L'enfance perdue

Texte Adéa Guillot
Photos Myrto Papadopoulos pour « Le Monde »

La musique a une force consolatrice stupéfiante. Les yeux fermés, les bras levés en croix et un drôle de sourire mi-doux mi-douloureux sur le visage, une petite dizaine de jeunes garçons afghans âgés de 10 à 17 ans dansent. Lentement, en tournant sur eux-mêmes. Et soudain, les quatre murs de tôle du conteneur qui les abrite semblent disparaître. La chanson Negarane Mani, du roi de la pop iranienne Morteza Pashaei, emplit tout, fait oublier un instant les barbelés, la porte cadenassée, la promiscuité forcée. « Là ça dit : “Il n’est pas trop tard. personne d’autre que toi-même ne peut écrire ton destin”, explique Eman, 16 ans. Moi, j’essaie d’écrire mon destin, mais les difficultés sont plus fortes que moi. Je pensais que mon destin serait moins cruel. »

Ce jour de janvier, ils sont 35 migrants mineurs non accompagnés à cohabiter dans le camp de premier accueil (Kepy) de Moria – qui leur est réservé – sur l’île grecque de Lesbos : 25 Afghans, 5 Syriens et 5 Somaliens. En Europe, ces mineurs sont définis selon l’article 1er de la résolution du Conseil de l’Europe du 26 juin 1997 comme étant « tous les nationaux de pays tiers de moins de 18 ans qui entrent dans le territoire des Etats membres sans être accompagnés d’un adulte qui soit responsable d’eux par effet de la loi ou de la coutume, ou ceux qui ont été laissés seuls après être entrés sur le territoire des Etats membres ». En France, on les appelle « mineurs isolés étrangers » (MIE).

En Grèce, depuis 2012, le Centre national de solidarité sociale (EKKA) centralise la gestion de ces mineurs. « Lorsqu’un MIE a été identifié, alors, nous lui devons protection. Dans un premier temps, il faut le séparer des majeurs et l’héberger », explique Christos Dimopoulos, l’un des quatre coordinateurs de l’EKKA. A Lesbos, si le désordre caractérise la partie du camp de Moria où les réfugiés majeurs et les familles unies attendent leur enregistrement par la police, celle du Kepy réservée aux MIE tranche par son atmosphère sérieuse. Et son calme. « Nous avons totalement rénové cette aile de conteneurs qui peut abriter jusqu’à 160 personnes », explique Spyros Kourtis, le directeur du Kepy. En effet, les chambres sont spartiates, mais propres et bien tenues. Il existe un espace de prière et une salle consacrée aux activités récréatives. Il y a surtout désormais des ONG travaillant à l’intérieur du camp. Des médecins, des éducateurs spécialisés, des traducteurs. Une organisation basée sur les standards européens d’accueil. C’est un personnel civil qui s’occupe des jeunes hébergés là pour une durée moyenne de dix jours.

  • Adolescents afghans dans leur chambre au Kepy de Lesbos.
  • « Nous avons fabriqué ces masques lors d'une activité avec des travailleurs sociaux. »
  • Ces jeunes Afghans passent le temps en jouant au foot.

« Commencer ma vie d’enfant »

Pourtant, malgré toute l’attention que Spyros Kourtis et ses équipes portent à ces enfants, le Kepy reste un camp fermé, cerné de barbelés. Pour entrer, il faut franchir une large porte cadenassée, dont seule la police a la clé. Les jeunes Afghans qui jouent au foot dans la cour, derrière la grille, pensent tous être en prison. Aucun n’a vraiment compris qu’ils étaient là dans un souci de protection. Eman et ses copains sont tous arrivés quelques jours plus tôt à Lesbos en provenance de Turquie, située à seulement quelques milles marins. « Moi, en tout, j’ai payé près de 3 500 euros à des passeurs pour venir jusqu’ici, raconte l’adolescent âgé de 16 ans. Je suis passé par les villes iraniennes de Tabriz et Maku avant de prendre un bus entre le village turc de Dogubayazit et Istanbul, et puis le Zodiac jusqu’à Lesbos. »

Eman a voyagé tout seul, envoyé en éclaireur par sa famille dans l’espoir de pouvoir faire venir ensuite légalement sa mère et sa sœur une fois l’asile obtenu en Europe, au nom du rapprochement familial. Des dizaines de milliers de jeunes Afghans, principalement des garçons, sont ainsi jetés sur la route par des familles pressantes qui les somment d’aller gagner leur vie en Europe. D’autres ont fui devant les talibans qui reprennent des régions entières depuis le désengagement américain en Afghanistan. Aucun ne soupçonnait, avant de partir, la brutalité du voyage qui les attendait.

« Le plus dur, confie à voie basse Eman, pelotonné dans un coin de son lit superposé, c’est de protéger son corps des passeurs. » Silence et regard interloqué de l’interprète, qui demande des précisions. « Tu sais, ils nous emmènent dans les bois pour nous dépouiller, et puis nous… violenter. Tu vois ce que je veux dire… » Malheureusement oui, l’interprète, un Afghan lui aussi arrivé en Grèce, il y a longtemps déjà, voit très bien de quoi il parle. Les témoignages de viols sur les jeunes garçons afghans sont monnaie courante.

Eman se lance alors dans une vive discussion avec ses camarades sur la notion de liberté. « Pour moi, il s’agit de pouvoir aller à l’école sans craindre d’être enlevé », dit Parvan, 17 ans. « Moi, c’est de pouvoir faire de la musique et épouser la fille que j’aime qui est en Allemagne », lance un autre adolescent. « La liberté, pour moi, c’est quand la porte de la cage s’ouvre et que tu peux déployer tes ailes. L’Afghanistan, c’est une cage aujourd’hui », intervient alors un tout jeune garçon de 12 ans aux yeux d’un vert pur et transparent et aux traits si délicats que l’on dirait presque une fille. Une délicatesse que renforce encore le ton doux et posé avec lequel l’enfant se raconte.

Il souhaite que nous l’appelions Chadab, « Celui qui est joyeux » en farsi. La mort de son père, quatre mois avant sa naissance, a laissé sa famille dans le dénuement. « A 6 ans, j’ai commencé à travailler comme berger ». L’école, Chadab en rêve, mais n’y a jamais mis les pieds. En septembre 2015, avec 17 autres jeunes de son village, il prend la route. « Nous avons entendu Angela Merkel déclarer qu’elle accueillerait 800 000 réfugiés, alors, nous avons aussitôt commencé le voyage », dit-il.

Quinze jours de marche dans les montages d’Afghanistan et du Pakistan avant d’arriver en Iran. « Les passeurs nous disaient de nous reposer le jour dans des maisons qu’ils contrôlaient, et on marchait la nuit. » Chadab va passer deux mois en Iran à travailler dans une carrière de marbre. « Je travaillais de 7 heures du matin à 19 heures. Cela m’a permis de gagner de quoi continuer. » Un reportage de la chaîne américaine CBS, diffusé le 22 septembre, a récemment mis en lumière le travail forcé de très jeunes enfants syriens dans les ateliers textiles d’Istanbul en Turquie. Des petites mains pas chères, et que les familles démunies mettent au travail pour gagner l’argent du passage vers la Grèce, qui coûte encore, malgré le froid et l’hiver, entre 800 et 1 000 euros par personne.

Aujourd’hui, Chadab veut rejoindre au plus vite la Suède où, affirme-t-il, l’attend quelqu’un de son village. « Ce que je veux, c’est commencer ma vie d’enfant. J’ai assez bossé. » La Suède est d’ailleurs la principale destination de ces mineurs. « En 2015, nous avons enregistré 35 369 demandes d’asiles de mineurs étrangers non accompagnés contre 7 049 en 2014, souligne Olaf Zobel, de l’Agence suédoise pour la migration. Et parmi eux, 23 480 Afghans. »

  • Cet Afghan de 16 ans écoute de la pop iranienne sur son lit au Kepy de Lesbos.
  • Ces Afghans s'échangent des infos sur la suite de la route grâce à leurs téléphones portables.
  • Heure de la prière
  • « On se sent en prison ici »

Proies pour le trafic humain

En dehors du Kepy, Lesbos a aussi un autre centre d’accueil réservé aux MIE. Une belle maison néoclassique située en plein centre de Mytilène, la capitale de l’île, et gérée par l’organisation non gouvernementale Metadrassi. Un lieu ouvert celui-là. Douze lits en tout et la volonté de créer une atmosphère chaleureuse, presque familiale. « Notre boulot est de les ramener, pendant le temps qu’ils passent avec nous, vers cette enfance qu’ils ont perdue en route », souligne la coordinatrice du lieu Christina Dimakou.

Dans la vaste salle commune se côtoient des enfants de toutes les nationalités. Il y a Mohammed, 16 ans, originaire de Casablanca. Diplômé en arts graphiques, il aimerait devenir psychiatre. « J’ai un talent pour comprendre les gens et les apaiser », lâche-t-il en souriant avant de raconter son périple : « J’ai tenté trois fois la traversée pour la Grèce. La première fois, le boudin du Zodiac a explosé à 200 mètres de la côte turque. On a dû tous rentrer à la nage en tenant les bébés au-dessus de nos têtes. Sur la plage je tentais de calmer les mamans. La seconde fois, les gardes-côtes turcs nous ont refoulés, et puis la troisième, ç’a été la bonne. »

  • La nuit tombe sur le refuge et ses 12 pensionnaires du jour.
  • Les deux interprètes, farsi et arabe, à l'entrée du refuge de l'association Metadrassi à Mytilène.
  • Ce jeune Marocain restera quelques jours au refuge avant de tenter sa chance vers la Macédoine.
  • Christina Dimakou, coordinatrice du refuge, explique leurs droits à ces deux jeunes filles afghanes de 14 et 16 ans.

Un peu plus loin, recroquevillée dans un coin du canapé, Fatima, une Somalienne de 16 ans, demande dans un souffle presque inaudible : « Comment c’est l’école en Europe ? » Elle a quitté la Somalie pour Dubaï et a ensuite pris un vol pour Istanbul avant de s’embarquer sur l’habituel Zodiac pour la Grèce. Autour d’elle, beaucoup de douceur du personnel féminin. Il ne faut pas la brusquer. Avec l’espoir de réussir à créer un lien de confiance et de l’amener à s’ouvrir. A raconter ce que tous soupçonnent. Ce qu’elle ne verbalise pas, mais que son repli de la vie collective, son regard triste, son mutisme disent pour elle. « Je suis à 90 % sûre qu’elle est victime d’un trafic humain et qu’elle a déjà subi des horreurs, affirme la psychologue du refuge. Deux hommes étranges la recherchent sur l’île. Il va falloir redoubler de vigilance avec elle ; et de patience. Rien ne sert d’ouvrir des blessures que l’on ne pourra pas soigner ici… »

La traite humaine, le principal danger des mineurs non accompagnés sur la route. Dimanche 31 janvier, l’agence de coordination policière Europol annonçait la disparition d’au moins 10 000 d’entre eux sur le sol européen en dix-huit mois. Après avoir été enregistrés à différents points d’entrée, en Italie, en Grèce, ils n’ont plus donné signe de vie. Personne ne sait où ils sont, ce qu’ils font ni avec qui. Europol redoute qu’une partie d’entre eux ne soit tombée entre les mains de groupes criminels actifs dans la traite d’êtres humains.

« Je crains que cette crise migratoire ne se transforme en crise de la traite humaine à très court terme », se désole Heracles Moskoff, le rapporteur national grec pour la lutte contre la traite humaine. Pour lui, « ces mineurs voyageant seuls sont une cible idéale pour les réseaux d’exploitation sexuelle, de travail au noir, ou de mendicité forcée ». Il essaie vaille que vaille, depuis plus de deux ans, de faire collaborer tous les acteurs grecs – police, justice, ONG, société civile – impliqués dans la lutte contre ces trafics. « Nous tentons, dans les centres d’enregistrement de migrants, de sensibiliser le personnel à l’identification des victimes de traite humaine », explique-t-il. Pour l’instant cependant, aucune notification n’est remontée dans le système national d’orientation créé par le service de M. Moskoff.

« Ici, à Moria, c’est le personnel de l’Agence européenne de gestion des frontières extérieures [Frontex] qui mène les opérations d’identification de migrants. Et ils sont d’abord préoccupés par la sécurité, en se concentrant notamment sur l’établissement de la nationalité des migrants, pas tellement sur la recherche de populations vulnérables comme les victimes de traite humaine ou les mineurs non accompagnés », regrette un policier grec du camp de Lesbos.

« Nous demandons aux travailleurs sociaux du Kepy ou des ONG de remplir des formulaires d’évaluation psychologique de chaque MIE identifié, souligne Christos Dimopoulos depuis son bureau athénien de l’EKKA. Moi je ne vois que ces formulaires, mais je sais détecter derrière ces données les possibles victimes de trafic humain. Les jeunes filles africaines par exemple ont souvent été violées sur la route. Si une gamine reste longtemps en Turquie, on peut soupçonner qu’elle y a été exploitée sexuellement. A l’inverse, une qui arrive très, très vite, en ayant pris l’avion, je me dis qu’elle est peut-être otage d’un réseau de prostitution. Bref, ce formulaire aide à poser des alarmes. » Et lorsque l’EKKA transfère ces enfants des refuges transitoires des îles vers les refuges du continent, ajoute-t-il, « alors, nous signalons ces alarmes aux travailleurs sociaux pour qu’ils puissent accompagner les enfants. Nous savons aussi par exemple qu’énormément de jeunes hommes afghans que nous voyons passer sont ensuite exploités sexuellement dans les pays de destination. Nous essayons donc de les convaincre de rester en Grèce et de demander l’asile ici ».

Car, après le camp transitoire d’accueil au point d’entrée, les mineurs non accompagnés sont escortés jusque dans l’un des 17 refuges (432 lits) répartis à travers tout le pays, de la Crète à Thessalonique. « Que le mineur soit recueilli par un Kepy [il en existe deux en Grèce, à Lesbos et à Orestiada, près de la frontière terrestre avec la Turquie] ou par une ONG, les responsables doivent nous envoyer une demande d’hébergement pour que nous organisions, en collaboration avec les procureurs désignés comme les tuteurs légaux, son transfert vers le continent », explique M. Dimopoulos.

Mohammed, bloqué en Serbie

En 2014, sur les 77 000 migrants arrivés en Grèce, l’EKKA a reçu 2 390 demandes d’hébergement. En 2015, alors que le flux global a bondi à plus de 800 000 personnes, le nombre de demandes est resté stable (2 248). « Nous en attendions au minimum quatre fois plus, précise le responsable. Cela veut dire que, au plus fort de la crise, entre juin et novembre 2015, l’identification de cette population particulièrement vulnérable par les forces de police chargées de l’enregistrement des migrants n’a pas eu lieu. » Selon Sofia Kouvelaki, de la Fondation Bodossaki qui vient de créer un fonds pour soutenir les MIE, sur la même période, « l’ancienne République yougoslave de Macédoine annonçait avoir enregistré au moins 18 000 mineurs non accompagnés ».

La situation semble cependant avoir dramatiquement évolué en janvier. « Nous avons déjà reçu 395 demandes, contre 75 à la même période en 2015. Tous les refuges sont pleins, et j’ai désormais une liste d’attente de plus de 51 personnes. Alors, je donne la priorité aux enfants de 10 à 12 ans et suis obligé de laisser ceux de plus de 17 ans en transit », se désole M. Dimopoulos.

Le transfert vers le continent se fait sous escorte, avec des travailleurs sociaux et des interprètes de Metadrassi. « Eman, Chabad, préparez vos affaires, vous partez ce soir », annonce Spyros Kourtis, le responsable du Kepy, aux deux jeunes garçons. En tout, ils seront 12 enfants à voyager par le ferry du soir, dont 6 Afghans, 1 Pakistanais, 2 Marocains, et 3 Syriens. Les attendent douze heures de traversée à bord d’un navire bondé de réfugiés. « Les transferts, c’est un moment de grande tension pour nos volontaires, explique Laura Pappas, la présidente de Metadrassi. Car ils doivent surveiller les mômes comme du lait sur le feu. On en a déjà eu qui s’ouvraient les veines ou voulaient sauter du bateau. »

  • Evdokia supervise le transfert des mineurs non accompagnés en ferry vers le port du Pirée.

Ce soir-là, la responsable du transfert est une jeune femme de 28 ans, Evdokia Bakalou. Elle commence par confisquer les téléphones portables, puis installe tout son monde à des tables le plus à l’écart possible de la foule. « Nous devons les protéger des passeurs qui circulent à bord du bateau à la recherche de clients », précise cette avocate de formation. « Rends-moi mon téléphone, t’es pas ma mère, s’énerve un des ados. On a fait la route tout seul jusqu’ici, tu peux pas nous lâcher, là ? » Justement non. Evdokia ne peut pas les lâcher. Au moins jusqu’à la porte du refuge où ils ont été affectés.

Mais ensuite ? « Environ 80 % des mineurs s’enfuient dans les 48 heures après être arrivés sur le continent, regrette Laura Pappas. Ils subissent une pression très forte, soit des familles en amont, soit des passeurs, soit des réseaux dont ils sont victimes pour quitter les refuges et repartir le plus vite possible. »

C’est d’ailleurs ce que fera Mohammed, l’aspirant psychiatre. Après une nuit dans son refuge athénien, il montera dans un bus. Direction Idomeni, à la frontière gréco-macédonienne. Quelques jours plus tard, c’est par la messagerie électronique WhatsApp qu’il raconte la suite de son périple : « J’ai essayé de passer trois fois dans les montagnes, et deux fois la police macédonienne m’a refoulé. » Depuis le mois de décembre 2015, en effet, la Macédoine n’accepte plus que les réfugiés syriens, irakiens et afghans en refusant les ressortissants d’autres pays et notamment les Marocains, considérés comme de « simples » migrants économiques. « Finalement, j’ai réussi à rejoindre la Serbie, mais là ça fait maintenant une semaine que je suis bloqué dans la ville de Sid. Impossible de passer la frontière avec la Croatie, car la police croate surveille tout. Et je ne peux pas payer le passeur qui demande 1 500 euros pour aller en Autriche », explique Mohammed qui, faute d’hébergement, vit en ce moment même dans la rue de cette petite ville du nord de la Serbie, où il fait – 5 °C. « Il y a plein de mômes comme moi, et même des plus jeunes, décrit-il. C’est beaucoup plus dur que ce que je pensais. Peut-être aurais-je dû rester à Athènes, mais je dois avancer et rembourser les 3 000 euros que j’ai empruntés pour ce voyage. »

  • Ce jeune Somalien est au refuge depuis un an et suit des cours de grec.
  • Hussam joue du Sazi depuis son enfance passée au Kurdistan irakien.

« Mafias balkaniques »

Rester au refuge, essayer de se fixer en Grèce ou tenter d’organiser une procédure de rapprochement familial avec un membre de la famille déjà arrivé en Europe… Dans le SMA, un refuge de 17 places situé en plein cœur d’Athènes et géré par la Société de soins aux mineurs, la plupart des pensionnaires ont fait le choix de ne pas tenter de repartir illico. « C’est un combat de chaque jour pour gagner leur confiance et les convaincre qu’ils seront plus en sécurité ici qu’à se jeter dans les bras des mafias balkaniques, reconnaît Dimitra Adamadidou, coordinatrice du SMA. Le problème, c’est que le rapprochement familial prend entre sept et neuf mois selon les pays, c’est beaucoup trop long pour tout le monde. Il faudrait que l’Europe mette en place un système harmonisé et rapide pour tous les mineurs pouvant en bénéficier. »

Hussam, un Kurde irakien qui vient tout juste de fêter ses 18 ans, habite au SMA depuis plus d’un an. Parti de Messine sur un bateau avec 800 personnes pour l’Italie, avec à bord cinq jours de nourriture, il a dérivé pendant douze jours avant d’être secouru par les gardes-côtes grecs au large de la Crète. Identifié comme mineur non accompagné, il est d’abord transféré dans des camps de rétention, avec des majeurs, où il restera plus de six mois. « C’était très dur la vie en prison. Beaucoup de bagarres, pas assez à manger. Et puis ils m’ont mis dans ce centre ici et m’ont envoyé à l’école », dit-il.

Tous les enfants du SMA sont en effet scolarisés dans l’une des quatre écoles multiculturelles de la capitale grecque. « C’est l’un des outils pour les fixer ici, précise Dimitra. L’école leur redonne un sentiment de normalité, alors qu’ils sont tous déscolarisés depuis des mois. Les règles leur font du bien, les aident à se restructurer et à gagner en autonomie. »

En un an à peine, Hussam maîtrise déjà assez bien le grec. Il aime le foot, et a une petite amie d’origine géorgienne qu’il emmène se promener le long du front de mer, faute d’argent pour sortir dans les cafés. « Je suis resté ici, parce que j’avais un oncle en Angleterre, et ils m’ont dit qu’ils pouvaient nous réunir », explique le jeune homme. Ce qu’il a compris entre les lignes, mais que le personnel social ne lui a jamais totalement confirmé, c’est que son oncle a refusé d’entreprendre les démarches de rapprochement familial.

Maintenant il a plus de 18 ans, ne peut plus bénéficier de cette procédure et a donc demandé l’asile ici, en Grèce. « J’aime l’école, et j’aimerais étudier, mais j’ai 18 ans. Ils ne vont pas pouvoir me garder très longtemps ici. Où vais-je aller ? Je vais devoir quitter l’école pour gagner ma vie, payer un loyer et la bouffe, alors que c’est la crise ici. Je me sens coincé. »

La Grèce a effectivement peu à offrir aux majeurs demandeurs d’asile. Il n’y a que 1 100 places d’accueil, pas d’aides au logement, à l’apprentissage de la langue ou à la recherche d’emploi. Pour échapper à ces angoisses sur cet avenir qui s’annonce compliqué, Hussam se réfugie dans la musique. « Je joue du sazi, un instrument traditionnel de mon pays. Dès que je rentre de l’école, je m’entraîne, et je pense à ma mère qui adorait me voir jouer. » Assis sur son lit, le jeune homme se lance dans un air kurde lorsque soudain entre en trombe un Syrien de 12 ans. En deux minutes, l’atmosphère tranquille vire à l’orage, et les insultes en arabe pleuvent. « Lui, c’est Naïm, les gens de Daech l’ont rendu complètement timbré », souffle Hussam.

  • Détente et foot au pied de la colline Strefi à Athènes.
  • Un dimanche à la fête foraine pour les pensionnaires du SMA.

Violence à fleur de peau

Naïm, c’est un cas spécial pour tout le monde et surtout pour les psychologues du centre. Originaire de Rakka, en Syrie, il est passé par les camps d’entraînement de l’organisation Etat islamique (EI). Il en a gardé un regard sombre et une violence à fleur de peau. « Daech [acronyme arabe de l’EI] a fermé notre école primaire et après ils voulaient faire de nous des soldats, raconte-t-il en aparté. L’entraînement militaire, ce sont des heures de course et d’exercices où l’on nous frappe aux jambes et au ventre pour nous endurcir. Et où l’on nous prive d’eau pour apprendre à ne pas en avoir besoin. » Naïm dit aussi que les recrues vivent séparées de leurs familles pendant des mois à regarder des vidéos de décapitations et à apprendre le Coran. « Il y avait un Irakien qui vivait aussi en Suède. Lui, je l’aimais. Il était gentil avec moi. C’est lui qui m’a appris le petit djihad, écouter et respecter ses parents, et puis le grand djihad qui consiste à punir les infidèles. Moi, je n’ai pas peur de mourir. L’important, c’est d’aller au paradis », récite-t-il.

C’est sa grand-mère, alarmée de l’endoctrinement subi par son petit-fils, qui monnaie son départ avec l’EI. C’est du moins ce que Naïm a expliqué aux travailleurs sociaux du SMA. « On a entrepris un travail avec les psys pour renverser le lavage de cerveau dont il a été victime. C’est long, mais il va déjà mieux. On a réussi à ce qu’il ne se jette plus sur un couteau ou une fourchette pour attaquer les autres enfants lorsqu’il s’engueule avec eux. Naïm doit partir rejoindre son père installé aux Etats-Unis. Nous allons profiter des sept mois que prend la procédure pour le raccrocher au monde réel », assure Dimitra.

Quelle innocence reste-t-il derrière cette enfance martyrisée ? « Tu aimes les chiens, toi ? » demande-t-il d’un coup, dans un sourire aussi furtif qu’éblouissant, avant de reprendre : « Moi beaucoup. Ils ne font jamais de mal. »

Naïm, Fatima, Eman, Hussam, Mohammed ou Chadab… Qu’ils en aient été témoin ou victime, aucun de ces enfants n’a échappé à la violence sur la route. Un naufrage collectif total pour une Europe qui a longtemps mis les droits de l’enfant au cœur de ses valeurs et de ses aspirations.

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