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Libération
Reportage

«Les gens pensent que nous sommes en guerre», déplorent les Calaisiens

Lundi, quelques centaines de commerçants et entrepreneurs de Calais sont venus à Paris manifester devant les ministères pour réclamer «un état de catastrophe économique exceptionnel», à cause de la crise migratoire.
par Noémie Rousseau
publié le 7 mars 2016 à 20h08

Une foule arborant des t-shirts à gros cœur rouge a fait trois petits tours sous les fenêtres de Michel Sapin et s'en est allée en car. Dix véhicules avaient été affrétés le matin même de Calais jusqu'à Bercy. Quelques centaines de commerçants, employés du port, artisans et entrepreneurs ont répondu à l'appel du Grand Rassemblement pour le Calaisis, association créée au lendemain de la manifestation du 24 janvier. Manifestation qui avait un peu dérapé à l'époque, prenant des airs de rassemblement anti-jungle. Cette fois, l'ambiance est bon enfant. Avec leur t-shirt «J'aime Calais», ils venaient dire leur détresse à l'exécutif, réclamer un «état de catastrophe économique exceptionnel», rendu selon eux nécessaire par la crise migratoire qui se joue sous leurs fenêtres.

Aux micros qui se tendent, ils racontent les trottoirs désespéremment vides, les commerces de plus en plus nombreux à avoir baissé définitivement le rideau, le recul de «40%» du chiffre d'affaire dans l'hôtellerie-restauration. Les touristes anglais ne viennent plus, ni les belges d'ailleurs, déplorent-ils. Ils disent leur crainte pour leurs emplois, les investisseurs qui fuient, les banques qui les ont «marqués au fer rouge et refusent de financer les projets estampillés Calais». Leur impression que tout est «à l'arrêt», «s'enlise», que leur sort est lié à une crise «sans fin» qui les «dépasse». «On est coincés», résume Antoine Caffier, agent immobilier qui décrit ces situations qu'il «ne connaît que trop bien», «typiques», dit-il : «des personnes qui perdent leur boulot, vendent leur appartement à perte et quittent Calais avec un déficit qui les plombera durablement… C'est injuste.» Le député socialiste Yann Capet a lui aussi son t-shirt à cœur sous sa veste de costume. «Notre territoire ne se limite pas à la question migratoire, nous avons des atouts et ambitions à défendre», martèle-t-il.

«Hollande viendra…»

Une délégation de manifestants quitte le rassemblement en taxi pour être reçue à l'Elysée par une poignée de conseillers ministériels (Intérieur, Finance, Economie, Tourisme…). Les modalités du moratoire financier annoncé vendredi, lors d'une rencontre entre le chef de l'Etat et des élus calaisiens, ont été dévoilées. Dès demain, les entreprises en difficulté pourront déposer une demande de report ou d'allégement de charges auprès d'un guichet unique à la préfecture. L'instruction n'excédera pas cinq semaines. «Le démantèlement de la jungle continuera au même rythme, nous a-t-on assuré, sans qu'aucun calendrier ne soit précisé. Et François Hollande a répondu à notre invitation, il viendra quand tout sera démantelé. Alors, un plan de relance du tourisme sera mis sur pied», indique Frédéric Van Gansbeke, porte-parole de l'association Grand Rassemblement pour le Calaisis, qui se dit «satisfait». La délégation reviendra à l'Elysée dans cinq semaines pour faire le point.

Le démantélement ne fait pour autant l'unanimité parmi les Calaisiens manifestant. «La jungle a été créé justement parce qu'il y avait du squat en ville, cela va donc recommencer ? On déplace le problème ?», questionne un retraité, visiblement outré. Et puis, les Calaisiens en viennent à dévisager les journalistes. Leur reprochent «l'image désastreuse» qui «s'étale à longueur de journaux et d'émission télé». «On nous rabâche la jungle toute la journée, nous-même nous ne parlons plus que de ça…», souffle une vendeuse, la cinquantaine. Et Antoine, l'agent immobilier, de confier «l'usure» qui frappe la population à force de «voir des migrants souffrir et être ainsi maltraités. C'est douloureux humainement, incompréhensible pour nous… On est en France, en Europe ! Comment peut-on laisser perdurer cette situation ?», s'étrangle-t-il.

«Les parents ne veulent pas envoyer leurs enfants à Calais»

Comme beaucoup, Luc Rifflart, employé d'une compagnie maritime, a posé un jour de congé pour venir «soutenir sa ville», «redorer son blason». «Les médias nous cassent», déplore Stéphanie Guiselain, conseillère municipale et départementale (LR). Elle brandit une pancarte «Calais outragé, Calais brisé, Calais martyrisé». A l'entendre, l'insécurité est une invention journalistique : «les CRS et gendarmes font un super boulot. Il n'y a que l'autoroute que je ne prends plus, par crainte de renverser un migrant, ou d'être caillassée par les No Borders», poursuit-elle. A ses côtés, un autre conseiller municipal LR, Gérard Clais, se souvient avoir emmené une journaliste visiter le centre d'accueil provisoire. «Je lui ai demandé ce qu'elle avait retenu de son séjour à Calais, elle m'a dit : la misère...» Voilà ce qui les fâche avant tout : que Calais, leur Calais, dans lequel il sont nés et vivent tous les jours, soit résumé à sa jungle.

Alors ils distribuent aux Parisiens le programme de leur saison culturelle, décrivent leur littoral protégé, sauvage, que toute l'Europe leur envie. Et puis il y a ces petits cafés dans lesquels il est si plaisant de flâner le long de la plage. Ils sont intarissables sur leurs spécialités locales : «la dentelle et la chaleur humaine». Cette année, le tournoi international de basket junior ne recevra qu'une seule équipe, suisse, contre une dizaine les années précédentes. «Toutes les autres ont décommandé, les parents ne veulent pas envoyer leurs enfants à Calais», se désole Jean-Yves Boulogne, organisateur. «Les gens pensent que nous sommes en guerre ou en état de siège», renchérit Frank-Edouard Tiberghien, employé au service développement du port. Il travaillait sur le projet de route ferroviaire, alternative au camion et reliant Calais à Perpignan. «On a les clients, le marché, l'argent, les équipements, cela va générer de l'activité et de l'emploi pour les PME du coin, mais le lancement a dû être reporté par l'Etat au 29 mars pour des raisons de sécurité. C'est comme un horizon qu'on a vu s'éloigner… Même la libre circulation des marchandises pose problème désormais», soupire-t-il. Et de reprendre après un temps : «Nous ne sommes pas contre les migrants, mais cela ne peut plus durer, il faut leur trouver des conditions d'hébergement dignes !»

Les manifestants ont fait une halte aux Invalides pour agiter leurs drapeaux tricolores, prendre une photo et chanter la Marseillaise, puis sont remontés dans les cars. Bloqués dans les embouteillages, ils semblent fatigués de leur journée. Ils regardent à travers les vitres poussiéreuses. «Ici la tour Eiffel, le Fouquet's, l'arc de triomphe», commente le chauffeur. Les passagers scrutent les boutiques luxueuses à mesure que le convoi se rapproche du palais de l'Elysée. «Y a pas plus de monde que dans les commerces de Calais», lâche un Calaisien. Après trois petits tours aux abords du palais présidentiel, avec leurs drapeaux, ils sont rentrés.

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