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Bolloré prend ses ponctions chez Vivendi

Canal et Vivendi à l'ère Bollorédossier
L’homme d’affaires puise dans la trésorerie du groupe pour verser d’énormes dividendes aux actionnaires, notamment à lui-même.
par Jérôme Lefilliâtre
publié le 9 mars 2016 à 20h11

Le dicton dit que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Et il est particulièrement pertinent dans le cas de Vincent Bolloré à Vivendi, dont il préside le conseil de surveillance depuis juin 2014. Le milliardaire breton est en train de vider les caisses de la maison mère de Canal + et Universal Music, discrètement mais à un rythme effréné. Il est bien parti pour dépenser, sur la période 2015-2017, la somme faramineuse de 8 milliards d’euros en dividendes et rachats d’actions. A qui profitera cet ahurissant siphonnage de trésorerie ? Aux actionnaires évidemment et donc au premier d’entre eux, «Bollo» lui-même, qui détient 14,36 % du capital de l’ex-Compagnie générale des eaux.

Naguère plombé par une dette colossale (13 milliards fin 2012), le groupe Vivendi s'est refait la cerise à grands coups de cessions. Toutes ont été avalisées par Bolloré en personne, qui a commencé à prendre du poids dans l'entreprise lorsqu'il est entré dans son conseil de surveillance, le 13 décembre 2012, jusqu'à en devenir son vrai patron un an et demi plus tard. Ces trois dernières années, le conglomérat a vendu l'opérateur SFR pour 17 milliards, deux autres actifs télécoms, GVT et Maroc Telecom, pour 9 milliards et l'éditeur de jeux vidéo Activision pour 8 milliards. Cette grande liquidation a considérablement réduit le périmètre du groupe en même temps qu'elle lui a fourni du cash à ne plus savoir qu'en faire. Selon le discours officiel, cet argent devait permettre à Bolloré de bâtir un «géant mondial des contenus». Rien que ça.

Certes, Vivendi n'est pas resté immobile : il a pris des parts minoritaires dans Telecom Italia (22,8 %) et Ubisoft (15,7 %), racheté Dailymotion et lancé une OPA sur Gameloft. Mais il est loin d'avoir utilisé toutes ses cartouches. A la fin de l'année dernière, il disposait encore d'une trésorerie nette de 6,4 milliards d'euros. Ce matelas est d'une épaisseur inhabituelle pour les grandes entreprises, surtout quand elles ont promis à la terre entière d'être offensives. «La stratégie de Bolloré n'est pas très convaincante, observe Pierre-Henri Leroy, le président de Proxinvest, un cabinet de conseil aux investisseurs. Il réinvestit dans des secteurs dont il vient de sortir, comme les télécoms ou les jeux vidéo.» Un analyste financier renchérit : «Le projet industriel est illisible. Bolloré ne fait que viser de petites cibles.»

Prodigue

Peut-être est-ce parce que la stratégie suivie par l’homme d’affaires, expert en raids boursiers et en coups de billard à trois bandes, n’est pas industrielle mais financière. Les grosses opérations en cours le laissent en tout cas penser. Elles concernent d’abord les rémunérations des actionnaires de Vivendi. Pour l’année 2015, la direction du groupe a décidé de tripler le dividende par rapport aux années pré-Bolloré, pour le monter à 3 euros par action. Cette généreuse augmentation va lui coûter la bagatelle de 4 milliards d’euros. A titre de comparaison, Orange et LVMH, bien plus rentables et avec des résultats nets frisant les 3 milliards en 2015, vont redistribuer respectivement 1,6 milliard et 1,7 milliard à leurs actionnaires. C’est dire si Bolloré est prodigue… «Cela fait suite à un accord signé en 2015 avec le fonds d’investissement Psam, qui réclamait plus de redistributions après les cessions», explique-t-on du côté de Vivendi.

Ce fonds activiste américain avait déclenché l’an dernier une campagne très médiatique pour récupérer plus d’argent. On peut toutefois s’étonner que la direction ait cédé aussi facilement à son exigence, alors que Psam détenait moins de 1 % du capital et ne pesait donc pas grand-chose. Si l’on ajoute à ces 4 milliards les 1,3 milliard d’euros de dividendes déjà prévus pour l’année 2016, ce sont 5,3 milliards d’euros qui seront prélevés sur le trésor de guerre de Vivendi en seulement deux petites années.

Plafond théorique

Et ce n’est pas tout. L’inventeur de la voiture électrique Bluecar s’est aussi engagé dans un programme de rachat d’actions massif. En clair, il utilise la trésorerie de Vivendi pour acquérir en Bourse des titres Vivendi. Autorisé par l’assemblée générale du printemps 2015, ce programme a eu besoin d’un peu de temps avant d’être mis en œuvre. Mais, depuis qu’il l’a lancé le 11 novembre, l’homme d’affaires n’a pas la main qui tremble. Il y va même de plus en plus fort, à raison d’un ou deux millions d’actions par jour ces dernières semaines. Au 29 février, il en avait repris 86 millions. Coût de l’opération : 1,6 milliard d’euros !

Ce n'est sans doute pas fini. Le plan le contraint à deux limites : pas plus de 10 % du capital et pas plus de 20 euros l'action. Soit un montant maximal de 2,7 milliards d'euros. Parce que le cours de Bourse de Vivendi oscille plutôt autour de 19 euros, Bolloré n'atteindra pas ce plafond théorique. Au rythme actuel, d'après nos estimations, c'est environ 2,5 milliards d'euros qui pourraient sortir en quelques mois des comptes de l'entreprise. Un chiffre à comparer aux années précédentes : 24 petits millions d'euros en 2013 et 32 millions en 2014. Il y a un avant et un après-Bolloré. Au total, dividendes et rachats d'actions cumulés, on arrive potentiellement près des 8 milliards d'euros cités plus haut. «C'est une politique de retour actionnarial élevé», euphémise un analyste. Mais ce n'est pas assez pour le magnat du Finistère. La convocation des actionnaires pour l'assemblée générale du 21 avril publiée au Journal officiel et repérée par BFM Business, mettra au vote une résolution lui donnant le droit de racheter à nouveau jusqu'à 2,7 milliards d'euros de titres sur un an et demi… «Le trésor de guerre de Vivendi aura fondu d'ici à la fin 2017», prédit Jean-Baptiste Sergeant, analyste à MainFirst.

Cette façon de brûler les ressources intrigue, alors que Vivendi vient de faire tout un foin de la mauvaise santé économique de son principal actif, Canal +. Concurrencée de toutes parts, la chaîne cryptée perd des abonnés et de l’argent en France. Et les «Bollo boys» ne cessent de disserter sur la nécessité d’investir pour la relancer. Devant les salariés réunis à l’Olympia il y a quelques mois, le grand patron lui-même avait promis «2 milliards» pour la remettre à flot. Il a visiblement décidé d’utiliser l’argent autrement.

Quel est l’intérêt de Bolloré dans ces grandes manœuvres boursières ? Des documents financiers de Vivendi, consultés par Libération, indiquent que les actions déjà rachetées le sont toutes «en vue de leur annulation». Elles seront donc bientôt supprimées, ce qui aura pour effet de réduire le capital de la boîte et de renforcer le poids des actionnaires actuels. A ce petit jeu, le grand filou du capitalisme français pourrait bientôt détenir 17 % ou 18 % de Vivendi sans avoir déboursé un euro supplémentaire. Son pouvoir sur la société s’accroît en même temps que la valeur de sa participation. Du grand art.

Raid

Côté dividendes, l’intérêt de Bolloré est évident, car il en sera le premier bénéficiaire. Entre 2015 et 2017, au moins 800 millions d’euros brut tomberont dans ses poches de premier actionnaire. La neuvième fortune de France ne crachera pas dessus. Sa prise de pouvoir à Vivendi lui a coûté près de 4 milliards d’euros, dont 3 milliards lâchés au printemps 2015, qui lui ont alors permis de passer de 5 % à 14 % en un mois. Ce raid pèse lourdement sur sa société historique, Groupe Bolloré, par laquelle il est actionnaire de Vivendi. La dette de cette entreprise a explosé à plus de 4 milliards d’euros et il a besoin désormais de la rembourser.

Là semble être le but ultime du Meccano financier à l’œuvre. Plutôt que de mettre le paquet sur le développement de Vivendi, son patron travaille à retomber sur ses pieds. Et semble se concentrer sur Canal + et sa gestion quotidienne, dans laquelle il est très impliqué depuis l’été dernier, avec la reprise en main brutale que l’on sait. L’analyste pense qu’Universal, qu’il estime à 15 milliards d’euros, sera bientôt mis en vente. «C’est le sens de l’histoire, dit-il. Il ne s’y intéresse pas plus que cela.» Une cession du numéro 1 mondial de la musique permettrait à Vincent Bolloré de se verser un copieux et exceptionnel dividende et se refaire un peu plus encore. «Je pense que son objectif final est de mettre la main sur Canal pour zéro euro», phosphore Jean-Baptiste Sergeant. Mercredi, l’agence Reuters assurait que Vivendi était sur le point de racheter à Silvio Berlusconi la télé payante de l’italien Mediaset, dont les synergies avec Canal + sont évidentes. Cette éventuelle acquisition, qui pourrait tourner autour de 900 millions d’euros, confirmerait son obsession pour la chaîne cryptée.

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