Kiosques

«The New Day», le journal bonheur de leçons

Alors que «The Independent» arrête sa parution sur papier, un nouveau quotidien se lance au Royaume-Uni, sans site web mais avec une ligne niaise - ah non pardon - «positive». Un défi en pleine crise de la presse.
par Sonia Delesalle-Stolper, correspondante à Londres
publié le 28 février 2016 à 19h11

C'est l'histoire de Pierrot qui rit et Pierrot qui pleure. La presse britannique envoie ces derniers jours des signaux contradictoires. Un nouveau quotidien - le premier au Royaume-Uni depuis trente ans - est lancé ce lundi, alors que le dernier quotidien créé (en 1986), The Independent, s'apprête à disparaître des kiosques le 26 mars. Le journal de gauche, propriété depuis 2010 de l'oligarque russe Alexander Lebedev et de son fils Evgeny, continuera à paraître mais uniquement sur un support numérique. Le papier, pour The Independent, c'est terminé. C'est le premier journal britannique à prendre cette décision radicale.

Coïncidence et paradoxe extraordinaire, le groupe de presse Trinity Mirror lance The New Day, qui paraîtra uniquement sur papier et n'aura pas de site internet. En revanche, ont prévenu les éditeurs, ce nouveau quotidien assurera une présence sur les réseaux sociaux. Son concept est particulier : «En finir avec les informations terrifiantes pour les lecteurs», fournir une vision «optimiste et positive» de l'actualité et rester «neutre politiquement».

«Pas de ligne politique»

«Il y a énormément de gens qui n'achètent pas de journaux à l'heure actuelle, pas parce qu'ils n'aiment plus les quotidiens en soi, mais parce que ce qu'on leur propose dans les kiosques ne correspond pas à leurs besoins», a expliqué lors de la conférence de presse de lancement la rédactrice en chef, Alison Philips. The New Day devrait donc être «le premier journal conçu pour répondre au mode de vie moderne des lecteurs», a-t-elle ajouté. Et tant pis si cette ambition semble avoir déjà été revendiquée par l'ensemble de la presse en quête désespérée d'un nouveau modèle économique. Le nouveau quotidien de 40 pages, barré en une d'un grand bandeau turquoise, sera lancé gratuitement ce lundi à 2 millions d'exemplaires, avant de passer mardi à 25 pence (30 centimes d'euros) pendant deux semaines. Son prix définitif devrait être ensuite de 50 pence (60 centimes). A titre de comparaison, The Sun, le quotidien le plus vendu au Royaume-Uni, coûte 40 pence.

Les fondateurs de ce nouveau quotidien jugent que les lecteurs d'aujourd'hui ne disposent en moyenne que de «trente minutes» quotidiennes pour lire un journal. Donc«The New Day vous dira uniquement ce que vous avez besoin de savoir chaque jour. […] Il s'agira d'un écrémage sans concessions de l'actualité, avec une analyse équilibrée, des commentaires et des opinions, mais pas de ligne politique», a expliqué sur la BBC Radio Simon Fox, directeur général de Trinity Mirror. Le groupe de presse, le plus important du Royaume-Uni, publie notamment The Daily Mirror, son édition du dimanche, Sunday Mirror, le quotidien populaire, The People, et près de 240 journaux régionaux. Le groupe, coté en Bourse, s'appuie sur un large portefeuille de titres, mais aussi de produits numériques et multimédias. La tranche de lectorat visée oscille entre 35 ans et 55 ans et vise un éventail «large, entre les lecteurs du Sun et ceux du Guardian». Le nouveau quotidien, dont l'équipe ne compte que vingt-quatre journalistes, ne publiera pas non plus d'éditorial. «Pourquoi devrais-je, en tant que rédactrice en chef, imposer mon point de vue à mes lecteurs ? Nous n'aurons pas de ligne politique personnelle, nous nous contenterons d'énoncer les faits», a expliqué Alison Philips.

Les éditeurs ont insisté sur le fait que le lancement du quotidien n'avait «rien à voir» avec la disparition des kiosques de The Independent et la vente prochaine de sa version tabloïd, i, au groupe de presse Johnston Press, grand rival de Trinity Mirror sur le marché de la presse régionale.

Une intense campagne publicitaire de 5 millions de livres (6,3 millions d'euros) a été déployée ce week-end, avec le matraquage d'un spot télévisé aux heures de plus grande écoute. Sous le slogan «Saisissez le New Day [le nouveau jour]», le spot multiplie les images de lecteurs hilares, heureux, ravis de lire les bonnes nouvelles diffusées par The New Day. Les réalisateurs n'ont pas osé le Feeling Good de Nina Simone, mais on n'en est pas loin.

Tendance inéluctable

L'annonce du lancement de The New Day a été accueillie par un certain scepticisme. Roy Greenslade, spécialiste des médias, notamment pour The Guardian, a jugé l'initiative «touchante» mais pas forcément «convaincante». D'autant qu'elle intervient dans un contexte difficile pour la presse quotidienne. L'érosion continue des ventes de The Independent a conduit son propriétaire à décider d'abandonner la version papier. Il y a vingt-cinq ans, le quotidien vendait environ 428 000 exemplaires par jour, ces derniers temps, ce nombre était tombé à 28 000. La décision de passer au tout numérique, y compris pour l'édition hebdomadaire, The Independent on Sunday, «permettra de préserver la marque de The Independent et de continuer à investir dans un contenu éditorial de haute qualité qu attire de plus en plus de lecteurs sur les plateformes numériques», a déclaré Evgeny Lebedev. Il a aussi annoncé qu'un certain nombre de licenciements étaient à prévoir, sans donner de nombre précis.

Pour Brian Cathcart, professeur de journalisme à la Kingston University, l'annonce de la disparition du support papier de The Independent n'est que le début d'une tendance inéluctable. «Personne ne peut prédire dans quel ordre cela se produira, mais ça arrivera aux plus vénérables des titres, y compris aux plus vendus comme le Sun ou le Daily Mail Le problème est que la publicité sur support numérique rapporte beaucoup moins que celle sur papier, et tous les journaux y sont actuellement confrontés. En janvier, Guardian News and Media, le groupe qui publie The Guardian, a ainsi annoncé un plan drastique de réduction des coûts de fonctionnement de 20 %, soit une économie prévue de 50 millions de livres (63,3 millions d'euros). Le quotidien a énormément diversifié son offre numérique au cours des dernières années, en développant notamment un site aux Etats-Unis et en Australie et en embauchant près de 500 personnes. Le site du Guardian, gratuit, avec une moyenne de 42 millions de visiteurs, est l'un des sites d'information les plus visités au monde. Mais économiquement, les profits ne suivent pas. Katharine Viner, nouvelle directrice de la publication du Guardian, a estimé qu'au cours des trois prochaines années, le journal devrait «réinventer notre journalisme, un modèle commercial rentable et une organisation focalisée sur le numérique, qui reflète notre indépendance et notre mission».

«Média du passé»

En dépit d'une diffusion encore très dynamique, toute la presse britannique accuse depuis plusieurs années une baisse continue de ses ventes papier. Les ventes du populaire The Sun, le quotidien le plus vendu, avec près de 1,8 million d'exemplaires, ont ainsi accusé une baisse de 9,68 % en janvier, par rapport à l'année précédente, selon l'Audit Bureau of Circulation, l'organisme qui compile ces données. Du côté des journaux dits «de qualité», les ventes du Guardian ont aussi baissé de 11,47 %, celles du Financial Times de 9,66 % ou celles du Daily Telegraph de 4,58 %. Seul le Times a progressé de 1,9 %. Le quotidien du groupe Murdoch a attribué cette progression à sa couverture des attentats de Paris en novembre.

Mais, pour Brian Cathcart, si la disparition de The Independent en support papier est «triste», elle représente aussi «probablement un tournant». «La grande tradition des journaux imprimés, parfois noble et parfois honteuse, tire à sa fin», mais il s'agit de «la mort d'un média du passé et pas d'un message. C'est ce que les journalistes trouvent et écrivent qui est réellement important et nous ne devrions pas perdre notre énergie à nous lamenter de la perte d'une technologie liée à la mort d'arbres», écrit-il dans une tribune au Guardian. «A la place, si nous avons de l'énergie en réserve, nous devrions l'utiliser pour nous assurer qu'un bon journalisme, dans toute sa variété, peut survivre dans un nouvel environnement, ce qui signifie résister aux monopoles et à l'étranglement des corporations, ce pour quoi The Independent fut plus ou moins créé en 1986.»

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