En panne d’invention pure, la mode du XXIe siècle oblige les designers à constituer autrement leur langage : ils compilent, filtrent, retravaillent, avec le plus de distance possible, les références esthétiques passées. Cet exercice de remix est calibré idéalement pour une nouvelle génération de consommateurs éternellement connectés à Pinterest ou à Instagram, et donc très au fait des références utilisées par leurs créateurs favoris.
La mode américaine est à l’aise avec cette configuration : relativement jeune par rapport aux cultures créatives européennes, elle partage, avec le cinéma, la musique, les arts visuels en général, une imagerie universellement séduisante : celle de l’Amérique, terre de toutes les promesses. Les designers n’ont qu’à puiser dans ce vivier pour s’attirer les faveurs d’une clientèle mondiale.
Et la voie la plus directe n’est pas la moins efficace : le décor de paquebot transatlantique du défilé Tommy Hilfiger est éloquent. Les manteaux et capes d’officiers navals, les galons or posés sur les grands pantalons marine et les rayures qui réveillent les vestes en mouton retourné ne manquent pas de charme. En revanche, les robes à épaules bouffantes, portées avec des chaussettes dorées volantées et une tiare en strass évoquent davantage le vêtement de poupée qu’un glamour transatlantique. Le message, en tout cas, est clair : l’Amérique selon Hilfiger est celle des films de Frank Capra.
Chez Coach, l’Amérique de « Happy Days » est passée au filtre du designer londonien Stuart Vevers. Le gang de filles qui occupent le podium associe style américain millésimé années 1950 avec un goût du rock et du vintage très anglais. Blouson de college américain couvert de patchs, minirobe aux imprimés composites, manteau de cuir aux textures assouplies, motifs de cartoon futuriste, bottines western en cuir Lurex, besaces cloutées : le styliste invente un vestiaire cool et frais, habilement saturé de références attachantes et consensuelles.
C’est, d’ailleurs, une image saine de l’Amérique qui domine les collections. Inspirée par le film d’Eric Rohmer, L’Amour l’après-midi (1972), Tory Burch imagine ainsi le vestiaire d’une Américaine aisée fascinée par la bourgeoisie française. Jupe mi-longue en cuir, tailleur-pantalon porté avec une blouse à col cravate, robe en soie à motifs équestres, pantalon façon jogging et haut à losanges rebrodés, robe djellaba en soie Lurex pour le soir : cet ensemble très années 1970 renvoie à une femme cultivée qui se rêve en Delphine Seyrig, laissant un sillage de rive gauche dans un appartement au décor pompidolien éclectique.
Rag & Bone parle d’une Amérique plus concrète : celle de la rue et du sportswear, qui fascine le reste du monde. Rien de révolutionnaire ici, juste de belles pièces : grand pull asymétrique, longue chemise de soie à carreaux, bottines vernies zippées à gros talons, blouson en Nylon kaki et mouton retourné, pantalon de motard en cuir. L’Amérique cool et athlétique est là, avec un sens de la démocratie vestimentaire ultra-efficace.
Jean Touitou a amené un peu du easy chic à la française à New York avec sa collection A.P.C., présentée ici pour marquer sa collaboration avec la marque de vêtements de sport Outdoor Voices, le temps d’une ligne capsule. Si sa mode ne parle pas directement de l’Amérique, elle parle à l’Amérique (où la première boutique A.P.C. a ouvert en 1993). Les jupes mi-longues, les blouses à col Mao et manches arrondies, les robes chemises en velours milleraies et salopettes chinées portées avec des bottes en cuir naturel sont prêtes à séduire un public cool et francophile qui n’aime pas se faire remarquer.
Chez Opening Ceremony, l’humeur est plus underground. Si La Famille Tenenbaum, de Wes Anderson, et « Les Jetson » organisaient un dîner de Thanksgiving, ils s’habilleraient sans doute comme cela. Ce mélange vintage années 1970, rétro futuriste et décalé, est la drogue vestimentaire favorite d’une Amérique intello branchée arty. Les parkas ceinturées serrées sur des cuissardes extra-montantes, les jacquards à motifs panthère op art ou paysage, les ensembles pyjamas en brocart de velours argent ou les mailles zippées habillent des femmes excentriques, mais socialement intégrées.
Fils spirituel « fashion » de John Waters, Jeremy Scott cultive un goût pour le kitsch populaire et l’esthétique Barbie. Bienvenue dans un monde trash et coloré. Microjupe en cuir Lurex portée avec des bottes de cow-boy en plastique, robes chemises à motifs guitare, micropull en mohair, jean à poches PVC fluo : toute la panoplie d’un mauvais goût assumé est là. Car, dans ce pays, les contre-cultures peuvent aussi s’exprimer en liberté.
Celle de Rodarte est plus raffinée, proche de la haute couture. Coauteures de ce label californien, les sœurs Mulleavy sont obsédées par les matières et les textures et possèdent une culture kaléidoscopique. Avec leurs longues robes incrustées de dentelles, de cuir, de paillettes, leurs souliers volantés à talons mi-pic à glace mi-bijou, les marqueteries de fourrure, maille et soie aux broderies savantes, les grappes de fleurs naturelles et métalliques, les mannequins aux bouches d’un rouge presque noir, elles imaginent un monde entre conte gothique et production délicate du Songe d’une nuit d’été.
Cette vision unique dans la mode états-unienne est celle d’une Amérique onirique et cinématographique : Kate et Laura Mulleavy viennent de réaliser un long-métrage, Woodshock. Et puis, ici, comme ailleurs, ce qui compte c’est de stimuler l’imagination.
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu