Un nouveau privilège est apparu : ne plus faire la queue

Un nouveau privilège est apparu : ne plus faire la queue

Alors que la technologie permet d’éviter les files d’attente, qui sont ceux qui continuent à attendre ?

Par Lauren Smiley et Caroline Bourgeret
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Cet article, paru le 17 février sur BackChannel, a été traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret. Rue89

Le monde de la tech considère le fait de faire la queue comme l’une des dernières déficiences ayant besoin d’être solutionnée. Il n’est pas étonnant que le Stade Levi, situé au cœur de la Silicon Valley et accueillant le Super Bowl, ait ouvert en 2014 avec une application unique en son genre dans le pays qui permet de faire entrer et d’installer 68 500 supporters en réduisant les files d’attente au minimum (bien que les photos sur Twitter ne donnent pas cette impression).

Il vous suffit d’appuyer sur une touche de votre téléphone pour qu’un employé du stade vous apporte un sweat-shirt de l’événement directement là où vous êtes assis pour la modique somme de 5 dollars la livraison (et hop, la file d’attente à la caisse du magasin de souvenirs disparaît).

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Pressez une autre touche et on vous livre bière et hot dog. Si vous tenez absolument à vous rendre sur place, la même application vous renseigne sur le temps approximatif qu’il vous faudra passer à faire la queue (il en va de même pour les toilettes).

Afin que votre téléphone-coupe-file fonctionne bien, les câbles des bornes de recharge pendent un peu partout dans le hall, comme des perfusions intraveineuses numériques.

Des « lapins » devant l’Apple Store

Depuis le début du e-commerce sur PC et aujourd’hui avec la multitude d’applications mobiles disponibles, une grande partie des innovations ont pour but de faire disparaître les files d’attente, et avec elles, les gens qui font la queue.

Les coupe-files les plus exubérants, de nos jours, paient des gens sur TaskRabbit pour faire la queue à leur place afin d’avoir le dernier iPhone, qui va leur permettre de télécharger encore plus d’applications pour éviter les files d’attente. Le portier de l’hôtel Marriott Marquis, dans le centre-ville de San Francisco, m’a dit qu’au moins un quart des clients passaient devant sa file d’attente pour les taxis et montaient dans des voitures commandées grâce à des applications.

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File d'attente pour l'iPhone 6S, le 25 septembre 2015  Chicago
File d’attente pour l’iPhone 6S, le 25 septembre 2015 à Chicago - JOHN GRESS/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP

Un collègue m’a raconté qu’il programme la livraison de son dîner chaud (pas de queue à faire au restaurant ou à l’épicerie) pour qu’elle arrive au moment où il sort de son Uber (il n’attend pas le bus).

#TimeIsPrecious

Pourquoi aller faire la queue pendant les soldes alors qu’on peut faire les mêmes affaires en ligne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7  ? Starbucks a mis en place une nouvelle application coupe-file, promue par le slogan « Pas de temps  ? Pas d’attente », et qui vous permet de retirer votre café précommandé directement au comptoir. (Taco Bell fait pareil.)

Au centre de ce mouvement coupe-file, on trouve une culture de bureau de start-up qui se repaît de leçons de vie type #LeTempsEstPrécieux, tout aussi obsédée par le bien-être de ses employés que par les façons de leur faire faire plus d’heures  : on embauche quelqu’un pour faire la queue à votre place à La Poste afin que vous puissiez passer plus de temps à concevoir l’application qui vous permettra de faire pareil.

Milton Friedman adorerait sûrement cette économie de libre-marché en solution à la file d’attente – tout ce qui peut être vendu devrait l’être –, mais un élève de primaire serait peut-être plus sceptique. Vous souvenez-vous de l’époque où passer devant tout le monde dans la file était la façon la plus rapide de provoquer une bagarre au self  ?

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Comme les VIP

Un extrait du portrait de Matt Damon par Tom Junod dans Esquire me vient à l’esprit  :

« J’ai déjà évoqué une expérience que j’ai vécue cet été, lorsque j’ai emmené ma fille dans un parc d’attraction aquatique où nous avions déjà été plusieurs fois. Je l’ai trouvé transformé par l’apparition du “Fast Pass”, qui permet aux visiteurs de passer devant tout le monde moyennant la somme de 45 dollars supplémentaires sur le billet d’entrée. “Ça a tout changé”, me suis-je dit, “parce qu’à présent les gens paient pour ne pas faire la queue, et tout le monde sait que c’est injuste. Je le savais, ma fille le savait, et les gens qui le faisaient le savaient”. Damon hoche la tête. “Si vous voulez vraiment savoir ce que ça fait d’être célèbre, tout ce que vous avez à faire, c’est d’aller dans ce parc aquatique et de payer les 45 dollars. Allez dans ce parc, c’est à ça que ça ressemble.” Vous passez devant les gens dans la file. »

La file d’attente est l’endroit où deux impulsions très américaines se rencontrent  : celle, en perdition, d’un champ d’égalité, et celle de l’argent qui permet d’acheter de meilleurs services. (Qu’est-ce qu’être riche sinon éviter toutes les files d’attentes, physiques et métaphoriques, de la vie  ?) Et si passer devant les gens dans la file est le meilleur moyen de provoquer une bagarre dans le monde physique, pourquoi acceptons-nous l’équivalent numérique sans broncher  ? D’abord, parce que ça se voit moins.

Horreur à Disneyland

Commençons par le point d’origine de l’apprivoisement de la file d’attente  : Disneyland. Il y a deux ans, le parc a lancé FastPass+, qui permet aux visiteurs de réserver leur place dans trois attractions 30 jours à l’avance sur son application. Ceux qui séjournent dans le complexe hôtelier Disney peuvent même commencer à faire leurs réservations plus tôt.

Clara Moskowitz est une journaliste scientifique basée à Brooklyn qui pratique les mathématiques éthiques lors de ses escapades annuelles à Orlando. Parfois, tous les FastPass pour certaines attractions sont déjà vendus pour la journée, réservés des semaines auparavant en ligne, note-t-elle. Ils ont été achetés par des gens qui, comme elle, planifient.

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« Les fans de Disney comme moi sont fiers de ne pas faire la queue », dit-elle.

« Je regarde les gens qui patientent en file pendant une heure et demi comme des petits joueurs, et je me dis qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Elle raconte qu’elle entend tout le temps des enfants se plaindre à leurs parents d’être dans la file d’attente la plus lente alors qu’elle leur passe devant.

« Je vois les gens passer des vacances horribles à Disneyland, et je secoue la tête en disant  : “Ça aurait pu être tellement mieux si tes parents avaient juste fait quelques recherches.” »

Ils ont déjà gagné

Moskowitz estime que le système est plus ou moins juste, surtout quand on connaît la nature froidement capitaliste de Disney. Pour elle, le système Disney récompense la planification en amont, pas l’argent. (La firme est plutôt méfiante quand il en va de sa petite cuisine secrète, mes demandes auprès de Disney pour en savoir plus sur leur science de la file d’attente ont été déboutées.)

En raccrochant avec la journaliste, un de mes amis ayant grandi en Inde, qui avait écouté la conversation, s’est agacé des débats sur l’injustice dans le contexte de Disney.

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Les enfants dans le parc d’attraction sont déjà très bien placés, tout à l’avant de l’énorme et abstraite file d’attente mondiale, dit-il. Leurs parents ont suffisamment d’argent pour les emmener là-bas (le billet coûte actuellement 99 dollars pour une journée). On se fiche de savoir si certains enfants riches peuvent monter plus vite que d’autres enfants un peu moins riches dans des attractions. Et ils sont aux Etats-Unis  : ils ont déjà gagné à la loterie de la file d’attente. La vie n’a jamais été juste, dit-il, et ce n’est pas une application coupe-file qui va faire empirer les choses.

Jugeote numérique

Il n’y a pas que les parcs d’attractions qui vous laissent couper les files d’attente moyennant de l’argent. Les compagnies aériennes ont commencé à pratiquer le coupe-file avec l’enregistrement en ligne. Puis, l’Agence nationale américaine de sécurité dans les transports s’y est mise en 2011 avec la possibilité de payer 85 dollars via l’application et d’accéder à une file d’attente rapide.

Ces dernières années, une société privée du nom de Clear a mis en place sa propre file d’attente rapide dans beaucoup d’aéroports pour ses membres payant l’abonnement de 15 dollars par mois  : vous confirmez votre identité par lecture biométrique dans les files d’attente privées de Clear et vous accédez directement aux portiques de détecteurs de métaux. La société a aussi investi le stade des Giants à San Francisco et celui des Yankees.

Alors que des revenus conséquents ont longtemps été la condition préalable à la pratique du coupe-file, ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, le bien le plus précieux est la jugeote numérique. N’importe qui possédant un smartphone et quelques connaissances de base peut éviter de faire la queue, souvent gratuitement. Mais, peut-être inévitablement, si les barrières tombent pour certains, elles semblent s’élever toujours plus haut pour ceux restés derrière.

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Ceux qui n’ont pas l’info

Prenez Jeremiah Lowery, un sans-abri de 29 ans qui s’est rendu l’été dernier au département des véhicules motorisés (DMV) de San Francisco, où on lui a demandé une carte d’identité pour pouvoir encaisser ses salaires touchés dans des travaux de construction et accéder à un refuge. (Il est assez clair, au vu de son descriptif, qu’il n’a pas dû bénéficier de beaucoup de billets coupe-file dans la vie.)

« Le 16 août, il a fait la queue pour la cinquième fois », dit un communiqué de presse du défenseur public décrivant l’incident qui a suivi. « Il a atteint le comptoir à la fin de la journée, en serrant dans sa main ses formulaires. » Après un bref échange pendant lequel on lui a dit de revenir en octobre, l’employé lui a demandé de partir. Mais Lowery a refusé de bouger. Ça a dégénéré en bagarre, et Lowery a fini accusé de deux crimes pour agression. Un jury compréhensif et anti-file d’attente l’a acquitté, et a transformé l’accusation en simple délit. « Un des jurés a dit  : “Je ne supporte pas le DMV, je deviens dingue à chaque fois que j’y vais” », raconte l’avocate de Lowery, Sandy Feinland.

« Mon client était un véritable héros. »

Mais Lowery aurait pu se voir épargner tout ça. Le DMV a mis en place les réservations de rendez-vous en ligne il y a des années. On peut même en obtenir un en appelant la hotline si on n’a pas accès à Internet. Mais un type qui cherche un abri et un travail n’est pas au courant de ce genre de combines. « Il n’avait pas les ressources », explique Feinland. Alors il est condamné à faire la queue, sans même pouvoir faire passer le temps en jouant à « Candy Crush ».

Et si on aimait ça....

Mais attendez une minute, pourrait dire un sceptique, les gens adorent faire la queue  ! Il suffit d’éplucher l’article du New York Magazine qui chante les louanges du statut de la file d’attente, celui qui fait que le New-yorkais moderne continue de faire la queue pour obtenir ce petit plus. Le monde de la tech a des lubies de ce genre aussi  : les produits allégés en sucre de la crèmerie Bi-Rite, le petit rassemblement hipster de Mission Chinese, le rush du week-end de Tartine Barkery. (« Ça construit l’anticipation », m’a expliqué une femme avec une frange intello et des bottines dans la file d’attente de Tartine, un dimanche matin.)

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Si on parle psychologie pop, ces gens qui font la queue sont en pleine représentation  : ils y affichent ce qu’ils sont, dans ce cas en montrant combien de temps ils sont prêts à attendre pour leurs totems culturels. Ces files d’attente sont pleines de gens polis  : des études montrent que les gens préfèrent faire la queue pour une expérience plutôt que pour un gadget, et qu’ils patientent plus gaiement dans ces cas-là.

J’ai croisé Jesse Garza, un producteur d’une quarantaine d’années, dans une autre de ces files d’attente joyeuses et propices à l’autopromotion de San Francisco  : la première de « Star Wars  : The Force Awakens ». Il porte alors un T-shirt Han Solo, et patiente en regardant des parodies de Star Wars sur un iPad et en filmant avec un smartphone une autre personne faisant la queue et accompagné d’un Yoda mécanique.

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Une fan, dans la file d’attente pour la première de « The Force Awakens », le 14 décembre 2015 à Hollywood - FREDERIC J. BROWN/AFP

Alors que je l’interroge, Garza commence à laisser apparaître les grandes lignes de sa vie. Il dit que c’est marrant de patienter pour un tel événement. Les billets pour la première de « The Force Awakens » ont été vendus en ligne dans tout le pays en quelques heures et, comme beaucoup de cinéma attribuent dorénavant les sièges à l’avance, il ne servait à rien d’arriver trop en avance. Pourtant, d’après un représentant de la plateforme Fandango, les gens sont arrivés plusieurs heures avant pour participer à la fête en faisant la queue volontairement. Ces files d’attente sont une forme de nostalgie.

Là où la triche commence

Pourtant, il est évident que toutes les files d’attente ne sont pas les mêmes. Garza raconte qu’il a récemment commencé à précommander tous les matins son expresso Starbucks avec sa nouvelle application, évitant la queue pour le récupérer directement au comptoir en entrant. (Une application dénommée Preo permet aux clients de bars de faire pareil à New York et en Floride, bouleversant ainsi le système de file d’attente le plus arbitraire de tous.) Garza admet que l’appli Starbucks lui permet de se sentir un peu spécial, ou en tout cas plein de ressources  :

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« Il y a quelque chose d’agréable dans le fait de croiser quelqu’un que vous connaissez en train d’attendre un café et de passer tout simplement devant lui pour attraper le vôtre. »

Il pense aussi que l’application est juste  : gratuite et mise à disposition par la société pour tous ceux qui prennent le temps de la télécharger.

Pourtant, Garza a ses limites. « N’envoyez pas des gens faire la queue à votre place », dit-il en parlant des employés de TaskRabbit payés pour patienter.

« On voit toujours plus de gens riches obtenir davantage de choses que les autres ne peuvent pas obtenir. Ça, c’est tricher, je pense. »

Dans un monde dans lequel les files d’attente pour « bruncher » ou voir « Star Wars » sont des choses désirables, mais pas les autres, le nouveau privilège ne réside peut-être pas dans le fait de ne pas faire la queue. C’est peut-être, à condition d’avoir de l’argent et un smartphone, de pouvoir choisir quand on la fait.

Lauren Smiley et Caroline Bourgeret
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