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Enquête

Comment la France est devenue la terre d'accueil de la BD

Par David Barroux

Publié le 30 janv. 2014 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Le 41 e Salon international de la bande dessinée se tient à Angoulême d'aujourd'hui au dimanche 2 février. L'incontournable rendez-vous du neuvième art francophone est aussi l'occasion de se pencher sur la réalité vivante d'un marché, qui attire des créateurs venus d'horizons très divers.

Les Français le savent. Le luxe, c'est eux. La gastronomie, c'est encore eux. Les plus beaux paysages et les jardins les plus magnifiques, c'est toujours eux... Convaincus de leur talent naturel, les « Frenchies » avaient même, du coup, fini par se convaincre que la bande dessinée, aussi, c'était eux. Et eux seuls...

Mais les choses évoluent. Un peu comme dans la musique, où l'on a enfin admis que Jacques Brel, Johnny Hallyday ou Stromae puissent être belges, les amateurs du neuvième art à la sauce francophone ont reconnu, avec le temps, que la bande dessinée était plus franco-belge que franco-française. Difficile en effet d'ignorer la contribution majeure au monde de la bulle de quelques auteurs ayant marqué l'histoire artistique comme Hergé, le père de Tintin, Franquin, celui de Gaston Lagaffe et du Marsupilami, d'Edgar P. Jacobs, connu pour « Blake et Mortimer », de Morris (Lucky Luke), de Jacques Martin (Alix, Lefranc...), de Philippe Geluck (« Le Chat ») ou des plus grands scénaristes comme Jean Van Hamme (« Treize », « Largo Winch », « Thorgal », « Les Maîtres de l'orge »...) ou Jean Dufaux (« Murena », « Niklos Koda », « Jessica »...). S'ils étaient honnêtes, les Français devraient même confesser que la BD du XXe siècle fut autant belgo-française que franco-belge...

Sympathiques mais parfois arrogants, les experts de la bande dessinée hexagonale savaient bien au fond d'eux que, au-delà de Paris et de Bruxelles, d'autres capitales racontaient des histoires sous forme de dessins. Des comics à la « Snoopy » aux super-héros en collant à la Superman, les Etats-Unis furent après-guerre eux aussi reconnus comme une patrie de la bande dessinée. Mais, attention, la France avait des auteurs, l'Amérique avait des héros. « Quand on signe chez Marvel ou chez DC Comics, ce sont les personnages qui priment. L'auteur est un esclave qui s'efface derrière et peut être remplacé. Si on dessine une série qui cartonne, on gagne très bien sa vie, mais le rythme est épuisant et le travail finalement assez répétitif. Dans les comics, le scénario laisse en général assez peu de liberté », pointe un éditeur tricolore. Même constat à Tokyo et aussi, pendant longtemps, même regard méprisant de la part des Français sur le manga, qui ne serait pas un art mais une industrie. De façon caricaturale, la France considéra longtemps que si elle n'avait certes pas le monopole de la bande dessinée, elle était au moins la seule à en avoir fait un art, quand les autres en faisaient un commerce. A Tokyo et à New York, on dessine à la chaîne, quant à Paris ou Bruxelles, on crée...

Depuis le début du XXIe siècle, les esprits s'ouvrent et la bande dessinée découvre que, discrètement, étape par étape, la BD a fini par se mondialiser. Non seulement la France n'a pas le monopole de la BD, mais, en réalité, tout le monde en fait. Il y a partout des dessinateurs de presse, des caricaturistes, il y a partout aussi des auteurs au moins potentiels. « La bande dessinée est depuis longtemps un art mondial. Dans les pays scandinaves, dans les pays du sud de l'Europe et en Asie, il y a de la BD », précise Benoît Mouchart, directeur éditorial de Casterman et pendant dix ans à la tête du Festival d'Angoulême, où il prenait un soin particulier à faire découvrir une « BD venue d'ailleurs ». « Le fondateur américain du magazine "Mad" était là au premier festival. Tezuka, le père d'Astro Boy, était là en 1982 », se souvient-il. « Il y a de la BD partout, mais il n'y a pas partout un marché de la BD. C'est ça qui fait de la France avant tout un pays à part », indique de son côté Thomas Ragon, directeur de collection chez Dargaud. « Dans un pays comme l'Italie, on consomme énormément de BD, mais sous forme de magazines dont les tirages sont souvent gigantesques. C'est un marché de presse alors que, en France, la BD est un marché de livres. On fait du beau, de la belle impression, du cartonné... pas du "cheap" jetable. Forcément, cela attire les auteurs », explique-t-il.

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Une vraie spécificité

Car, si la France et les Français ne sont pas les seuls à créer, notre pays peut au moins se prévaloir d'une véritable spécificité : l'Hexagone est devenu la terre d'accueil d'auteurs venus des quatre coins du monde. On vient ici parce qu'il y a des maisons d'édition et un marché. La BD représente 12 % du marché de l'édition en France contre 2-3 % en Espagne, 5 % en Italie et à peine 8 % aux Etats-Unis. « En France, la BD n'est pas dans un ghetto. On en trouve dans des librairies spécialisées qui ont pignon sur rue et il y a souvent un coin BD dans les grandes librairies. Ce n'est pas le cas dans les autres pays », souligne Benoît Mouchart. « La chance de la France, c'est aussi d'avoir eu à un moment une génération incroyable. On a eu le talent et la quantité. On a eu en même temps Moebius, Goscinny, Druillet et plein d'autres. On a eu "Pilote" et "Métal hurlant". Dans les années 1970, on a pu faire sortir la bande dessinée du monde de l'enfance pour conquérir un monde adulte. Cela, les auteurs du monde entier l'ont vu et, du coup, nous avons attiré ici des Italiens comme Hugo Pratt, des Argentins, des Espagnols. Et la vague ne s'est pas arrêtée », se remémore Thomas Ragon. Marjane Satrapi, auteur de « Persepolis », résume à elle seule la nouvelle BD tricolore : c'est une Iranienne travaillant à la française qui a connu un succès jusqu'aux Etats-Unis...

« La France n'est pas un paradis, nuance un auteur. Ceux qui ne marchent pas finissent par être jetés. Mais, ici, on peut avoir sa chance. » Du coup, plus d'un artiste a pris l'avion pour venir s'installer en France. De Leo, le Brésilien (« Antarès », « Trent »...), à Juanjo Guarnido, l'Espagnol, qui commença par travailler dans les studios Disney de Montreuil avant de créer le chat de « Blacksad », en passant par Jodorowsky, génial scénariste de « L'Incal », « Bouncer » ou des « Technopères », venu du Chili.

« Avec Internet, tout change. Avant il fallait aller aux Etats-Unis pour rencontrer des Américains. Aujourd'hui, en deux clics, on peut avoir un choc graphique immédiat. On assiste en direct à une mondialisation qui nous montre que le talent peut être ailleurs », explique Didier Borg, directeur de la collection KSTR et patron du site web Delitoon, proposant de la BD numérique et qui travaille entre autres avec la Corée et le Brésil. « Je me suis spécialisé dans l'importation de talents », avoue Thomas Ragon, de Dargaud, qui, via Facebook, peut mettre en relation un scénariste français et un dessinateur chinois, et qui a vu les frontières spatiales et temporelles s'effacer.

Terre d'asile des artistes, la France l'est même devenue aussi pour des éditeurs étrangers qui veulent mettre un pied dans la BD. Née en Chine en 1979, arrivée en France en 2003, Fei Xu a lancé il y a cinq ans sa maison d'édition depuis Paris, avec une stratégie simple : faire collaborer un scénariste français avec des dessinateurs chinois pour raconter à la française des histoires chinoises. « Nos deux pays sont des pays de BD. Cela fait mille ans que l'on raconte chez nous des histoires avec des images. Pendant la Révolution culturelle, les auteurs ont souffert, mais le talent est encore là », explique Fei, qui permet ainsi à des dessinateurs de s'échapper d'une forme de BD ayant servi avant tout la propagande officielle. « On crée une sorte de ratatouille franco-chinoise, et ça marche », s'amuse cette petite femme ultradynamique. Ses aventures du Juge Bao prospèrent et celles de la petite Yaya explosent. « On a vendu plus de 110.000 exemplaires des sept premiers tomes. C'est le record absolu pour une BD chinoise hors de Chine », se félicite cette femme d'affaires, dont le « business plan » a été rédigé sur une nappe en papier de restaurant. Aujourd'hui, Fei, qui se lance dans l'animation, affiche ses ambitions, et elle cherche à réexporter vers la Chine, en mandarin, les oeuvres qu'elle a su faire naître en français. « Nous voulons être un petit géant », résume l'entrepreneuse, dont le modèle est Disney.

Car le nouveau pari pour la BD made in France est désormais de s'exporter en s'appuyant sur les talents qu'elle a su attirer. « Le paradoxe, c'est qu'à l'étranger on admire Moebius ou Bilal. Mais on voit des artistes et, à part "Astérix", notre création finalement s'exporte relativement peu », reconnaît Didier Borg. La BD française, qui est maintenant écrite et dessinée par des auteurs internationaux, dispose de merveilleux ambassadeurs pour repartir à la conquête internationale. Le tandem derrière « Blacksad » est ainsi reconnu en Espagne. « Chez Casterman et d'autres, on signe maintenant avec des auteurs étrangers des contrats mondiaux », confie Benoît Mouchart.

Pour les éditeurs français confrontés à un marché domestique difficile qui n'offre plus guère de perspectives de croissance, l'international n'est d'ailleurs plus une option mais bien une obligation. Pour rentabiliser l'investissement dans la création, vendre plus signifiera vendre sans doute ailleurs. Mais, attention, prévient Didier Borg, la mondialisation de la demande va aussi de pair avec une révolution technologique. « Internet et les smartphones changent la donne. On vivait sur un marché gaulois relativement fermé. Les frontières tombent. Quantitativement et qualitativement, la bande dessinée numérique venant de l'étranger va aussi s'affirmer comme une nouvelle concurrence. Le risque, c'est que l'on va aussi voir émerger de nouveaux modes de diffusion numérique. Un esperanto digital de la BD va s'imposer et il y a de fortes chances que ce Facebook ou Twitter de la BD soit américain », met en garde Didier Borg. Dans la vidéo, avec YouTube, Google a prouvé qu'il avait les moyens de capter à l'échelle mondiale une bonne partie de la valeur. Et si la France avait fait grandir la BD pour que, finalement, demain, ce soit Google qui tire les marrons du feu à l'échelle planétaire ?

David Barroux

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