Du Soudan à Paris

l’incroyable marathon du

« dossard 65 »

En 1996, Ahmed Adam Salih terminait 68e du marathon olympique à Atlanta. Vingt ans plus tard, réfugié à Paris, le Soudanais vient de courir le semi-marathon de la capitale dimanche 6 mars.

Au milieu des Kényans et des Ethiopiens, le dossard 65 ne dépareille pas. En ce dimanche matin, derrière la ligne de départ du semi-marathon de Paris, Ahmed Adam Salih ressemble à ces athlètes des hauts-plateaux venus se disputer la victoire ou les places d’honneur. Et les cachets qui vont avec. Le short très court du Soudanais laisse voir des jambes aussi fines qu’affûtées. Un physique semblable aux autres concurrents qui se côtoient dans le sas des dossards préférentiels, réservé à seulement 200 coureurs. Les presque 40 000 autres participants de l’épreuve partiront derrière. A la vue de de la démarche d’Ahmed Adam, une spectatrice lance à un ami, sur le ton de la blague : « Si tu le bats, je te paie le resto ! »

Mais les apparences sont trompeuses. Ahmed Adam n’a pas contesté un seul instant la victoire du Kényan Cyprien Kotut, en 1 h 01 min 04 sec. Il a franchi la ligne d’arrivée après un peu plus d’une heure et 21 minutes d’efforts. Loin des favoris, à une anonyme 402e place - ce qui laissait tout de même plus de 36 000 arrivants derrière lui. La moustache grisonnante du Soudanais aurait dû alerter la spectatrice taquine : Ahmed, 52 ans au compteur et à peine autant de kilos sur la balance, pourrait être le père du vainqueur du jour, seulement âgé de 23 ans. Et contrairement aux jeunes Africains rapidement repartis vers d’autres courses ou lieux d’entraînement après leur escapade parisienne, lui est retourné, quelques heures plus tard, dans un centre pour réfugiés, à Pantin.

Quand elle est arrivée dans ce « centre d’hébergement de stabilisation » de Seine-Saint-Denis, à l’automne 2015, pour donner bénévolement des cours de français, Marion Mare, jeune professeur d’histoire-géo dans un collège de Sarcelles, ne savait rien du parcours du « dossard 65 ». Parmi la quarantaine de demandeurs d’asile logés dans cette structure, tous présentent des trajectoires accidentées. Mais la jeune femme a compris assez vite que celui d’Ahmed s’apparentait à un interminable parcours d’obstacles. « Un jour, après un footing, je suis allée passer le bonjour au centre, alors que j’étais en tenue de course, raconte Marion. Et là, Adam m’a dit : “Moi aussi, je cours.” Il a commencé à me raconter son histoire, qu’il avait couru aux Jeux olympiques. Je n’ai pas tout saisi du premier coup. Il m’ a confié : “J’aimerais vraiment trouver un club et faire une course ici.” »

Ahmed Adam a répété son étonnant trajet de vie au Monde, samedi, à la veille de la course. Comme il connaît juste quelques mots de français et ne parle pas vraiment anglais, Aboubakar, un jeune homme venu de la République centrafricaine et lui aussi pensionnaire du centre, a traduit de l’arabe au français.

Installé sur un petit lit de la chambre numéro 10, qu’il partage depuis plusieurs mois avec trois autres hommes, Ahmed explique avoir été athlète de haut niveau, spécialiste des distances de fond. Avec comme point culminant de sa carrière sportive, une participation aux Jeux d’Atlanta pour le Soudan. Le 4 août 1996, lors de la finale masculine du marathon, il termine à la 68e place, en 2 h 25 min 12 s, comme le rappellent les archives du Comité international olympique. Il ne livrera pas bien plus de détails sur son périple américain. Lui n’a pas pu assister à la cérémonie d’ouverture, à cause des entraînements. Il n’a pas non plus pu faire de tourisme après la compétition. La délégation a été rapatriée fissa après les Jeux, de peur que certains athlètes ne se fassent la malle aux Etats-Unis, explique-t-il.

Né au Soudan dans les années 1960, il a grandi dans un pays de l’Afrique de l’Est pas vraiment réputé pour ses athlètes, mis à part le double champion du monde en salle du 800 mètres, Abubaker Kaki. Ahmed Aman dit avoir fuit son pays il y a « sept ou huit ans », à cause de « problèmes politiques » au Darfour. La région, à l’ouest du Soudan, est frappée depuis 2003 par un conflit entre les rebelles et l’armée gouvernementale. « Mon ethnie, les Four, était ciblée par le gouvernement et les Janjawids (milices). »

A l’Office français de protection des réfugiés (Ofpra), auprès duquel il a formulé une demande d’asile, Ahmed a raconté son long périple depuis le départ de son pays. Laissant sa femme et ses trois enfants, il s’est d’abord rendu en Libye. Avant de traverser la Méditerranée pour rejoindre la Grèce, où il est resté « six-sept ans ». Là-bas, il aurait travaillé comme ouvrier agricole. Surtout, insiste-t-il, il a continué à courir, et a même participé à plusieurs compétitions. Il se souvient notamment d’une épreuve où il menait, « avec un Ukrainien ». « « On nous a demandé de ralentir. Il ne fallait pas qu’un étranger gagne », assure-t-il. De cette époque, le coureur a gardé trois médailles de compétition, dont celle du marathon d’Athènes en 2013.

Mais la situation en Grèce n’a rien d’une sinécure. Ahmed enchaîne les demandes d’asile. Les refus s’accumulent. En guise de papiers, il reçoit un récépissé tous les six mois, lui permettant seulement de prolonger provisoirement son séjour. Il assure même avoir passé « deux ans en prison » pour un problème de papiers. A sa sortie, voyant son horizon bouché, il rejoint en bus la Macédoine, puis la Serbie et enfin la Hongrie, où il reste quelque temps dans un camp « d’où on pouvait sortir quand on le voulait ». Puis, direction l’Autriche, en train cette fois-ci, « avec un billet acheté 25 euros ». L’été 2015, Ahmed le passe en Allemagne, dans un camp de réfugiés. Là encore, il demande l’asile, mais la nuit, « il faisait très froid dans les tentes ». Alors Ahmed met le cap sur la France.

Le 1er septembre, il arrive à Paris. « Je ne connaissais personne. J’ai trouvé un endroit pour dormir à Porte de la Chapelle. Puis j’ai rencontré quelques frères pour m’emmener à Austerlitz. » La gare du XIIIe arrondissement abrite alors l’un des plus grands campements de migrants de la capitale - ils sont plusieurs centaines à dormir sous des tentes à l’époque. Le lieu est évacué le 17 septembre. Quelques jours plus tôt, Ahmed a été orienté vers le centre de réfugiés de Pantin.

Face à la façade en brique rouge du centre où il réside désormais, situé dans une rue glauque de Pantin, la fenêtre de sa chambre est reconnaissable au premier coup d’oeil. C’est celle devant laquelle sont alignées les chaussures de sport. Il a ramené une paire de Grèce, les autres lui ont été offertes par Marion Mare. La prof d’histoire-géo a aussi réussi à lui obtenir le dossard pour le semi-marathon de Paris. Elle s’est prise d’amitié pour ce petit homme « toujours hyper souriant », et qui « ne se plaint jamais » : « Comme beaucoup de réfugiés, il répète tout le temps : No problem. »

Dimanche, après sa course, Ahmed oscillait entre la joie d’avoir couru pour la première fois à Paris, la reconnaissance vis-à-vis de ses profs de français venus l’encourager et la frustration de son chrono. Lui s’était plutôt fixé comme objectif de boucler le semi en 1 h 15. « Il trouve son temps vraiment mauvais, explique Marion Mare. Il sait que ce n’est pas le plus important, mais, en tant qu’athlète, ça le tracasse. » Peut-être que le fait de courir à jeun n’a pas aidé pour la performance. Pas plus que les cinq jours précédents de douches froides, au centre, à cause d’un problème de chaufferie, où les entraînements parfois difficiles à caler.

Mais à dire vrai, d’autres soucis autrement plus importants qu’un « mauvais » chrono le perturbent. Depuis 2012, dit-il, il n’a plus de nouvelles de sa femme et de ses enfants.« Et j’ai l’esprit occupé par ces questions de papiers », explique-t-il. Son avenir semble flou. S’il obtient le statut de réfugié, comment trouver du travail, sans parler français ? Les bénévoles qui lui donnent des cours à Pantin ne savent pas vraiment s’il sait écrire en arabe, lui qui dit n’être jamais allé à l’école. Quand on le questionne sur ses projets, Ahmed se raccroche souvent à son sport comme une bouée. « A part la course, si je n’ai pas le choix, je pourrais faire n’importe quel boulot, tempère-t-il tout de même.L’important, c’est de s’occuper. Je pourrais être entraîneur, aussi. »

Pour oublier ses incertitudes et surtout récupérer de ses efforts du dimanche matin, Ahmed est allé manger un couscous au restaurant, avec Marion et d’autres profs de français bénévoles au centre de Pantin. « Je vais m’entraîner plus fort pour le marathon de Paris », promet-il. Car il a décidé de ne pas en rester là. Marion essaiera de lui trouver un dossard pour la course du 3 avril. Et Ahmed de conclure sur un ultime rêve : « Mon premier fils, en 2012, a gagné une compétition au pays. Si j’ai mes papiers, j’espère le faire venir, je suis sûr qu’il peut réussir dans la course ici. »