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Analyse

Une réforme tête à clics

Indignation facile ou engagement réel, plus de 750 000 personnes ont signé la pétition en ligne contre le projet de loi El Khomri. Un succès que le gouvernement ne peut plus ignorer.
par Jonathan Bouchet-Petersen
publié le 28 février 2016 à 19h31

De petits clics qui peuvent envoyer de grosses claques. Certes, d'un strict point de vue légal, la pétition «Loi travail : non merci !», signée en ligne par plus de 750 000 personnes en une dizaine de jours et au rythme de 5 000 signatures par heure en fin de semaine dernière, ne vaut rien. Le million de signatures, qui sera probablement atteint dans quelques jours, n'y changera rien. Mais, politiquement, cette cyber-démonstration de forces apparaît comme un thermomètre brûlant du rejet suscité à gauche par le projet de réforme du code du travail, porté par la ministre du Travail, Myriam El Khomri, et dont la version définitive doit être présentée le 9 mars en Conseil des ministres. Et aussi comme un élément nouveau du rapport de force social et numérique (lire pages 4-5) entre des citoyens de gauche indignés par un texte qu'ils jugent régressif pour sa prime à la libéralisation plutôt qu'à la sécurisation et un Premier ministre martelant qu'il est bien décidé à aller coûte que coûte «jusqu'au bout».

Exaspération

Le tout dans un contexte où les syndicats n’ont pas enclenché de grande mobilisation sociale depuis le début de ce quinquennat et où les parlementaires de gauche ont voté plus qu’à l’envi des textes avec lesquels leurs électeurs et eux-mêmes n’étaient bien souvent pas d’accord. Alors que François Hollande était toute la semaine en tournée à l’autre bout du monde et que les parlementaires - comme beaucoup de Français - étaient, eux, en vacances, le débat sur le projet de loi El Khomri a occupé le devant de la scène médiatique. Avec en première ligne un Manuel Valls répétant qu’il ne lâcherait rien et agitant sans le dire la menace du 49.3.

Après le psychodrame sur la constitutionnalisation et l'extension de la déchéance de nationalité, le fossé entre l'exécutif et une part grandissante de sa gauche n'a jamais été aussi patent. C'est aussi cette exaspération qu'est venue capter la pétition, largement relayée sur les réseaux sociaux, Facebook en tête - réseau sur lequel trois militants syndicaux ont lancé un appel à une manifestation pour le 9 mars. Une vague à laquelle la tribune cosignée mercredi par Martine Aubry dans le Monde, comme la mise en branle, poussive, des syndicats, ont donné une visibilité supplémentaire et plus institutionnelle. Embrayant alors que la pétition initiée par Caroline De Haas, militante féministe en rupture avec le PS, avait déjà été paraphée en ligne plusieurs centaines de milliers de fois.

La pétition en ligne, forcément moderne, plutôt que le cortège de rue, forcément ringard ? Ces deux formes de mobilisation ne répondent pas aux mêmes contraintes, mais elles ne sont pas non plus contradictoires (lire l'interview page 5). Reste qu'un défilé unitaire met toujours du temps à se mettre en place et qu'on ne récolte pas 700 000 signatures en quelques jours avec une pétition papier à l'ancienne.

Enjeu démocratique

La cyber-mobilisation, si elle trouve son public, peut, elle, faire tache d'huile à la vitesse de la fibre optique. Et si les pétitions XXL ne datent pas d'hier et ont déjà constitué par le passé des armes dans le rapport de forces médiatique, la montée en puissance de plateformes comme Change (lire page 4) ou Avaaz a modifié la donne. En offrant à tout un chacun, ou presque, un potentiel outil d'interpellation et de mobilisation, et dans le même temps, un lieu d'indignation et peut-être d'engagement.

«Indignez-vous» mais surtout «engagez-vous», avait lancé Stéphane Hessel aux jeunes générations dans deux petits best-sellers quelques années avant sa mort. Il appartient aux signataires de ces pétitions de démontrer qu'un clic n'est pas qu'une indignation facile à l'heure du zapping généralisé, mais pour certains le premier pas d'un engagement concret. Quand 700 000 personnes, majoritairement de gauche, cliquent pour une même cause ou en l'espèce contre un même texte, il serait toutefois aventureux que des responsables politiques, en partie élus par cette gauche, n'en tiennent nullement compte. Il y a là un enjeu de modernité démocratique.

Pour ne pas rater un sujet dont l’opinion se saisit, pour être «en phase», les politiques sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à essayer de repérer les pétitions qui montent. Celles dont le succès va devenir en soi un sujet d’actualité. Cela avait été le cas pour la pétition en faveur de la grâce de Jacqueline Sauvage, condamnée à dix ans de prison pour avoir tué le mari qui la battait. Ou pour celle lancée par la journaliste Elise Lucet contre la directive européenne sur le «secret des affaires» : son très gros succès en ligne a contribué à alerter sur les risques qu’un tel texte ferait peser sur certains journalistes et sur les lanceurs d’alertes. Une pétition par voie numérique mais, d’abord, une initiative citoyenne.

Illustration Vincent Poinas

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