L'architecte Claude Parent, théoricien de “la fonction oblique”, est mort

L’architecte et théoricien de l’architecture Claude Parent est mort à l’âge de 93 ans à Neuilly-sur-Seine (92). Pourfendeur à la fois d'Haussmann et de Le Corbusier, il pouvait aussi bien construire une église-bunker au sol incliné... que des centrales nucléaires. Il avait reçu le grand Prix national d’architecture en 1979. Nous republions ici un portrait paru dans “Télérama” en 2010.

Par Luc Le Chatelier

Publié le 28 février 2016 à 18h44

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h30

L'architecte de l'atome, c'est lui, Claude Parent. Dans les années 70, alors que le programme tout-nucléaire du gouvernement Messmer se heurte à des manifestations très dures, il imagine pour EDF le plan-masse de toutes les futures centrales. Un plan simple en trois parties pour symboliser, au pied des gigantesques tours de refroidissement, les trois éléments de la production électronucléaire : le réacteur dans un gros cylindre, la turbine et l'alternateur chacun dans un cube. Trois volumes de béton, nets, sans fioritures. « A l'époque, j'ai perdu des amis, à me compromettre ainsi avec le diable, raconte-t-il. Mais, professionnellement, c'était fantastique : j'avais du pouvoir, des moyens illimités, la possibilité de déplacer des montagnes... Enfin j'ai pu montrer qu'un architecte, ce n'est pas qu'un décorateur qui se contente de mettre des jolies couleurs. »

« Claude Parent a horreur du joli. Et, depuis toujours, il n'est pas effrayé d'effrayer », salue, non sans tendresse, l'architecte Jean Nouvel, scénographe d'une grande exposition à la Cité de l'architecture et du patrimoine, à Paris, sur celui qui fut, quoiqu'il s'en défende, son inspirateur, mais surtout son premier employeur à la fin des années 60. Juste avant l'épisode nucléaire, mais à une période où le déjà sulfureux Claude Parent n'avait pas que des amis.

C'est que l'architecte, grand pourfendeur du classicisme bourgeois mais aussi du mouvement moderne issu de la pensée de Le Corbusier, venait, avec certains de ses complices artistes, de commettre deux bâtiments parmi les plus iconoclastes de la décennie (et qui sont depuis devenus des icônes) : l'église Sainte-Bernadette-du-Banlay, à Nevers (1966), construite avec Paul Virilio, et la Maison de l'Iran, à la Cité universitaire de Paris (1969), avec André Bloc. Le premier, tellurique, sans fenêtre, gros bunker en béton replié sur lui-même, métaphore de la grotte de Bernadette Soubirous, tourne ostensiblement le dos à son quartier HLM. L'autre, aérien, constitué de deux blocs de quatre étages suspendus à trois puissants portiques d'acier plantés au bord du périphérique, apostrophe encore chaque jour des millions d'automobilistes avec sa façade opaque barrée d'un escalier en double hélice.

A Versailles, en 1963, pour l'industriel Gaston Drush, Claude Parent ose en vraie grandeur une première expérimentation de ce qui deviendra son cheval de bataille : l'oblique.

A Versailles, en 1963, pour l'industriel Gaston Drush, Claude Parent ose en vraie grandeur une première expérimentation de ce qui deviendra son cheval de bataille : l'oblique. © Dominique Delaunay

La théorie de la « fonction oblique »

Difficile, à première vue, de percevoir derrière ce petit monsieur de presque 87 ans, tellement courtois et si visiblement enchanté de l'hommage (tardif) de ses pairs, le personnage extravagant qui posait pour le magazine Elle avec d'incroyables costumes cintrés et fonçait, favoris au vent, dans de rutilantes automobiles pour secouer le monde feutré de l'architecture. Mais bien vite l'individualiste libertaire perce sous la petite moustache désormais blanche : « J'adorais venir sur les chantiers avec ma Maserati jaune, ou mieux ma Rolls Silver Shadow, juste pour faire bisquer les promoteurs, qui n'osaient jamais aller au-delà de la Mercedes. » La provocation n'était pas que de façade. Avec Paul Virilio auquel il s'associe en 1963 au sein d'Architecture Principe (jusqu'à leur rupture pour raisons politiques en mai 68), il développe la théorie de la « fonction oblique ». L'idée, empruntée à l'Américain Frank Lloyd Wright et à son musée Guggenheim de New York de forme hélicoïdale (1959), est d'incliner les sols des bâtiments pour créer du mouvement...

Aujourd'hui encore, alors qu'il a depuis longtemps, et sur injonction de sa femme, remis d'équerre les planchers de sa maison de Neuilly, Claude Parent défend mordicus la belle idée : « C'est Haussmann le criminel ! Penser que le même appartement se répète sur dix étages, c'est désespérant ! Résultat : on ne supporte plus de prendre l'ascenseur avec son voisin. Il faut trouver un moyen de bousculer les gens. Si on les met tous en pente, ils vont être déstabilisés, se toucher, penser autrement leur corps et leurs rapports... » Le mieux, c'est qu'il l'a fait, et en vraie grandeur ! Pour quelques particuliers, comme avec la maison Drush, à Versailles (1963), un drôle de cube renversé dans la pelouse. Pour l'église Sainte-Bernadette de Nevers, aussi, où tout penche (sauf les bancs), et jamais dans le même sens : l'escalier qui débouche au milieu de la nef, laquelle, comme brisée, monte en biais d'un côté vers le coeur et de l'autre vers le fond de l'église. Comme le dit François Montagnon, le curé, en déséquilibre dans l'allée malgré des années de pratique, « il faut être montagnard ou voileux pour comprendre ».

A Sens, Claude Parent a même tenté l'oblique dans un centre commercial (1970). « Je préconisais une inclinaison légère de 2 ou 3 % pour la grande surface dans laquelle j'installais les gondoles en arrête de poisson afin de créer une dynamique. » Le maître d'ouvrage, qui devait déjà imaginer les tas de caddies échoués en bas de la pente, n'a rien voulu savoir. Il a juste accepté une galerie marchande qui grimpe à 10 %... aujourd'hui murée. Quant au bâtiment de béton brut, mal badigeonné en rose pale et blanc sale, maculé d'affiches promotionnelles, il ne ressemble plus à rien.

Echec du modèle ? Pas si simple... Il faut plutôt voir Claude Parent comme un défricheur. Un poseur de bombes. Salutaire comme tous les rebelles. En 1970, à la Biennale d'art de Venise, il transforme ainsi le ­pavillon français néoclassique en plate-forme d'expérimentation, tout en oblique, comme « symbole de rupture pour une époque de rup­ture ». Et pendant quatre ans, installant un « kit » de démonstration de 300 mètres carrés dans les maisons de la culture créées par Malraux, le radical de la pente ira prêcher les bienfaits de l'oblique. Le public accroche, les enfants s'amusent.

L'idée fait son chemin. Non pas dans les chambres à coucher, définitivement plus confortables horizontales, mais pour repenser l'aspect des bâtiments ou la gestion de l'espace public. Il suffit d'observer les façades penchées de Frank Gehry (l'ex-American Center devenu Cinémathèque française, à Paris-Bercy, 1994) ou l'Opéra d'Oslo (Snøhetta, 2008) dont la toiture en dévers est accessible aux promeneurs. Et très bientôt, sur le même principe, la future Philharmonie de Paris, que son architecte, Jean Nouvel, dédie expressément à son premier patron, ne serait-ce que pour le remercier pour sa leçon de savoir-vivre, « la tête haute, le verbe haut, portant beau, roulant sport »

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus