« Pays ami » : De quoi parle t-on?

« C’est invraisemblable qu’un pays allié, un pays ami comme les Etats-Unis, puisse à ce point aller jusqu’à espionner autant de communications privées… » fustigeait le Premier Ministre français, Jean-Marc Ayrault, il y a quelques semaines.

« Comment un pays ami peut-il étendre sa surveillance jusqu’aux chefs d’Etat ou de gouvernement comme Angela Merkel…? » s’interrogeait quant à lui Manuel Valls.

Si vous avez suivi – même de loin – les réactions face aux « révélations-fleuves » de Edward Snowden, il ne vous aura pas échappé que sur toutes les lèvres, des personnalités politiques, des parlementaires jusqu’aux journalistes, on s’étonnait vivement des agissements de ce fameux « pays ami ». Et c’est effectivement sur le bien fondé de cet élément de dialectique que je souhaite m’arrêter dans ce billet.

Je précise, de suite, qu’il n’est pas question de conclure que les Etats-Unis sont des ennemis notoires, de perdre de vue nos combats communs ou pire encore, d’oublier le sens de l’histoire, mais de dévoiler l’effet pervers d’une telle expression.

La question est donc plutôt: « Se met-on dans de bonnes dispositions stratégiques et tactiques à qualifier aussi affectivement un pays? »

La notion d’amitié a quelque de chose d’absolue. Elle ne souffre pas d’exception, ne fait pas de mi-temps. Et pourtant! La France avalise t-elle tout ce que font les Etats-Unis? Les Etats-Unis quant à eux sont-ils un soutien permanent et sans conditions de la France? Non, bien évidemment.

Se mettre dans une telle logique, et même si c’est un peu caricatural peut donc provoquer deux sentiments : La frustration d’une part, puisqu’à chaque fois que le prétendu ami prend une décision à l’encontre de nos intérêts, cela est logiquement vécu comme une « trahison » et donc comme une action négative; et un sentiment profond de soumission d’autre part, freinant l’action ou la réplique, puisque comment défendre l’idée de contrarier, de marchander, ou encore de négocier avec le Bel Ami?

Ce terme n’est toutefois pas une fantaisie, et il n’est pas rare en matière de relations internationales. Mais si entre les Etats-Unis et la France, son usage se légitime aisément d’un point de vue historique, que ce soit à l’aune des alliances militaires des grandes guerres ou encore après, lors de la guerre froide, qui a vu le monde se cristalliser dans une « logique de blocs bipolaire »*, où l’axe de distorsion avec le bloc soviétique était flagrant; il est vivement à nuancer depuis que s’est effondré ce-dernier, poussant à une redéfinition complète de l’échiquier mondial (toujours en bouleversement d’ailleurs) accrue d’autant plus par l’émergence de nombreux pays sur le devant de la scène.

D’ailleurs, de quelle scène s’agit-il désormais? Parle t-on d’une redistribution des cartes géostratégiques, politico-militaires après cet évènement ?

Pas vraiment; mais plutôt d’un nouvel ordre mondial, animé d’un nouvel ADN, où les notions de pouvoir, de puissance, de relations ont muté, pour se mettre au service des nouvelles aspirations des sociétés développées, empreintes de plus d’individualisme. Le libéralisme, autrement dit la proclamation des droits fondamentaux de l’individu, est donc désormais la règle.

Et que faut-il pour cela? De l’argent. La conquête n’a donc plus d’essence territoriale, mais bel et bien économique.

 

Réellement à partir des années 70, la matrice mondiale qui se constitue est celle de la structuration de la compétition économique mondiale. La puissance des Etats devient donc clairement proportionnelle à celle de ces acteurs économiques (plus ou moins aussi aidés par l’existence de richesses intrinsèques (gaz, pétrole, terres fertiles, etc…).Si cela semble évident aujourd’hui, sa mise en application et ces conséquences ne le sont pas tant que ça, parce que pour autant le passé et les relations tissées sont toujours dans les esprits et que les codes à suivre pour tirer son épingle du jeu exigent de changer en profondeur les réflexes et mentalités, à commencer par celle des décideurs politiques.  Si les Etats-Unis n’ont pas eu trop de questions à se poser, puisqu’ils en ont même été les premiers instigateurs, ce n’est pas forcément le cas de tous les autres pays, à commencer par le nôtre.

 

Si le poids du nombre et la présence d’alliés dictent la loi du plus fort sur un plan militaire, la donne est beaucoup plus subtile sur un plan économique et ça, les Etats-unis mais bien d’autres pays aussi depuis (Japon, Chine, Russie, Brésil, Israel, …) l’ont en effet bien compris.

C’est à travers la « dialectique alliés/adversaires » , chère à Christian Harbulot, qu’elle s’explique. Du point de vue des américains (mais celui-ci devrait être partagé par tout Etat censé), les amis politique et militaires constituent AUSSI de vrais challengers économiques. Le pouvoir d’un Etat développé ne se fait plus à travers sa force militaire et régalienne mais bien à travers sa force de frappe économique. C’est d’autant plus vrai qu’à mesure que s’éloignent les Trente Glorieuses, le fruit économique se fait plus rare, les effets de la mondialisation plus intenses, les besoins de la société de consommation toujours plus exigeants, la dématérialisation boursière toujours plus spéculative, en somme, les tensions plus fortes.

Elle est certes assez silencieuse mais la Guerre économique s’installe, et son issue dicte non seulement l’influence d’un Etat sur la scène internationale mais la garantie aussi du soutien de sa Nation.

Et c’est très nettement qu’apparaissent les limites de l’amitié: L’ami militaire d’un jour peut être l’ennemi économique ce même jour. On imagine aisément la complexité relationnelle mondiale qui s’instaure.

De la dialectique « alliés-adversaires » à l’échelle étatique, en découlent des stratégies « coopétitives » au niveau du tissu économique , celle-là même qui vont sous-tendre le leadership d’un Etat. En effet, la « coopétition », cette contraction de « concurrence » et de « compétition » n’est autre que l’expression de l’agilité et de la flexibilité nécessaires dont les stratégies économiques doivent regorger pour maintenir ou atteindre une situation de leadership. On ne compte d’ailleurs plus les entreprises qui, concurrentes, s’allient parfois pour être sûres de remporter un marché face à un colosse existant, quitte à en partager les bénéfices.

 

C’est ce constat et son caractère inéluctable qui va déteindre sur les Etats, comme les Etats-Unis, qui vont se faire le fer de lance de la « Gouvernance mondiale » comme la caractérise Claude Revel.  C’est en basant l’ensemble de leurs relations sur ses rails coopétitives et de mécanismes constants d’influence, que les Etats-Unis ont tissé leur toile. Souvent, les Etats-Unis ont été décrits comme l’incarnation du protectionnisme. Le mécanisme utilisé est  pourtant tout le contraire. Cet Etat ne s’est jamais enfermé et a, à l’inverse, justement tout fait pour s’exporter et ce, par tous les canaux possibles (culture, mode de pensée, etc…) . Celle qui incarne aujourd’hui le visage de l’Intelligence économique en France parle de « formatage » et le terme est fort bien choisi en ce qu’il montre bien comment les Etats-Unis ont su innerver tous les centres névralgiques pour en dicter sans violence la gouvernance.

 

Rattraper une telle domination n’est pas chose aisée, surtout quand l’histoire se répète et que les leçons n’ont pas été tirées. Quid en effet de la révolution numérique? Gilles Babinet avançait tout récemment dans une interview à Carlos Moreno que pour lui, la révolution numérique n’avait pas eu d’équivalent depuis 200 ans, (depuis que Gutenberg avait changer le monde avec l’invention de l’imprimerie,) notamment par l’innovation de la mobilité, smartphone en tête, qui pouvait suffire au développement du business du plus isolé des paysans africains.

Comment expliquer au regard de ces nouveaux codes mondiaux pourtant évidents, que la France et plus largement l’Europe n’ont pas participé activement à cette révolution, n’ont pas essayé de s’approprier quelques substantielles parts de gâteau alors même qu’il y a 15 ans, et la France en tête, était dotée de champions en la matière? Si Fleur Pellerin ne s’en cache pas et admet que la France a loupé le virage de la technologie numérique, comment pour autant le comprendre? Comment comprendre que l’Etat ne se soit pas battu pour la subsistance avec tous les moyens possibles de ces leaders? Et donc, comment reprocher aux Etats-Unis que leurs prétentions hégémoniques ont toujours guidé, de ne pas s’engouffrer à corps perdu dans la brèche largement ouverte? Comment expliquer que l’Europe ait pu laisser le monde de l’Internet, la gestion de l’ICANN sous la seule tutelle américaine? Comment en effet a t-on pu laisser alors même que la connaissance, l’information constitue la nouvelle mondiale, se multiplier des géants américains du web avec une bonhomie et une confiance aveugle surtout à l’aube du Web 2.0. et du nombre exponentiel d’utilisateurs du web et du taux d’équipement? Comment oser même s’étonner d’ententes entre l’Etat et des acteurs comme Google, Yahoo, Facebook, alors même que les Etats-Unis n’ont eu de cesse d’être transparents sur ce modèle répété dans tous les domaines, allant même jusqu’à nous enjoindre souvent à les imiter, justement en notre qualité d’ami ?

A t-on fait exprès de louper la marche du numérique? Non, mais la situation démontre bien l’évidente décorrélation qu’il y a entre l’Etat, les décideurs, et ses acteurs économiques, souvent portée par une société civile qui a souvent les bons présages, les bonnes anticipations, mais que l’action étatique ne soutient pas assez en amont, c’est-à-dire stratégiquement parlant.

Quelle est notre vision? nos prétentions actuelles et celles qu’on peut espérer pour nos enfants? Quelles innovations mettre en avant? Quel leadership veut-on incarner? Ces questions là sont peut-être ce qui nous différencie des américains pour qui le « rêve américain » est un bien commun, une croisade suprême.

 

Encore une fois, ne nous trompons pas, il n’est pas question pour l’Etat d’intervenir dans l’opérationnel de l’économie, mais d’établir avec les acteurs économiques une stratégie commune, un véritable duo public/privé où chacun a fort à faire dans son domaine d’intervention propre. 

Un exemple probant est celui de l’influence sur les normes. Qui aujourd’hui a le pouvoir en la matière? bel et bien celui qui est en capacité d’anticiper les normes et d’influer sur leur contenu pour qu’elles soient à son avantage et évidemment au désavantage des autres. Un autre exemple est celui de l’influence internationale. Pourquoi se priver d’une main d’oeuvre prestigieuse et brillante que sont les diplomates pouvant agir au service de la guerre économique? Un dernier exemple est celui de l’Information. Pourquoi les Etats-Unis et d’autres Etats se priveraient d’informations d’ordre économique que pourraient récolter les services de renseignement? C’est le contraire qui serait étonnant! La guerre dans son acception classique n’a rien de moral en soi, n’a rien de beau. Pourquoi la guerre économique en serait autrement? On pourrait d’ailleurs titrer « Les Etats-Unis ou le règne du pragmatisme ».

 

L’angélisme n’a pas de place et c’est justement ça qui fait sourire les Etats-Unis à l’heure des derniers scandales alors même que cette conduite n’est ni un secret institutionnel, ni tu dans les discours, ni nié dans les actes. La logique va même plus loin encore. Ils estiment même que leur positionnement est nécessaire à la stabilité mondiale et que c’est presque une forme d’altruisme, qui correspond d’ailleurs assez bien à cette figure du sauveteur devant l’éternel qu’ils affectionnent tant.

Et le terrorisme me direz-vous? Comme il fallait logiquement s’y attendre, les attentats du 11 septembre ont engendré une réaction catégorique parfois une sur-réaction de la part du dominant blessé. S’il restait des alliés aux Etats-unis avant l’évènement, tout à chacun est devenu un ennemi potentiel. Le Patriot Act en est une preuve flagrante… Il est d’ailleurs étonnant actuellement d’apprécier cette situation sous le prisme (sans jeu de mots) hobbésien et de constater à quel point il colle à la situation. Le contrat social que Léviathan soumet au peuple, est celui d’un renoncement de sa liberté contre une protection de l’agression extérieure et donc, l’assurance de vivre dans une paix collective, en ce que l’intérêt public est quasiment le même que l’intérêt privé. Vous avourez que la ressemblance est frappante, alors même que les américains ne s’émeuvent pas spécialement de ces révélations.

 

Cet état d’esprit laisse donc s’interroger sur celui de la France. N’a t-elle donc pas enjolivé sa relation avec les Etats-unis ou du moins sous-estimé l’interdépendance mondiale, ses mécanismes et ses effets? C’est ce qui semble. Pourtant, certaines annonces laissent penser qu’il y a peut-être l’espoir d’une stratégie public/privé commune, pour un horizon commun.

La France, attachée à l’Etat providence, c’est-à-dire qui ne se limite pas à ses domaines régaliens pour intervenir en qualité de protecteur social, emprunterait-elle enfin le chemin de la Providence économique, celui d’un interventionnisme intelligent ?

Il n’est pas question ici de juger de la politique menée, mais de constater certains signes, qui laissent un espoir . On s’est ému du refus de Arnaud Montebourg que Dailymotion ne soit pas vendu à Yahoo. Est-ce réellement dénué de sens au regard de ce qui a été dit? Sans préjuger des 34 mesures de reconquête pour dessiner la France industrielle de demain, dont 12 dans le numérique; le fait de réamorcer une défense industrielle main dans la main avec le monde industriel n’est-il pas un pas? Les révélations sur la non-protection des données personnelles n’a t-il pas été aussi un mal pour un bien, en incitant l’union européenne à défendre l’idée de son règlement européen dont l’application tel quel pourrait frapper de plein fouet l’économie numérique américaine ?

Il faut espérer que ces choix aillent dans le bon sens. Néanmoins, en guise de conclusion, pour cela, il me paraît essentiel que la France se doive d’abandonner l’image qu’elle a des Etats-unis, un peu celle qu’un enfant a de ses parents. Il est le temps de la déculpabilisation et celui d’apprécier les Etats-unis de la même façon qu’ils nous perçoivent: un partenaire historique sous surveillance.

 

* Selon l’expression de Eric Delbecque, Manuel de l’Intelligence économique

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Présidente cofondatrice ISSA France Security Tuesday >> Entrepreneure >> Conseil & Pédagogie en sécurité numérique >> Conseil RGPD (DPO Certifiée) >> https://www.linkedin.com/in/diane-rambaldini-secnum/