“Trepalium” sur Arte : une série qui nous téléporte dans un futur glacial

Dans un monde déshumanisé, le bannissement dans la Zone attend les sans-emploi, troupeau errant entre des ruines urbaines. Une série d'anticipation saisissante qui questionne jusqu'à l'absurde la place du travail dans notre société.

Par Isabelle Poitte

Publié le 11 février 2016 à 11h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h25

Chômage, précarité, souffrance au travail, accroissement des inégalités... Le cauchemar, nous souffle Trepalium, a déjà commencé. Et voilà comment il pourrait se terminer : en un monde déshumanisé qui, pour assurer le confort de ses 20 % d'actifs, aurait relégué les 80 % de sa population sans ­emploi derrière un mur immense. Une majorité « enfermée dehors » et condamnée à survivre dans un ­territoire à l'abandon, la Zone. Et une élite qui a tué sentiments et émotions pour rester du « bon côté ».

Si Hollywood en raffole, si les Britanniques y trouvent leurs marques (notamment à travers la série Black Mirror), le récit d'anticipation pessimiste ou « dystopie » n'avait jusque-là pas beaucoup inspiré les scénaristes français, ni les producteurs. Il fallait un certain culot et une réelle vision créatrice pour tenter l'aventure. Avec la série Trepalium, diffusée sur Arte, les jeunes auteurs Antarès Bassis et Sophie Hiet se sont lancé un pari aussi audacieux que complexe : entrelacer un univers futuriste crédible, un sous-texte saisissant sur la place du travail dans notre société, et une trame romanesque en seu­lement six épisodes (avec un budget, ­plutôt serré, comparable à celui des autres séries d'Arte). Forcément, la fiction « déborde » d'idées, de références, de personnages, et n'échappe pas à quelques maladresses. Elle étonne et séduit autant qu'elle frustre. Et méritait bien qu'on se penche sur son cas. Autopsie d'une série prometteuse, victime de ses ambitions.

Un futur pas si lointain

Le futur envisagé par Trepalium est à la fois glaçant et familier. La ville se déploie dans un labyrinthe de couloirs, d'escalators et de rues grises. Elle est parcourue par des visages sans expression, des silhouettes uniformes que Vincent Lannoo, le réalisateur, filme comme les rouages d'une mécanique immuable (lire ci-contre). La Zone, où s'entassent les sans-emploi, évoque un paysage urbain d'aujourd'hui en ruine. « L'idée, explique Antarès Bassis, était de ne pas sombrer dans la débauche de technologie et de gadgets de science-fiction. Des films comme Bienvenue à Gattaca, Soleil vert ou Les Fils de l'homme ont été des sources d'inspiration importantes. Dans ces œuvres sans moyens spectaculaires, c'est le sens qui importe. » Le monde de Trepalium a tout du cauchemar orwellien. L'unique employeur, Aquaville, firme qui détient le contrôle de l'eau potable, règne sur l'intimité et la destinée des individus. Un signe de faiblesse, une baisse de productivité ? Votre billet sans retour vers la Zone vous attend. Le sort des actifs n'est finalement pas beaucoup plus enviable que celui des « zonards » : la peur est constante, le contrôle, permanent. Si la vision d'une société totalitaire façon « Big Brother » n'est pas neuve, elle a le mérite de la cohérence. Côté Zone, en revanche, l'approche est plus flottante : quelques bâtiments délabrés ne suffisent pas à faire véritablement exister les lieux et la société qui s'y est constituée.

Izia (Léonie Simaga), l’héroïne de la Zone qui va semer le trouble dans la Ville.

Izia (Léonie Simaga), l’héroïne de la Zone qui va semer le trouble dans la Ville. © Kelija/Jean-Claude Lother

L'être et le travail

Dans l'Antiquité, trepalium désignait un instrument de torture. C'est la racine du mot « travailler »... Le thème taraude les deux scénaristes depuis plusieurs années. Déjà en 2007, ils signaient L'Emploi vide, moyen métrage qui préfigure la série. « Nous avions ­envie de parler de la place centrale que le travail occupe dans notre société, confirme Sophie Hiet. C'est aussi une façon d'interroger l'individu et son identité. » Le monde de Trepalium se pose comme une extrapolation du réel... Et les auteurs de citer comme source d'inspiration le grinçant documentaire La Gueule de l'emploi, de Didier Cros, sur une session de recrutement collectif.

La série pousse jusqu'à l'absurde la violence à l'œuvre dans l'entreprise. Tombant sur le cadavre de son chef, Ruben, un des « actifs » d'Aquaville, a pour premier réflexe de prendre son téléphone pour postuler à sa succession... Eloquent, le message de la série prend des allures de brûlot antilibéral assez gonflé. Viennent s'y ajouter d'autres enjeux, moins creusés, comme la pollution de l'eau, la foi, la lutte contre la ségrégation... Trop, c'est trop. Les résonances contemporaines et historiques sont partout (de l'apartheid aux problèmes du Proche-Orient), au point que le sens finit par parasiter le plaisir de la fiction.

Un souffle romanesque à l'étroit

Comment vivre, aimer, élever des enfants dans un monde où seule compte la valeur travail ? La question irrigue la série à travers une (trop) riche galerie de personnages. Fidèle aux figures imposées du genre, le scénario entremêle comme il peut de multiples niveaux de récits. Mélo, thriller politique, drame familial..., Trepalium se veut sur tous les fronts. L'histoire qui se noue entre Ruben, l'actif, et Izia, une zonarde employée dans la ville dans le cadre d'une mesure gouvernementale, sert de fil rouge mais souffre... « Beaucoup de choses ont été coupées, notamment ce qui avait trait à la chair. Le montage est allé vers quelque chose de plus sec et froid », observe Léonie Simaga (Izia). Faute de temps, de nombreux personnages ne sont qu'esquissés, et la fin expédiée en forme de twist laisse perplexe. Elle a été imposée aux créateurs de la série, qui auraient préféré « la lumière et l'utopie » à cette note de cynisme. Autre couac évident : les derniers épisodes s'emploient à mettre en place les germes d'une seconde saison... mais Arte vient d'annoncer qu'il n'y aurait pas de suite. La chaîne poursuivra son exploration du genre sur le mode de l'« anthologie » (avec une nouvelle thématique à chaque série). Son prochain cauchemar ? Le vieillissement de la population. 

 

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