Ensaf Haidar : "En Arabie saoudite, la majorité des gens sont opposés à Raif Badawi"

En toute discrétion, François Hollande a décoré de la légion d'honneur le prince héritier d'Arabie saoudite. Or, ce pays est loin d'être un exemple en matière des droits de l'Homme. S'y trouve notamment enfermé le prisonnier d'opinion le plus célèbre : le blogueur Raif Badawi. Mi-février, nous avions interrogé sa femme. Retour sur cette interview.

Jonas Legge, à Genève
Ensaf Haidar : "En Arabie saoudite, la majorité des gens sont opposés à Raif Badawi"
©AP

Vendredi dernier, en toute discrétion, François Hollande a décoré de la légion d'honneur Mohammed ben Nayef, le prince héritier d'Arabie saoudite (voir ici). Cette décoration a suscité de nombreuses critiques sur les réseaux sociaux puisque ce royaume ultra-conservateur, régi par une interprétation rigoriste de la loi islamique, est loin d'être un exemple en matière des droits de l'Homme.

L'Arabie saoudite est d'ailleurs le pays où se trouve enfermé le prisonnier d'opinion le plus célèbre : Raif Badawi. Le jeune homme, 32 ans à peine, a été condamné, fin 2014, à 10 ans de prison et à 1000 coups de fouet. La raison ? Avoir critiqué, sur son blog, la police religieuse et avoir appelé à la fin de l'influence de la religion sur la vie publique en Arabie saoudite. "Il a proposé de remplacer les interprétations religieuses par les idées des Lumières. Il a voulu ouvrir la voie à un débat libre et public sur les questions sociales, politiques et religieuses dans notre pays", résume sa femme Ensaf Haidar, aujourd'hui réfugiée au Canada.

Nous l'avions rencontrée mi-février, à Genève, où elle participait au "Sommet sur les droits de l'Homme et la démocratie" (*). Avant de commencer cette interview pour "L'Invitée du samedi", l'interprète "arabe-anglais" nous avait prévenus : "Les questions sur le régime et sur la politique, Ensaf n'aime pas y répondre parce qu'elle ne veut pas mener un combat contre les autorités saoudiennes. Elle préfère que les choses se règlent de manière diplomatique".

Pour que les choses soient claires d'emblée, êtes-vous libre de dire tout ce que vous voulez ? Ou préférez-vous taire certains éléments pour faciliter la libération de Raif ?

C'est une situation délicate. Je suis libre de dire tout ce que je veux, tout ce que je pense mais je me garde de prononcer des propos qui puissent lui nuire.

Parvenez-vous souvent à le joindre ?

Il arrive qu'il m'appelle une à deux fois par semaine, puis qu'il ne me contacte plus pendant quelques temps. Il n'y a pas de fréquence précise mais c'est toujours très bref. Moi, je ne peux pas l'appeler. Même lorsque j'ai quelque chose à lui communiquer, je ne peux pas le joindre. Et son avocat est maintenant lui aussi emprisonné.

Ensemble, osez-vous parlé de tous les sujets ?

C'est une conversation entre une femme et son mari. Je ne peux pas lui dire tout ce que je voudrais sur ce que nous mettons en place pour lui, parce que je ne sais pas si nous sommes écoutés.

Quel est son état d'esprit ?

Il n'abandonne pas et il reste fort. Bien sûr, physique et mentalement, il est très affaibli parce qu'il a été fouetté, parce qu'il est en prison, loin de moi, loin de ses enfants. Et parce que rien n'est clair dans sa situation. Nous ne savons pas ce qui l'attend, nous ne savons pas quelle sera la prochaine étape. Au quotidien, il ne peut pas faire grand-chose : ni écouter la radio, ni lire de livres ou de journaux, ni aller sur internet. Il est isolé du monde, de tout ce qui se passe à l'extérieur.

Mais il sait que vous vous battez pour lui ?

Bien sûr. Il y a beaucoup de choses faites pour le supporter mentalement, psychologiquement et pour ne pas qu'il soit oublié. J'essaie de partager avec lui les actions entreprises, notamment par les gouvernements occidentaux. Et il apprécie ce soutien que lui manifeste le monde. Mais l'attente est terrible... Cela fait quatre ans que nos enfants sont séparés de leur père.

Ensaf Haidar : "En Arabie saoudite, la majorité des gens sont opposés à Raif Badawi"
©DR

Comment vous étiez-vous rencontrés en Arabie saoudite ?

J'ai un jour loupé un appel sur mon portable. Pensant qu'il s'agissait du bureau de recrutement de la faculté où je m'étais présentée, j'ai rappelé le numéro et je suis tombée sur Raif. J'ai donc directement raccroché, en stipulant que c'était une erreur. Mais il m'a recontactée plusieurs fois pour me connaître mieux. Une nuit, à minuit trente, j'ai décidé de lui laisser une chance et de l'écouter. Il a été très franc à propos de lui-même, de ce qu'il faisait, de sa manière de penser... Je me suis rendu compte que nous avions beaucoup de choses en commun, que nous partagions un état d'esprit similaire. Un mois plus tard, il a fait une demande en mariage à ma famille mais elle a été refusée. Nous avons donc commencé une histoire d'amour secrète, à la Roméo et Juliette, qui s'est finalement scellée par un mariage.

Vous avez vécu en Arabie saoudite jusqu'en 2012. Vous sentiez-vous restreinte dans vos libertés ?

Si j'avais eu des droits en Arabie saoudite, je n'aurais pas dû m'enfuir. Le temps nous manque pour vous parler de toutes les pressions et discriminations subies ou même des arrestations des femmes. Juste pour vous donner un exemple : bien avant le jugement, le gouvernement a fait pression sur Raif en gelant ses transactions financières, en lui interdisant de voyager et en bloquant ses opérations administratives. Notre fille Myriam est née en juillet 2007. Dans l'année qui a suivi, nous n'avons même pas pu l'enregistrer au registre de l'Etat civil.

Quels sont les sujets proscrits en public ?

Ils sont très nombreux. Imaginez-vous simplement que les femmes n'ont pas le droit de conduire ! Ces restrictions proviennent du gouvernement mais elle sont aussi défendues par les citoyens, tant elles sont répandues dans les mentalités. En Arabie saoudite, la majorité des gens sont opposés à Raif. Et ceux qui lui sont favorables ne sont pas entendus.

En privé, les langues se délient-elles ?

Évidemment ! Comme partout, cela dépend de la personnalité des gens. Il est normal qu'en privé certains ne tiennent pas le même discours qu'en public.

Un soulèvement populaire est-il envisageable en Arabie saoudite ?

Je ne dirais pas "soulèvement" et je préfère ne pas commenter cela. Il devrait y avoir une recherche plus poussée de liberté.

Vous croyez qu'une grâce royale puisse être prononcée ?

C'est le seul espoir que nous ayons ! J'espère que le roi Salmane accordera cette grâce à Raif. Ce qui me donne aussi de l'espoir c'est que le prince Mohammed ben Salmane est appelé en Arabie saoudite "le prince des jeunes" en raison de ses idées très ouvertes. Cela pourrait influencer la possibilité que cette grâce soit accordée. Ils arriveront au constat que Raif n'a rien fait.

(Le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud et le prince Mohammed ben Salmane Al Saoud)

Il se dit que si Raif n'a plus été fouetté depuis la première fois, c'est grâce à la pression exercée par les Etats-Unis. Vous confirmez ?

Je ne sais pas. Nous pensons que c'est pour des raisons médicales et de santé. Si c'était dû aux pressions internationales, Raif aurait dû être libéré. Mais les pressions, les actions des ONG, les remises de prix (NdlR : le Parlement européen a décerné le prix Sakharov à Raif Badawi) permettront un jour de faire fléchir le régime.

Comprenez-vous que les Etats-Unis poursuivent leurs partenariats économiques avec l'Arabie saoudite ?

Bien sûr. Mais je ne veux pas m'ingérer dans les questions politiques.

Avez-vous déjà été menacée au Canada ?

Non, et je ne veux pas que vous insuffliez ce genre de mauvaises idées... (rires)

(*) Sommet sponsorisé par UN Watch, Human Rights Foundation et plus de 20 autres organisations.

Entretien : @Jonas Legge

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