans laquelle BMS a commercialisé un premier médicament en 2011, ndlr], nous pensons qu’il y a des bénéfices de vie et de survie significatifs. Cela nous pousse à aller beaucoup plus vite chez l’enfant. "

Vers une refonte du règlement européen

Mais les chances d’un petit malade restent bien différentes selon qu’il vit en Occident ou dans les pays à faibles ressources. Dans ces derniers vivent encore 80 % des 250 000 enfants et adolescents touchés par un cancer chaque année. Leur taux de survie ? De 10 à 20 %… Depuis 2006, la fondation du laboratoire français Sanofi a investi 7,2 millions d’euros pour favoriser à travers le monde le diagnostic et les traitements de ces enfants.

Penser autrement le sort réservé aux jeunes patients peut également se jouer à travers le design, estime l’équipementier médical GE Healthcare. En décorant des salles d’examens en pédiatrie avec des bateaux, la prise de sédatifs aurait diminué de 40 % chez les enfants s’imaginant en pirates voguant sur les mers du Sud…

Innover pour les enfants reste néanmoins complexe. Pionnier mondial avec son vaccin contre la dengue, désormais autorisé au Mexique, au Brésil et aux Philippines, Sanofi n’est pas parvenu, malgré ses efforts, à prémunir les enfants de moins de 9 ans de cette maladie tropicale. Côté médicaments, l’implication de l’industrie reste insuffisante, estime Patricia Blanc, qui rassemblera toutes les parties prenantes au Sénat le 20 février prochain, à l’occasion de la Journée internationale du cancer de l’enfant.

À l’ordre du jour, la refonte du règlement pédiatrique européen, prévue l’an prochain. Le syndicat de l’industrie pharmaceutique n’est pas contre, appelant à une simplification administrative et à s’inspirer du dispositif américain. Avec peut-être une chance de mobiliser plus de start-up et de biotechs, encore rares à s’engager dans la R&D pédiatrique.

 

Quatre initiatives industrielles pour la santé pédiatrique


Pfizer :Pionnier du programme AcSé

En France, le laboratoire américain Pfizer a été le premier à participer au programme AcSé initié par l’Institut national du cancer (INCa) en 2013. Durant trois ans, Pfizer met gratuitement à disposition Xalkori, un traitement du cancer du poumon ciblant une anomalie génétique, pour le tester dans d’autres maladies plus rares, ce qui pourrait conduire à de nouvelles indications. L’essai s’est révélé intéressant pour des cancers du cerveau chez l’enfant.

 

EOS : L’imagerie médicale peu irradiante

Comment faciliter les examens radiologiques, en particulier pour les enfants ? Développé à partir des travaux du Prix Nobel de physique Georges Charpak, le système de l’entreprise française EOS Imaging est la première solution d’imagerie capable de réaliser, en une fois, une image 2 D et 3 D du squelette debout avec une très faible dose d’irradiation. Il est désormais installé dans de grands hôpitaux pédiatriques à travers le monde.

 

E-smart : Le programme d’essais cliniques européen

En mars, sera donné à travers l’Europe le coup d’envoi à ce grand programme d’essais cliniques, financé par l’association Imagine for Margo et piloté par l’institut Gustave-Roussy et l’INCa. L’objectif est de proposer à 400 enfants en rechute – quel que soit leur type de tumeur – un programme de médecine personnalisée en testant des molécules connues chez l’adulte et jugées prometteuses, avec la collaboration des laboratoires.

 

Sony et Alder Hey : Technos numériques à l’hôpital pédiatrique

La division médicale de Sony a lancé en novembre un partenariat de R & D avec la fondation de l’hôpital pédiatrique Alder Hey, à Liverpool. Elles étudieront l’impact des innovations en technologies fournies par Sony sur les soins dispensés et la réduction du stress des enfants (solutions médicales de conférences à l’international à l’intérieur des blocs opératoires, aquarium numérique interactif géant en chirurgie ambulatoire).

 

Des réglementations incitatives


Le règlement pédiatrique en Europe (2007). Les industriels développant un nouveau médicament destiné à l’adulte, mais pouvant être utilisé en pédiatrie, doivent soumettre aux autorités européennes un plan d’investigation pédiatrique (PIP) qui détaille les mesures prévues pour mener des essais spécifiques chez l’enfant. En contrepartie, le laboratoire gagne une extension de brevet de six mois lors du dépôt du dossier d’autorisation ou de nouvelles indications du médicament, comprenant les résultats de ces essais.

 

Le Creating hope act aux ­États-Unis (2011). Les laboratoires menant de la R & D en pédiatrie reçoivent un bon d’échange. Il leur permet de faire évaluer en priorité le dossier d’autorisation de n’importe quel autre traitement non pédiatrique devant l’autorité sanitaire américaine, accédant ainsi au marché avec quelques mois d’avance. Ce bon est parfois cédé à un autre industriel pour plusieurs dizaines de millions de dollars.

Gaëlle Fleitour

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