Guillaume Erner : “La société réclame des doses de people de plus en plus fortes”

Dans son dernier ouvrage, “La Souveraineté du people”, l'animateur des “Matins” de France Culture s'interroge sur notre obsession de la célébrité. “Il est pathétique de constater qu’une cause, pour être entendue, doit désormais être défendue par des gens célèbres”, explique-t-il.

Par Juliette Cerf

Publié le 04 mars 2016 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h30

Le 21 février, Jude Law était à Calais auprès des réfugiés. Le 28 février, aux Oscars, Leonardo DiCaprio dénonçait la crise climatique. People et politique, le couple peut aussi faire des ravages, à l’heure où Donald Trump se rêve en président des Etats-Unis… Un trait d’époque analysé par Guillaume Erner, animateur des Matins de France Culture, qui vient de publier La Souveraineté du people (éd. Gallimard).

Que révèlent ces people qui s’engagent ?

On pourrait croire qu’ils mettent leur notoriété au service d’une cause. Les mauvais esprits diront qu’on peut aussi mettre une cause au service d’une notoriété… Quand Jude Law se rend à Calais, il occupe un immense vide et pointe le désengagement des politiques eux-mêmes. Le signe qu’on vit dans une époque en voie d’épuisement politique, c’est qu’on n’arrive plus à saisir les problèmes contemporains en des termes qui ne relèvent pas de la morale. Les célébrités qui interviennent dans le débat public affichent toujours un discours très moralisant, compassionnel.

Quelles conséquences ?

Un considérable aplatissement des enjeux. Les people ont tendance à déproblématiser les sujets, alors que l’actualité devrait plutôt être dialectisée. Il est pathétique de constater qu’une cause, pour être entendue, doit désormais être défendue par des gens célèbres, comme si la cause animale avait besoin de Pamela Anderson pour être prise au sérieux, comme si la critique du système bancaire devait être légitimée par Eric Cantona… A l’inverse, si Leonardo DiCaprio a besoin d’utiliser l’écologie pour prouver que son film est bon, c’est un mauvais service rendu au cinéma. Il peut y avoir de grands films qui ne soient pas raccrochés à un grand débat de société.

“Kim Kardashian et Paris Hilton sont célèbres… d’être célèbres.”

Avant, écrivez-vous, le pouvoir conférait une notoriété, aujourd’hui c’est la notoriété qui confère du pouvoir. Quel est ce pouvoir détenu par les people ?

Celui de Donald Trump ! Il incarne quelque chose d’effrayant, tant son discours brutal, sommaire, vulgaire constitue son seul fonds de commerce. En voyant son destin, on se dit que tout vraiment peut arriver... Trump n’est pas le plus riche des hommes d’affaires américains, ni le plus habile des promoteurs new-yorkais. Il a mis son nom sur des tours cossues et a été rendu célèbre par la télé-réalité. Il a compris que bénéficier d’un capital de notoriété et maîtriser les règles du jeu médiatique permettaient tout, y compris d’accéder à la magistrature suprême.

Trump a une profession, à la différence d’autres célébrités…

En effet. Il existe des types purs de people comme Kim Kardashian ou Paris Hilton, dont personne ne sait ce qu’elles font, mais dont tout le monde connaît l’existence. Elles sont célèbres… d’être célèbres. Exhiber cette tautologie, cette vacuité — un sort que l’on peut juger peu enviable —, est en fait envié par une multitude d’individus, beaucoup plus que ne l’est l’existence d’un prix Nobel. La philosophie cherche à comprendre pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Kim Kardashian et Paris Hilton nous incitent plutôt à nous demander pourquoi il n’y a rien plutôt que quelque chose…

“La télé, c’est l’image, et la pipolisation passe par l’image.”

Vous vous présentez comme un sociologue défroqué. Est-ce un livre de sociologue ou de journaliste ?

De sociologue dans la mesure où il mobilise les théories de Georg Simmel, Max Weber et Alexis de Tocqueville. Mais l’idée m’est venue en travaillant dans les médias. Je raconte dans le livre qu’un producteur avec lequel je collaborais a voulu un jour me faire animer une émission scientifique à la télé. Je me suis fait reprocher de n’être pas suffisamment connu… Cela a fait office de déclencheur. Vous êtes célèbre ou vous ne l’êtes pas. A la radio, le narcissisme est un peu plus maîtrisé qu’à la télévision où il est totalement dévastateur. La télé, c’est l’image, et la pipolisation passe par l’image.

Le pouvoir spécifique des people est magique et non charismatique. Que voulez-vous dire ?

Avant, on était glorieux d'avoir fait quelque chose ; Jean Moulin est glorieux d’avoir résisté. Selon Weber, le charisme est un mode de domination traditionnelle ; un individu a quelque chose en plus des autres dans une société qui possède un au-delà sans lequel il n’y a pas de charisme. Dans notre société purement immanente, on passe du charisme à la magie. Le magicien puise ses artifices dans la société qui l’entoure. Plongé dans le bain de la télé-réalité, du Loft en l’occurrence, Steevy en ressort célèbre… Steevy et Loana sont des magiciens. De Gaulle, lui, est charismatique.

'Le people est une création démocratique.”

Chez de Gaulle, il n’y a pas de Charles, notait André Malraux…

En effet alors qu’Hollande est devenu François et Sarkozy, Nicolas. Le privé s’est totalement immiscé dans le public. François Hollande a été décrit par Valérie Trierweiller dans une scène de rupture, sur son lit. C’est inimaginable avec le général de Gaulle ! Ce fait d’époque représente un basculement, autre que celui déjà franchi par Nicolas Sarkozy avec son « Avec Carla, c’est du sérieux ». La société réclame des doses de people de plus en plus fortes.

Vous affirmez que le culte de la célébrité ne relève pas d'une nouvelle barbarie, mais au contraire nous en protège... Pour quelles raisons ?

Le people est une création démocratique. Nous vivons dans une société horizontale qui a des défauts : elle peut tirer vers le bas, niveler les sujets d’interrogation. Mais en même temps, cette société est rétive à la transcendance, or pour qu’il y ait dictature, il faut qu’il y ait transcendance. L’ironie consubstantielle à la société des people secrète l’anti-corps de la dictature. Dans une dictature, il n’y a pas d’autres stars que le dictateur. Les personnes starifiées sont tuées comme en Corée du Nord. Le premier people, le pilote américain Charles Lindbergh a eu son équivalent en URSS avec le cosmonaute Youri Gagarine. Ce dernier est mort dans un accident d’avion en 1968 ; on a accusé Khrouchtchev de l’avoir tué parce qu’il ne supportait pas que Gagarine soit célèbre.

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