« C’est une boucherie inouïe »

René Prieur, 23 ans, était à Verdun le 21 février 1916. Un siècle plus tard, son carnet et ses lettres racontent l'horreur des premiers jours de la célèbre bataille.

Thomas Wieder

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C’est un petit paquet de feuilles jaunies par le temps, qui sommeille aujourd’hui dans le tiroir d’une vieille commode. Une vingtaine de pages noircies d’une écriture fine, qui racontent l’une des semaines les plus sanglantes de l’histoire de France. Un récit clinique, celui des tout premiers jours de la bataille de Verdun, tels que les a vécu un jeune homme de 23 ans que rien ne prédestinait à ce rôle de chroniqueur.

Il s’appelait René Prieur. Né le 10 août 1891, ce fils d’un professeur d’histoire enseignant au lycée Charlemagne, à Paris, fait partie des quelque trois millions et demi de jeunes Français qui ont répondu à l’ordre de mobilisation générale en août 1914. Etudiant en médecine au moment de la déclaration de guerre, cela fait maintenant huit mois qu’il se trouve dans le secteur de Verdun quand, à l’aube du lundi 21 février 1916, les Allemands déclenchent l’opération Gericht, début de ce qu’on appellera plus tard la bataille de Verdun.

Quand commence l’offensive, ce matin-là, René Prieur, lui, est au bois des Fosses, près de Louvemont. Situé à une dizaine de kilomètres au nord de Verdun et à peu près autant des batteries allemandes, ce petit village abrite l’un des postes de secours que le 29e régiment d’infanterie territoriale a installé près de la ligne de front pour recueillir et soigner les blessés. A la tête d’un petit groupe d’infirmiers, il a notamment pour mission de tenir un registre précis de ce qui se passe dans son secteur. Une tâche dont il s’acquitte dès le premier soir de l’offensive, en commençant par dresser la liste des blessés de la journée avant de résumer en quelques lignes ces premières heures de la bataille : « Aujourd’hui, j’ai dû faire de nombreux pansements, diriger les brancardiers et choisir les chemins les moins exposés pour aller ramasser les blessés, installer un 2e poste de secours, à droite de celui où j’étais établi pour abriter tous les blessés. Nous avons reçu beaucoup de gaz lacrymogènes, le bombardement ne cesse pas et les nouvelles les plus invraisemblables circulent. »

René Prieur, à droite, devant le poste de secours du bois des Fosses, près de Louvemont (Meuse), mi-février 1916.

Le médecin-auxiliaire René Prieur (tenant une canne) entouré d'infirmiers membres du 29e R.I. territoriale, dans le secteur de Verdun, janvier-février 1916.

Pour René Prieur, la nuit du 21 au 22 février sera courte. Une heure de sommeil à peine puis le bombardement à nouveau, un bombardement « plus intense » que la veille et qui place maintenant Louvemont sous le feu direct de l’ennemi – le petit village, entièrement ravagé dans les jours et les semaines qui suivent, ne sera jamais reconstruit. En ce deuxième jour de bataille, le jeune médecin raconte : « L’abri de droite en sortant du poste a été détruit par un 305 pendant que j’aidais l’infirmier Mathiot du 165e à arrêter une hémorragie d’un blessé atteint à la cuisse. Le poste était encombré. Plusieurs morts gisaient à l’entrée, dont trois à genoux, le sac encore au dos. Plusieurs blessés ont été tués par le 305 et à côté de moi. »

Lettre de René Prieur à son père Raoul écrite au bois des Fosses, 22 février 1916.

23 février : « Les Allemands lancent de plus en plus de gaz lacrymogènes. Il est impossible de prendre les noms des blessés. » 24 février : cette fois, « les Allemands sont là ». Tout près. Si près qu’à la nuit tombée, « ramenant des blessés gisant dans la neige », René Prieur se trouve sous le feu direct de « sentinelles ennemies ». Au cours de cette seule journée, « j’ai été enseveli quatre fois sous des trous d’obus », écrit le jeune homme qui, pour la première fois, avoue qu’il pense à sa propre mort : « Bien qu’il faisait froid et grelottant, boueux, sanglant, j’ai dormi de fatigue après une pensée pour maman, mon cher papa, ma petite Henriette (...), songeant à la mort possible, à l’éternité peut-être très proche et troublante, revoyant rapidement ma vie et me recommandant à Dieu. Oh mon Dieu, ayez pitié de moi dans ma faiblesse où je crie avec sincérité du fond de mon être. »

25 février 1916. « La nuit, il a neigé et le sol est blanc », constate René Prieur à son réveil, à 7 heures du matin. Un matin anormalement calme. « Rien de particulier » sinon « l’attente d’une contre-attaque qui peut-être nous délivrera ». Espoir hélas vite dissipé car à 10 heures, surgissant du petit bois qui surplombe Louvemont, c’est une « patrouille allemande » qu’aperçoit le jeune médecin. La suite, la voici : « Mettant mon sac au dos, ma couverture en bandoulière, je me suis avancé tout seul, tendant en avant mon mouchoir blanc et par dessus mon brassard de la Croix Rouge, criant : “Nous sommes prisonniers !” On me répond en français, tout en me mettant en joue à 10 mètres : “Nous ne sommes pas des barbares, on ne vous fera pas de mal, combien d’hommes sont avec vous ?

– Environ 25.

– Dites leur de sortir sans arme.”

Et je crie : “Allons mes amis, avancez sans arme, on ne vous fera pas de mal.” Mes amis sortent et je préviens le caporal allemand qu’il reste des blessés. Il me dit : “On va venir les chercher, ils seront soignés.” Alors le caporal et 4 soldats du 8e nous ont mené à travers le bois des Fosses saccagé, détruit, défoncé, vers le sentier où il y a encore l’écriteau Herbebois Wavrille. Le 75 tire et des Allemands tombent. Mes amis me suivent en ordre, sautant par dessus les troncs d’arbre. Le caporal allemand me demande si j’ai faim. J’accepte un bout de pain noir mais je lui montre que j’ai encore des vivres dans ma musette. Vers le milieu du ravin de l’Herbebois, nous rencontrons un officier. Il nous fait arrêter. Il me dit de rester seul, que je serai conduit près du médecin plus tard. Mes amis me quittent et défilent devant moi en me serrant la main pendant que le 75 tire avec rage. Je leur dis : “Au revoir et bon courage, ils ne sont pas à Verdun et nous les aurons quand même !” Alors l’officier dit : “Français, braves, bons soldats.”

Louvemont (Meuse), 1915

Aujourd'hui (cliquer pour agrandir)

25 février, 16 heures. Quatre heures que René Prieur est aux mains de l’ennemi. Après une brève accalmie, les combats reprennent. Et la fin d’après-midi sera terrible. « Le 75 fauche tout, les bras, les têtes, les membres volent en l’air. Je suis éclaboussé de sang. Le ravin est comblé de morts qui s’amoncellent et, vers quatre heures et quart, quand je me dégage de dessous ma tranchée et des arbres, je marche sur des morts. Je ne sais pas où je vais. Je n’ai rien vu de plus infernal. J’entendrai toute ma vie le son métallique du 75, les branches craquant sinistrement, les cris des blessés, le nombre inouï de morts. » Le récit fait penser à celui des jours précédents. A ceci près que c’est maintenant le carnage causé par des obus français que décrit René Prieur. Et que c’est désormais à des soldats ennemis qu’il apporte les premiers soins. « Je panse des blessés allemands », écrit le jeune médecin, non sans s’étonner au passage de la qualité des pansements allemands, « petits » et « peu pratiques ».

René Prieur dans une tranchée près du village de Haumont-près-Samogneux, en 1915. Détruit pendant la bataille de Verdun, le village n'a pas été reconstruit après la guerre.

25 février, toujours. Arrive maintenant la nuit. C’est alors que, près d’un « immense trou d’obus », René Prieur tombe par hasard sur deux officiers allemands. Une conversation s’engage. « Très polis ces officiers me parlent de la guerre. Ils m’annoncent la prise de Verdun pour le 27 [février], le Kaiser à Verdun le 1er [mars], me montrent des cartes, affirment que tout se déroule mathématiquement. Je réponds qu’ils ne passeront pas, parce que persuadé sincèrement que les Allemands pouvaient passer les deux premiers jours, [qu’]ils ont été retenus, et que maintenant les réserves nombreuses en hommes, artillerie, vivres, étaient là. D’ailleurs voici 6 jours que le bombardement ne cesse pas, voyez, j’ai encore pour 3 jours de vivres dans ma musette. Nous avons tout de même des repas chauds ! Ils sourient , disent : Français, braves !, mais Verdun : bald kaput ! Et la conversation continue pendant que nos canons tirent toujours mais avec moins d’intensité dans le ravin. Vers 7 heures, un blessé atteint à la cuisse me conduit vers le poste de secours en suivant un cordon blanc. Des brancardiers portent des blessés dans des toiles de tente et se guident avec de grandes cartes du bois des Fosses. Dans le poste il y a deux médecins. L’un est officier et fume, l’autre, sous-officier, fait des pansements et j’aide à panser les blessés. On m’offre à boire du café, à manger du pâté de foie en conserve.

(...) En avant du poste, les Allemands creusent de petites tranchées individuelles, font du feu, installent chacun leur toile de tente et le canon gronde toujours et les obus éclatent sinistrement semant la mort. De nombreux blessés allemands arrivent au poste de secours. Un bon feu flambe dans un âtre où réchauffe du café dans de grandes marmites. Les infirmiers sont très occupés et travaillent sans arrêt, prenant pansements, morphine, iode dans de grands paniers. Je remarque qu’il y a très peu d’ouate et qu’on se sert de préférence d’un tissu qui y ressemble et se rapproche du papier. Exténué, je demande la permission de me reposer. On me prête une couverture. Je m’enroule dedans et reposant la tête sur mon sac, je m’endors profondément jusqu’au matin à 10 heures, j’ai dormi si profondément que je n’ai même pas bougé quand un 75 est tombé sur le poste de secours. Mais au réveil le poste est vide, les médecins allemands ont pu évacuer leurs blessés. Comme j’ai dormi tout de même, c’est la 1ère fois que je dors vraiment depuis 10 jours ! »

C’est sur ces mots, rédigés le 26 février 1916 « au poste de secours allemand en avant du bois des Fosses, à droite de Louvemont », que s’achève le petit carnet de René Prieur. Ce qui lui arrivera dans les jours qui suivent ? Impossible de le savoir aujourd’hui. Aucun autre écrit intime n’a été conservé dans les archives familiales. Aucune lettre non plus. Ou plutôt si, quelques lettres, mais écrites par ses camarades et non par lui-même, et qui disent toutes la même chose : passée la date du 24 février, personne n’est en mesure de dire ce qu’est devenu René Prieur, ni même s’il est encore vivant. C’est notamment le cas du commandant Dath, chef du bataillon dont dépend le jeune médecin, qui, le 21 mars, adresse ce bref courrier au père de celui-ci :« Je suis resté avec M. Prieur, médecin auxiliaire, jusqu’au 24 février dans la soirée. Je ne l’ai quitté que vers 16h30 lorsque les derniers éléments de mon bataillon, menacés d’encerclement ont dû quitter le bois des fosses. M. Prieur, avec le personnel du service de santé qui restait alors dans les abris, a dû rester auprès des nombreux blessés des différents corps qui qui concouru à la défense du bois. Il a dû tomber entre les mains de l’ennemi le soir vers 17 heures. Il est probable que vous ayez maintenant de ses nouvelles d’Allemagne, à moins qu’il n’ait été maintenu dans la région envahie pour continuer ses soins aux blessés non transportables. Dans ce dernier cas, vous auriez plus difficilement de ses nouvelles car je sais que les Allemands n’accordent pas facilement la liberté d’écrire à ceux de nos compatriotes qui doivent être maintenus en pays envahi. Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments très distingués. »

A la lecture de ce courrier, qui formule des hypothèses plus qu’il n’apporte de réponse, on imagine dans quelle inquiétude fut alors plongée la famille du jeune médecin. Inquiétude d’autant plus grande que les dernières nouvelles données directement par le jeune homme, une lettre à sa famille datée du 23 février, étaient tout sauf rassurantes. « Mon cher papa, voici la 50e heure de bombardement. (…) C’est effrayant. Nous avons reçu des gaz, des obus asphyxiants, des obus lacrymogènes, de tout. Quelques-uns sont devenus fous. (…) Tout va bien, mais quel déluge de feu, de fer, que de destructions, de ruines, de morts, de blessés. C’est une boucherie inouïe. Mais les Boches n’auront pas Ver… qu’ils ont bombardé, et nous les repousserons. Je vais bien, j’ai pu manger, boire, dormir quelques heures après trois jours. (…) Allons, confiance et courage. Je t’embrasse de tout mon coeur, ainsi que maman et la sœur. René. »

Lettre de René Prieur à son père Raoul écrite au bois des Fosses, 23 février 1916.

Combien de temps les parents du jeune homme resteront-ils sans nouvelles de leur fils ? Difficile à dire. Le seul indice dont on dispose est une lettre conservée dans les archives familiales et datée du 11 juin 1916, dans laquelle le jeune homme décrit sa nouvelle vie : « Nos santés sont excellentes malgré le mauvais temps. J’ai fait très peu de musique cette semaine mais on va s’y remettre. On travaille et on lit encore bien plus, n’est-ce pas le moment ou jamais ? Le temps passe vite ainsi. Il ne manque que vous tous. Je pense que ce sera à la fin de l’année qu’on se retrouvera. Je reçois bien lettres et colis. »

René Prieur en captivité au camp de Mannheim (Allemagne), en 1916.

Croix de guerre

De la lecture, de la musique, des colis... Ce que décrit ici René Prieur n’est autre que sa vie dans un camp de prisonniers, en l’occurrence celui de Mannheim, au sud-ouest de l’Allemagne, d’où il ne sort qu’à l’automne 1916 grâce, si l’on peut dire, à une péritonite. Evacué vers la Suisse par la Croix-Rouge, le jeune homme, selon une pratique alors en vigueur, est ensuite « échangé » contre un médecin allemand prisonnier en France. De retour dans le secteur de Verdun au début de 1917, il ne sera démobilisé qu’en 1919, sans imaginer qu’il sera à nouveau appelé sous les drapeaux vingt ans plus tard, en 1939, cette fois comme médecin capitaine.

Marié à Madeleine Bonnecaze, sœur d’un camarade médecin rencontré lors de sa captivité à Mannheim, René Prieur aura trois enfants, onze petits-enfants et seize arrière-petits enfants, dont l’auteur de ces lignes. Jusqu’à sa mort, en 1981, à l’âge de 89 ans, il gardera sous son lit une vieille valise marron en carton bouilli remplie de vieux souvenirs. Parmi eux, sa croix-de-guerre et une petite liasse de feuilles jaunies où l’on peut lire, écrit au crayon noir : « Evénements survenus depuis le 21 février 1916 ».

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