Ellen Page : “Deux femmes dans les rôles principaux, ça reste un défi pour l'industrie du film”

A l'affiche de “Free Love”, un mélo engagé pour les droits des homosexuels aux Etats-Unis, Ellen Page évoque sans détours son premier rôle de gay, revient sur son coming out et fustige le sexisme à Hollywood. Reprise d'un entretien sans tabou à l'occasion de notre dossier justement consacré au sexisme à Hollywood et dans l'audiovisuel français.

Par Propos recueillis par Mathilde Blottière

Publié le 17 février 2016 à 17h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h27

Juno n'avait pas sa langue dans sa poche. Ellen Page non plus. Neuf ans après avoir brillamment incarné l'ado en cloque la plus irrésistible de l'histoire du cinéma, l'actrice canadienne au minois mutin a beau aborder les rivages de la trentaine, elle garde, comme la bravache Juno, une certaine prédisposition à l'irrévérence.

Quand Ellen Page l'ouvre, c'est pour qu'on l'entende… Comme en ce jour de la Saint Valentin, il y a deux ans. La star a alors 27 ans, et une subite envie de renvoyer l'hypocrite Hollywood à ses responsabilités. A la tribune d'une conférence à Los Angeles, son coming out eut un effet retentissant. « Je suis ici aujourd'hui parce que je suis homosexuelle. […] Je suis fatiguée de me cacher et de mentir par omission. » Il n'en fallait pas plus pour propulser illico la brindille brunette en porte-parole glamour et planétaire de la communauté LGBT.

Dans la foulée, elle avait ensuite recadré l'imprudent Matt Damon, s'interrogeant tout haut sur la pertinence d'une telle révélation. C'est vrai, ça, est-ce que lui, Matt Damon, homme blanc hétérosexuel, a jamais éprouvé le besoin de révéler à la face du monde qu'il couche avec des femmes ? Depuis, l'héroïne passe-muraille de X-Men passée chez Christopher Nolan (Inception) ou Woody Allen (To Rome with Love) prend souvent la parole, pour l'accès à la pilule du lendemain, les droits des gays et lesbiennes et l'égalité des sexes à Hollywood (et ailleurs). Elle anime même une série documentaire, Gaycation sur la chaîne TV de Vice.

De passage à Paris pour défendre Free love – l'histoire vraie d'une policière atteinte d'un cancer (Julianne Moore) se battant pour que sa compagne (Ellen Page) puisse toucher sa pension après sa mort – l'actrice, toute en noir et en cuir, nous parle du « male gaze », ce regard insistant des hommes sur les femmes, et de la représentation des minorités sur le grand écran d'Hollywood.

Carol, The Danish Girl et maintenant Free love… On dirait que le cinéma américain commence à s'intéresser à autre chose qu'aux histoires d'amour entre hétérosexuels. Mouvement de fond ou écran de fumée ?

Ces films envoient un bon signal. Et j'espère que cet intérêt va s'inscrire dans la durée. Il faut y voir le résultat des risques pris d'abord par la télé, avec des séries comme Orange is the new black ou Transparent. Enfin, des gays, des lesbiennes, des trans se retrouvent à l'écran, et à terme, avec un peu de chance, toutes les minorités.

Free love est un vieux projet. Quand en avez-vous eu vent pour la première fois et pourquoi a-t-il mis si longtemps à se monter ?

Oui, j'ai été approchée à l'époque où cette histoire faisait l'objet d'un court métrage documentaire. C'était en 2008. Ça m'a totalement bouleversée et j'ai tout de suite dit oui pour jouer le personnage de Stacie. J'ai suivi tout le processus, long processus, du développement à la sortie du film. Sept ans ont été nécessaires. Mais je pense honnêtement que cette lenteur est moins liée au sujet du film qu'à son économie : le cinéma indépendant est de plus en plus difficile à financer. Qui plus est sans doute avec des femmes dans les deux rôles principaux… Le budget s'amenuise de jour en jour, vous avez moins de temps pour tourner, ça craint.

“Rien n'est plus important que d'être en mesure de vivre sa vie.”

C'est la première fois de votre déjà longue carrière que vous jouez une lesbienne. Joue-t-on plus juste ce qu'on connaît mieux – en l'occurrence, l'obligation de devoir se battre pour obtenir son dû ?

Tant de membres de la communauté gay et lesbienne sont susceptibles de se retrouver à tel ou tel stade du parcours de Stacie et Laurel. Mentir au boulot pour conserver une vie sociale « normale », n'être soi-même que dans le strict cadre de l'intimité, etc. Tous sont familiers de ces situations délicates, souvent douloureuses. Pour moi, c'était important de jouer enfin un personnage gay, et surtout de raconter une histoire authentique qui montre ce que cela implique de devoir dissimuler pour éviter les problèmes.

Avez-vous le sentiment d'avoir payé votre coming out, professionnellement parlant ?

Oh mon dieu, je n'ai vraiment aucun regret à ce sujet ! Pour moi, ce coming out n'a eu que des retombées positives. Le fait de m'être si longtemps cachée a affecté ma carrière bien davantage que mon coming out aurait pu le faire ! J'étais malheureuse, j'avais perdu l'inspiration et la passion pour ce métier. Cette situation m'a ravi une grande partie de mon amour du jeu ! Mon coming out m'a permis de renouer avec l'enthousiasme que je ressentais, adolescente, pour ce métier. Je peux enfin m'engager sur des voies artistiques que je n'aurais pu emprunter avant, qu'il s'agisse de films que je produis avec des personnages LGBT ou de la série documentaire que j'anime sur Vice TV. C'est plutôt agréable d'accorder son identité professionnelle avec son identité personnelle. Quant aux rôles qu'on m'aurait peut-être proposés si je n'avais pas révélé mon homosexualité… Peu importe. Rien n'est plus important que d'être en mesure de vivre sa vie.

Les films mentionnés ont tous été réalisés par des hommes. Est-ce si difficile de convaincre Hollywood qu'une femme peut, aussi bien qu'un homme, passer derrière la caméra ?

Non, je crois que c'est possible. Certaines de mes amies, c'est vrai, n'ont jamais travaillé avec des réalisatrices. Ce n'est pas mon cas, loin de là. Quand il a été question de choisir un réalisateur pour Free love, Peter Sollett m'est apparu comme la personne la mieux placée. Après, oui, il est évident que l'industrie du cinéma américaine, comme l'écrasante majorité des autres secteurs, est dominée par les hommes mais je sens que c'est en train de changer. Mon prochain film, sélectionné à Sundance, a été réalisée par une femme [Tallulah, écrit et réalisé par Sian Heder, l'une des scénaristes de Orange is the new black, NDRL], je produis deux films réalisés par des femmes… J'ai l'impression que ça y est, le seul fait qu'on ait cette conversation, est le signe que ça change.

Avez-vous déjà été victime de discrimination ?

J'en ai au moins été témoin. On a tous entendu des anecdotes et des histoires de sexisme ordinaire. J'avais 10 ans quand j'ai foulé pour la première fois un plateau de cinéma donc oui, je crois pouvoir dire que j'ai eu ma part de comportements et de réflexions, disons… inappropriées. Le problème, c'est que la plupart du temps, même si on en pense pas moins, on s'écrase. Parce ce que les choses sont dites sur le ton de la plaisanterie. Parce qu'on n'ose pas. Parce qu'on est jeune.

Pour la première fois aujourd'hui, je me sens prête, comme Jennifer Lawrence écrivant sa lettre ouverte, à donner ma putain d'opinion. Peut-être grâce au coming out, à mes projets en tant que productrice, je me sens plus forte et plus légitime pour prendre la parole sur ces questions.

En tant qu'actrice, que pouvez-vous faire pour changer les choses ?

J'ai la chance d'être dans une position avantageuse et confortable qui me permet de choisir mes rôles. Donc, évidemment, je fais particulièrement attention aux personnages de femmes que j'accepte de jouer. J'attends d'eux qu'ils soient bien écrits, nuancés, parfois exemplaires. Je suis consciente de ce luxe et j'en jouis. Mais c'est encore plus important pour moi de développer mes propres projets. Je suis par exemple très heureuse du film Into the forest, où je joue la sœur d'Evan Rachel Wood ou encore de cette histoire d'amour lesbien avec Kate Mara produite avec Christine Vachon [la productrice du réalisateur indépendant Todd Haynes, NDRL]. Aider ce type de personnages ou d'histoires à émerger, c'est évidemment une façon très concrète de faire évoluer les choses… Par ailleurs, je suis très contente de pouvoir partager l'affiche avec des actrices qui sont aussi de bonnes amies dans la vie : les acteurs ont très souvent l'opportunité de travailler avec leurs copains, les actrices presque jamais sous prétexte, autre stéréotype, que nous serions des créatures compétitives et forcément concurrentes. Deux femmes dans les rôles principaux, ça reste un défi pour l'industrie du film !

Avez-vous déjà envisagé d'écrire vous-même un film, voire de le réaliser ?

Oui, il y a quelques années j'ai écrit une série comique pour HBO avec Shawn Tillman et Alia Shawkat. Elle ne s'est finalement jamais faite, mais ça a été une super expérience. En ce moment, je suis au stade préliminaire d'une autre collaboration mais je ne peux pas en dire plus. Il n'y aura pas de rôle pour moi, j'ai juste envie de participer à l'écriture…

“Comment peut-on ne pas être féministe aujourd'hui ?”

Quelle(s) mesure(s) serai(en)t urgente(s) à prendre en matière de lutte contre les discriminations à Hollywood ?

J'espère que l'enquête fédérale de l'EEOC (Equal Employment Opportunity Commission) explorera tous les aspects du problème. On parle beaucoup du statut des actrices et, surtout, du manque de réalisatrices à Hollywood. C'est un enjeu majeur puisque ce sont elles qui pourront, en définitive, mettre fin au fameux « male gaze », faire évoluer les représentations en proposant d'autres personnages, d'autres perspectives et plus de rôles pour les femmes. Mais il ne faudrait surtout pas en rester là. Oublier le peu de monteuses, chefs-ops et compositrices aptes à vivre de leur travail aujourd'hui. Dans toute ma carrière, j'ai dû travailler avec… trois chefs-ops femmes ? L'industrie du film aux Etats-Unis, c'est encore et toujours des hommes. Et des blancs ! Il faut que ça change [cet entretien avec Ellen Page a eu lieu avant la polémique sur le manque de diversité de la sélection des Oscars, NDRL], pour les femmes bien sûr, mais aussi les peuples natifs, les Afro-Américains, les Latinos, les gays, les lesbiennes, toutes les minorités !

Parlez-nous de votre show télé intitulé Gaycation

C'est une série documentaire imaginée avec mon ami, Ian Daniel, qui est gay lui aussi. L'idée de ce show itinérant qui sera diffusé sur Viceland, la plateforme TV de Vice, c'est de partir à la rencontre des communautés LGBT dans différents pays du monde, du Brésil au Japon. Il s'agit aussi, en filigrane, de dresser un état des lieux de l'homophobie à travers le monde. Ce projet m'a beaucoup occupée ces derniers temps…

Vous considérez-vous comme une féministe ?

Evidemment ! Que le terme même de « féministe » soit encore considéré comme un gros mot, y compris pour bon nombre de femmes, c'est bien la preuve flagrante que nous vivons dans une société patriarcale. Regardez les progrès qui restent à faire en matière d'égalité salariale, mais aussi les combats à mener contre le viol, le harcèlement sexuel et les violences domestiques… La vraie question est comment peut-on ne pas être féministe aujourd'hui ?

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus