L'arrivée des téléphones portables en Corée du Nord avait quelque peu desserré l'étau du silence imposé à ses 25 millions d'habitants, privés de communication avec l'extérieur depuis des décennies. Depuis les années 2000, des habitants proches des frontières réussissent à communiquer illégalement avec leurs familles vivant en Chine, voire en Corée du Sud. L'enquête d'Amnesty International publiée ce mercredi prouve que la surveillance sur les communications s'est renforcée depuis l'arrivée au pouvoir de Kim Jong-un, en 2011, et que des moyens de plus en plus sophistiqués sont utilisés par le régime totalitaire pour repérer les appels internationaux et le visionnage de films étrangers. Décryptage.
Peut-on obtenir des informations fiables sur la Corée du Nord ?
Le régime de Pyongyang est très hermétique, et interdit toute enquête indépendante sur son territoire. Les enquêteurs d’Amnesty se sont basés sur des informations recueillies en 2015 auprès d’employés d’ONG travaillant en Corée du Nord, d’habitants ayant quitté récemment le pays, de rapports des Nations unies, d’experts en télécoms ou d'enquêtes journalistiques. Ces informations croisées et vérifiées dans la mesure du possible, qui correspondent à ce que l'on connait par ailleurs du pays, dessinent un tableau cohérent de la répression et des risques pris par les habitants pour contourner cette interdiction.
Téléphoner à l’étranger est-il un crime puni par la loi ?
Rien dans la loi nord-coréenne n'interdit d'appeler à l'étranger. La Constitution garantit même la liberté d'expression, et assure qu'aucun citoyen ne peut être «contrôlé ou arrêté et son domicile fouillé sans un mandat légal». Mais la République populaire démocratique de Corée, depuis sa fondation en 1948, pose comme règle absolue que les décisions du parti et les instructions du leader du pays (Kim Il-sung, puis son fils Kim Jong-il et aujourd'hui son petit-fils Kim Jong-un) prennent le pas sur toutes les lois.
Sur quoi se base donc la répression ?
En février 2014, dans un discours officiel, Kim Jong-un déclarait : «Nous devons prendre des initiatives pour réduire en cendres l'idéologie impérialiste et l'infiltration culturelle, et installer une double ou une triple moustiquaire pour empêcher le virus de l'idéologie capitaliste d'infiltrer nos frontières». L'interdiction d'échange d'informations avec l'étranger est donc claire et assumée. La répression est facilitée par le fait que l'Etat possède le monopole du téléphone fixe et mobile, de la poste et des médias, ce qui permet de justifier l'interdiction de l'usage de matériel illégal. En ce qui concerne les émissions et films étrangers, la loi est sans appel : «Ecouter, conserver, distribuer la propagande ennemie» peut être puni jusqu'à cinq ans de travaux forcés.
Comment les Nord-Coréens se procurent-ils des téléphones portables ?
Pendant la famine de 1994-1998, l'Etat communiste n'arrivant plus à fournir le minimum vital à sa population, une économie souterraine de type capitaliste s'est développée, le «marché gris». La frontière avec la Chine, une rivière d'une dizaine de mètres de large, est devenue le théâtre d'une contrebande intense de nourriture, vêtements, médicaments, mais aussi de cassettes vidéos et de portables captant le réseau chinois. Un trafic par ailleurs raconté dans le détail par Hyeonseo Lee, transfuge nord-coréenne dans son livre La Fille aux sept noms. Grâce à une joint-venture avec un opérateur égyptien, l'Etat a mis en place en 2008 son propre réseau de téléphonie mobile. Le système fonctionne plutôt bien mais les appels en dehors des frontières sont interdits. Trois millions de personnes sont aujourd'hui abonnées, et 94% du territoire est couvert. Les jeunes ou les commerçants sont très demandeurs. Mais obtenir un mobile par les démarches légales prend plusieurs mois et les prix sont très élevés (au moins 150 euros), sans compter les pots-de-vin souvent nécessaires pour obtenir l'autorisation de la police. Ceux qui le peuvent achètent alors des appareils auprès de «fixeurs», des vendeurs privés possédant assez de relations auprès d'officiels pour faire du trafic de licences.
Peut-on passer officiellement des appels internationaux ?
Depuis 2013, les étrangers (hommes et femmes d’affaires, touristes, ONG…) peuvent obtenir à l’aéroport de Pyongyang des cartes SIM locales pour environ 80 euros, hors coût des communications et data. Elles permettent d’appeler hors frontières, sauf vers la Corée du Sud, et offrent un accès libre à Internet. Depuis peu, le gouvernement s’assure que ces cartes SIM sont désactivées lorsque le visiteur quitte le pays. Les locaux peuvent aussi appeler depuis un bureau de poste, mais en remplissant un formulaire de demande d’autorisation, expliquant qui ils souhaitent appeler et à quel sujet. Un système qui empêche quasiment d’appeler un proche ayant fui à l’étranger. Environ 1 500 personnes quittent le pays clandestinement chaque année depuis 2012 (contre environ 2 500 auparavant).
Internet et les émissions étrangères sont-ils accessibles en Corée du Nord ?
La technologie permet d’accéder à Internet, mais seuls les étrangers et un très petit nombre de privilégiés le peuvent – ces derniers peuvent aussi utiliser une sorte de réseau national fermé. Cette censure totale du web n’a pas d’équivalent dans le reste du monde. En revanche, les DVD et les clés USB sont un moyen courant et bon marché d’échanger des contenus audiovisuels provenant de l’étranger, et qu’il est très difficile pour la police de contrôler totalement. Les films interdits sont projetés à la maison avec des ruses de Sioux, par exemple deux lecteurs diffusant simultanément un film issu de la production nord-coréenne et un film interdit, le second étant caché si l'on frappe à la porte. Par ailleurs, les habitants qui vivent près des frontières russe, sud-coréenne et chinoise peuvent capter des programmes télé et radio étrangers si leur appareil n’est pas bridé, à condition de s’éloigner des villes, où les signaux sont brouillés depuis quelques années.
Comment surveille-t-on 25 millions d’habitants ?
Dès la fin de l'occupation japonaise, en 1945, un système de contrôle social a été mis en place sur le principe des inminban, que l'on peut traduire par «voisinage» ou «groupe de gens». Chaque inminban regroupe environ 20 à 40 foyers, et tient des réunions une ou deux fois par semaine. Il est dirigé en général par un membre du parti de caste élevée, qui surveille le comportement de ses membres, rapportant le moindre soupçon de déviance, par exemple une hausse du niveau de vie ou des allers-et-venues inhabituelles, aux agents de la Sûreté d'Etat et au ministère de la Sécurité du peuple. Le gouvernement a récemment ajouté des brigades de surveillance dotées de matériel pour repérer les signaux de téléphone mobile, voire enregistrer les conversations. Paradoxalement, avec la possibilité de plus en plus grande de se procurer des informations de l'étranger, la surveillance est devenue de plus en plus intrusive. Le chercheur Pierre Rigoulot expliquait le mois dernier dans Libération le fonctionnement de la société nord-coréenne.
Comment les Nord-Coréens contournent-ils les interdits ?
Les cartes SIM étrangères s’achètent sous le manteau, pour environ 15 euros, une somme importante pour un Nord-Coréen (l'équivalent d'environ un mois de nourriture). Il est aussi assez courant d’utiliser les services de «courtiers» clandestins, par lesquels transite l’argent envoyé de l’étranger. Pour un seul coup de fil, prendre des nouvelles d'un parent malade, annoncer une naissance ou un décès à la famille vivant au Sud, il faut commissionner deux ou trois intermédiaires, déposer une caution de plusieurs centaines d’euros, et parfois marcher des heures pour appeler depuis une zone à l’abri des écoutes ou captant le réseau téléphonique chinois. Pour ne pas être pris, les téléphones sont par exemple conservés à distance de leur carte SIM et la batterie cachée pour que la police ne puisse pas l'allumer et contrôler le journal d'appels.
Comment le matériel interdit entre-t-il sur le territoire ?
Les téléphones, cartes SIM, clés USB ou cartes SSD contenant des films étrangers et autres DVD interdits sont en général importés en payant un bakchich à un garde-frontière. Les dénonciations sont assez rares, car les soldats s'assurent ainsi un complément de revenu. Une transfuge interrogée par Amnesty affirme que faire parvenir un téléphone à sa famille restée sur place lui coûte 500 euros de bakchich, «le prix ayant triplé récemment à cause de la surveillance renforcée et du risque encouru par les soldats». Les périodes de répression et de relative tolérance de ces trafics, dans un pays où l'entreprise privée, officiellement interdite, est indispensable à la survie de la population, alternent. Mais l'enquête fait état d'une surveillance accrue depuis l'arrivée au pouvoir de Kim Jong-un, en 2011, de difficultés nouvelles à capter le réseau chinois, et de l'emploi de techniques d'intimidation. Une autre témoin interrogée raconte que le gouvernement a annoncé à ses parents qu'elle était morte et que son cadavre était à l'hôpital pour tester leur réaction et en déduire s'ils avaient des contacts avec elle. Un Bureau de surveillance des transmissions a été nouvellement créé, et ses agents dotés d'un matériel de surveillance sophistiqué.
Que risque un citoyen à appeler à l’étranger ?
Aucune instance n'est prévue dans la loi nord-coréenne pour protéger les citoyens d'une surveillance arbitraire et de fouilles inopinées. Nul ne peut donc contester son arrestation pour le motif de «protection de la sécurité nationale» ou de «lutte contre le crime», même si la Constitution assure qu'aucun citoyen ne peut être «contrôlé ou arrêté et son domicile fouillé sans un mandat légal». Selon les témoignages, une personne prise avec du matériel ayant servi à téléphoner à l'étranger ou à visionner des contenus audiovisuels sud-coréens peut être envoyée en camp de prisonniers pour plusieurs années, ou en camp de rééducation.
La loi n’interdit pas officiellement de parler avec un étranger. Mais la communication peut être interprétée comme une preuve de «courtage clandestin», «contrebande», «commerce illégal», «trafic de devises» ou même «trahison». La majorité des gens s’en sortent semble-t-il avec un pot-de-vin, à condition d’être en mesure de le payer immédiatement. Des rumeurs font état d'exécutions capitales publiques pour «espionnage» suite à de la contrebande de films sud-coréens, sans que l'on sache si elles ont eu lieu sur cette seule accusation. Ce qui semble indiscutable, c'est que le régime attise en permanence la peur chez les citoyens par des manoeuvres d'intimidation et une répression féroce.
Dans tous les cas, il ne fait aucun doute que la Corée du Nord, pourtant signataire de plusieurs traités des Nations unies sur la protection des droits humains, ne respecte pas l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui prévoit la liberté de «chercher, recevoir et partager l'information et les idées à travers tous les médias et sans limites de frontières».