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Reportage

«Si les choses ne changent pas, je travaillerai jusqu’à ma mort»

Elections américaines de 2016dossier
Dans les fast-foods de New York, la future hausse des salaires réjouit les employés, mais suscite aussi des tensions.
par Jessica Gourdon, à New York
publié le 29 février 2016 à 19h51

«Ce sera formidable, 15 dollars de l'heure, cela me sortira la tête de l'eau. J'ai cinq petits-enfants et j'aimerais leur montrer qu'ils n'auront pas à lutter pour vivre», raconte Rebecca, 61 ans, qui prépare des salades pour 9 dollars de l'heure dans un fast-food Wendy's de Brooklyn. A New York, derrière les caisses des Burger King, des Starbucks ou devant les fourneaux des McDonald's ou Taco Bell, on crie victoire. En septembre, l'Etat de New York a adopté par décret les recommandations d'un comité qui avait proposé de porter de 8,75 à 15 dollars (soit de 8 à 13,7 euros) le salaire minimum horaire pour les employés des chaînes de restauration rapide. Une hausse massive (+71 %) et spectaculaire, applicable par paliers jusqu'à fin 2018 dans la ville, et 2021 dans le reste de l'Etat. Entamée il y a deux ans, la mobilisation des salariés de ce secteur, qui emploie 200 000 personnes dans l'Etat, a payé. Ces travailleurs peu syndiqués ont gagné l'attention du public et des médias en décrivant leur combat pour survivre avec un salaire médian de 9 dollars l'heure à New York.

La tendance est plus générale aux Etats-Unis : les villes de Seattle, San Francisco et Los Angeles ont déjà adopté des lois portant le salaire minimum à 15 dollars, pour 2018 et 2020. En janvier, le maire de New York a annoncé la hausse du salaire minimum à 15 dollars de l’heure pour tous les employés municipaux, en 2018. Certaines entreprises, comme Walmart ou Gap, ont également annoncé des hausses.

Trente enseignes

Au niveau fédéral, en revanche, rien ne bouge. Bien que Barack Obama y soit favorable, le Congrès, dominé par les républicains, s'oppose à l'augmentation du salaire minimum fédéral (actuellement à 7,25 dollars) et diverses tentatives législatives ont échoué. Le salaire minimum à 15 dollars figure toutefois dans le programme du candidat démocrate Bernie Sanders. Hillary Clinton, elle, propose 12 dollars (lire pages 2-3).

A New York, dans le secteur privé, la hausse du salaire minimum sera limitée aux employés des fast-foods disposant de plus de 30 enseignes au niveau national. L’industrie est florissante : le nombre d’employés a augmenté de 57 % dans l’Etat depuis 2000, quand le secteur privé a connu une croissance globale des emplois de 7 %.

«Aucun secteur ne présente des écarts de salaires aussi extrêmes et criants que celui de la restauration rapide. Les PDG de chaînes de fast-foods sont parmi les patrons les mieux payés. En moyenne, chacun de ces PDG a gagné 23,8 millions en 2013, soit plus de quatre fois plus que les chiffres de 2000, en tenant compte de l'inflation», affirmait en mai 2015, dans une tribune publiée par le New York Times, le gouverneur démocrate de l'Etat de New York, Andrew Cuomo. Et ce, alors que 60 % des salariés de ces entreprises reçoivent des aides sociales de l'Etat, faute de pouvoir joindre les deux bouts. «Le gouvernement subventionne ces entreprises en leur permettant de maintenir des coûts de main-d'œuvre bas et des profits élevés», estime le gouverneur. Dans un pays où les aides sociales ne sont pas vues comme un droit mais plutôt comme une assistance coûteuse pour les contribuables, l'argument pèse.

Uniforme à payer

Sans aides de l'Etat, Stephanie, 26 ans, aurait du mal à s'en sortir. Mère célibataire, cette New-Yorkaise blonde au sourire enfantin élève deux enfants de 4 ans et 4 mois. Employée d'une chaîne de fast-foods à Manhattan, elle s'occupe du grill, remplit la friteuse et prépare les burgers. Elle gagne 8,75 dollars par heure et vit avec sa mère dans le Queens. «J'aime bien le monde de la restauration, j'y travaille depuis dix ans. Mais ça paie vraiment mal», lâche-t-elle. Elle reçoit chaque mois des aides sociales («environ 300 dollars», soit 275 euros) et des bons alimentaires, mais donne cet argent à sa mère, qui s'occupe de ses enfants. Le week-end, elle doit souvent travailler en plus. Elle va par exemple vendre des tee-shirts devant un stade. Elle n'imagine pas rester longtemps à son poste et aimerait, plus tard, «redevenir serveuse car avec les pourboires, on gagne beaucoup plus».

Un salaire à 15 dollars changerait sa vie, tout comme celle de Rebecca, de chez Wendy's, qui vit difficilement avec 1 200 dollars par mois. Elle gagne «trop» pour recevoir des aides sociales. Son salaire tout entier ne lui permet pas de payer le loyer de l'appartement qu'elle partage avec sa petite-fille. Pour vivre, elle emprunte à sa famille ou à des banques, fait quelques baby-sittings, des missions commerciales. Son employeur ne lui verse ni congés payés ni assurance maladie - jusqu'à l'année dernière, d'ailleurs, elle n'en avait pas. «C'est la réforme Obama qui m'a permis d'en avoir une», affirme-t-elle. Elle doit aussi payer son uniforme. Quant à sa retraite, elle n'y pense même pas. «Je n'ai aucune économie, et 20 000 dollars de dettes. Quand j'ai témoigné devant le comité, il y avait un homme, il avait 80 ans, il travaillait toujours dans un fast-food. Je me suis dit : si les choses ne changent pas, c'est ton futur, tu travailleras jusqu'à ta mort. Cela m'a fait tellement peur.»

Les effets sur l’économie de cette hausse massive, mais pour le moment limitée à un seul secteur, sont incertains. Si une augmentation du salaire minimum accroît la motivation des salariés et abaisse l’absentéisme ou le turnover, certains économistes craignent des conséquences négatives sur l’emploi, prédisant des fermetures de restaurants ou des augmentations de prix. Cet effet déstabilisateur serait d’autant plus fort dans les villes des environs de New York, où un salaire de 15 dollars s’approche du salaire médian de l’ensemble des travailleurs. Et où les consommateurs sont plus sensibles aux prix.

Beaucoup de patrons de restaurants sont très critiques, comme Andrew Schnipper, fondateur de la chaîne de fast-foods branchés Schnipper's. Lui ne sera concerné qu'indirectement, car il possède moins de 30 restaurants. Mais s'il veut éviter que ses employés ne partent chez les concurrents, il reconnaît qu'il va devoir «augmenter les salaires». «Je paie 10 dollars de l'heure, ce qui est déjà mieux qu'ailleurs. Passer à 15, c'est une hausse astronomique ! On va devoir la répercuter sur les prix et réduire le nombre d'employés. Les clients feront leurs commandes sur des iPad. Finalement, cela va générer moins d'emplois, dit-il. Et puis, pourquoi avoir limité cette hausse à un seul secteur ? C'est déloyal !» Et lorsque l'on évoque la paupérisation des salariés de fast-foods à New York, il fait valoir les possibilités d'ascension. «Certains de mes employés ont commencé à 10 dollars de l'heure et gagnent maintenant 50 000 dollars par an.»

Et les employés de cinés?

«Cette mesure va dévaloriser le travail de ceux qui gagnent actuellement 15 dollars de l'heure, qui ont fait des études ou qui ont plusieurs années d'expérience», estime Michael Saltsman, chercheur à l'Employement Policies Institute. Ce groupe de réflexion financé par des restaurants s'est payé, l'automne dernier, une immense affiche à Times Square. On y voyait un jeune homme au look d'étudiant, walkman sur la tête et lunettes de soleil, déclarant : «Quoi ? Je peux gagner 30 000 dollars par an sans aucune expérience et aucun diplôme ?» Puis, en dessous : «Qui a besoin de faire des études ou de travailler dur quand le gouverneur Cuomo augmente le salaire minimum à 15 dollars de l'heure ?»

L’affiche a déclenché une polémique. Si les employés de fast-foods dans leur grande majorité sortent heureux de cette bataille, d’autres grincent des dents. En particulier les employés de drugstores, supermarchés, cinémas, épiceries ou magasins de vêtements de New York, qui continueront à toucher des salaires proches de 9 dollars par heure. Mais espèrent bénéficier d’un effet d’entraînement.

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