A Idomeni, la porte de l'Europe claque au nez des réfugiés

L'Europe est en crise : plus de 130 000 réfugiés ont été enregistrés depuis janvier en Grèce. Les pays d'Europe centrale ont unilatéralement décidé de rétablir des contrôles drastiques à leur frontière. A Idomeni, à la frontière entre la Grèce et la Macédoine, des milliers de migrants sont pris au piège.

Par Nicolas Delesalle

Publié le 11 mars 2016 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h31


Prologue

C'est la course contre la montre : les réfugiés arrivent au camp d'Idomeni, après quatre à cinq heures de marche depuis l'endroit où le bus d'Athènes les a laissés.

C'est la course contre la montre : les réfugiés arrivent au camp d'Idomeni, après quatre à cinq heures de marche depuis l'endroit où le bus d'Athènes les a laissés. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Parmi elles, Abderrahman, visage clair et juvénile tordu par l'effort, sa femme en voile à fleurs et chaussures de randonnée et ses deux enfants blonds de quatre et six ans. Ils marchent depuis cinq heures. Vingt-cinq kilomètres depuis la station-service où le bus d'Athènes les a déposés, comme tous les autres. Les enfants sont exsangues, lèvres sèches, œil éteint. Abderrahman les porte à tour de rôle dans ses bras entre ses sacs qui contiennent tout ce qu'il lui reste. Sa femme est aussi chargée que lui. Le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a bien installé un camp près de la station-service, mais il est presque vide. A peine débarqués du bus, les migrants se précipitent vers la frontière et le camp d'Idomeni, côté grec.

C'est la course contre la montre pour entrer en Europe. Depuis le 20 février, la Macédoine verrouille sa frontière et ne laisse passer les réfugiés qu'au compte-goutte. Seulement les Irakiens et les Syriens. Les Afghans, les Iraniens, les Pakistanais ne sont plus acceptés. Hier, poussés à bout par une attente interminable, les naufragés d'Idomeni ont défoncé la double clôture de fil barbelé hérissé de rasoirs qui fait office de mur infranchissable entre les deux pays depuis novembre 2015. La police macédonienne a répliqué à coup de gaz lacrymogène. Les enfants du camp ont été terrifiés. Ils connaissent les bombes, pas les gaz qui étranglent et font pleurer.

Entre 55 et 65% des réfugiés sont des familles.

Entre 55 et 65% des réfugiés sont des familles. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

L'espace Schengen vole en éclats

Pour eux, la route des Balkans, empruntée par des centaines de milliers de réfugiés depuis l'été dernier, s'est soudain transformée en cul-de-sac. Le 19 février exactement, quand l'Autriche a annoncé unilatéralement et deux mois avant la tenue de son élection présidentielle, qu'elle ne laisserait plus passer que 3 200 réfugiés par jour pour l'Allemagne. Depuis, comme des dominos, les frontières de l'Europe centrale se referment les unes après les autres. Hongrie, Serbie, Slovaquie, Pologne, Macédoine ne veulent pas se retrouver avec des réfugiés bloqués sur leur territoire et refusent, souvent pour des raisons de politique intérieure, les quotas de migrants décidés par une Union européenne impuissante et plus divisée que jamais. L'espace Schengen vole en éclats.

Certains sont là depuis deux semaines. Seulement quelques dizaines des réfugiés passent chaque jour.

Certains sont là depuis deux semaines. Seulement quelques dizaines des réfugiés passent chaque jour. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Abderrahman ne sait rien de tout cela. Il sait juste qu'il faut presser le pas. Il est épuisé, ses traits sont vieillis, mais il sourit. Il a 27 ans, il est instituteur, il a quitté Alep lors de l'offensive des forces de Bachar El-Assad au début du mois de février. « Tous les jours, il y avait des morts, des gens blessés, ma maison a été détruite. Mon grand rêve, c'est d'avoir de nouveau une maison. Et puis quand la guerre sera finie, je rentrerai. » Abderrahman est à bout de force mais il est heureux d'arriver enfin à Idomeni. Il n'a aucune idée de ce qui l'attend.


Acte 1 : “Ça va être magique les filles !”

Mohamed, 23 ans, était étudiant en ingénierie civile près de Homs. Avec sa famille, il a quitté son village détruit “à 70%” par les bombes.

Mohamed, 23 ans, était étudiant en ingénierie civile près de Homs. Avec sa famille, il a quitté son village détruit “à 70%” par les bombes. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Mohamed Jarosha fixe tristement la double clôture de la frontière. Il n'a plus grand-chose à apprendre d'Idomeni. Il y promène son beau visage taillé au cutter, sa barbe de trois jours et ses grands yeux noisette depuis huit jours. Il a 23 ans, un bonnet enfoncé sur la tête et un pull noir rayé de blanc qui lui donne une mise de prisonnier. Avant la guerre, il était étudiant en ingénierie civile à Homs en Syrie, maintenant, il porte tous les jours le même jogging sale. Il n'a pas pris de douche depuis vingt jours. Juste derrière le mur de rasoirs, à portée d'un jet de caillou, les militaires macédoniens, habillés en Robocop, tuent l'ennui en grillant des cigarettes ou en prenant des selfies sur fond de désastre. Après tout, l'instant est historique.

Cul contre cul

A quelques mètres devant eux, face à la minuscule guérite de la porte-frontière de l'Europe, une mer des Sargasses humaine retient ses ressacs, un entrelacs de corps épuisés, entremêlés, qui attend depuis des heures, dans la sueur et les cris, des femmes, des enfants, des hommes à bout, à la merci de décisions arbitraires qui leur échappent. Une tente blanche installée juste en face de la guérite protège une centaine d'autres personnes entassées qui attendent depuis deux jours l'ouverture de la porte. Ça pue.

Autrefois chauffeur de camion, Ahmed Amine, 53 ans, est bloqué ici avec sa fille de 10 ans et sa femme. Il a deux autres enfants. Un fils tué par Assad. Un autre de 13 ans qu'il a perdu pendant le voyage. Selon l'agence de coordination policière Europol, dix mille enfants migrants ont disparu depuis 18 à 24 mois. Ses yeux rougissent, il ne veut pas en parler. Sa femme est malade depuis huit jours. Impossible d'aller faire la queue chez un médecin du camp. « A chaque instant, ils peuvent nous appeler. Alors on attend. » Comme tous les migrants, comme Mohamed, comme bientôt Abderrahman et sa famille, comme tous ceux qui attendent devant la porte de l'Europe, Ahmed a d'abord fait la queue pendant des heures pour s'enregistrer dans le camp, cul contre cul, en faisant bien attention de ne pas se faire voler sa place.

A l'arrivée à Idomeni, la queue interminable pour s'enregistrer.

A l'arrivée à Idomeni, la queue interminable pour s'enregistrer. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Sur ses papiers officiels, quelqu'un a écrit à la main le numéro 68. De ce chiffre dépend l'ordre de passage en Macédoine. Chaque numéro représente cinquante personnes. Actuellement, ce sont les numéros 64 et 65 qui sont censés passer. Des rumeurs disent que 150 personnes ont pu traverser la frontière la nuit précédente. Ahmed a peur parce qu'il sait que les Macédoniens ne plaisantent pas avec les papiers officiels. Les noms inscrits sur le laisser-passer délivré à Lesbos doivent correspondre exactement à ceux des cartes d'identité syriennes. Or, sur son laisser-passer, un Grec probablement pas arabophone a écrit Ahmed Onoma en lieu et place d'Ahmed Amine.

Vérifications drastiques pour passer la frontière. La police macédonienne refoule tous ceux qui ne sont pas en règle.

Vérifications drastiques pour passer la frontière. La police macédonienne refoule tous ceux qui ne sont pas en règle. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Mohamed Jarosha lui, a le numéro 153. Son nom est correctement orthographié, mais il craint aussi de ne pas passer. La date de naissance inscrite sur son laisser-passer n'est pas la bonne. Le préposé aux papiers sur l'île de Lesbos l'a fait naître un 1er janvier. Comme des centaines de Syriens ici. Pourquoi écrire toujours la même date de naissance, fausse, sur des papiers officiels ? La fatigue, la flemme, l'insouciance, peu importe. En tous cas, les Macédoniens risquent de refuser Ahmed comme Mohamed dont les vies sont suspendues au fil d'erreurs administratives. « Je rêve d'une machine sophistiquée qui pourrait dire exactement qui je suis », sourit Mohamed.

Qui est Mohamed au fait ? Un jeune veinard que la chance vient de quitter, pourrait répondre la machine : « Notre village près de Homs a longtemps été préservé de la guerre. Les forces d'Assad et ISIS [Daech, ndlr] étaient à quelques kilomètres, mais nous laissaient tranquilles et ne se battaient pas entre elles. Mais depuis quatre mois, c'est horrible, il y a trop de bombes. 70 % des habitations sont détruites. Tout le monde est parti. Je cherche un endroit pour ma famille, ma femme, mes frères, mes parents. »

Des humanitaires suédois apportent les premiers soins. Partout les ONG comme MSF ou Save the children pallient les manquements des Etats et de l'Union européenne.

Des humanitaires suédois apportent les premiers soins. Partout les ONG comme MSF ou Save the children pallient les manquements des Etats et de l'Union européenne. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

D'après la mythologie grecque, le chaos est un gouffre sans fond où l'on fait une chute sans fin. Idomeni pourrait en être une illustration moderne. Des centaines de tentes igloos disséminées sur les prairies devant le camp, une voix ferrée où des gamins vendent à la criée des téléphones portables, des cigarettes, les grandes tentes blanches de Médecins sans frontières (MSF) ou de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) pleines à craquer. Neuf mille personnes vont et viennent ici, à la recherche d'un papier, d'une information, d'un peu de nourriture, de bois mort pour se chauffer, ou d'un médecin impossible à atteindre. Le camp a été conçu pour accueillir 1 500 personnes au maximum. Et le flot des arrivées ne tarit pas. Il faut faire la queue plusieurs heures pour obtenir un maigre sandwich et une petite bouteille d'eau. Six à sept heures d'attente pour atteindre un médecin. Autant pour prendre une douche froide. Parfois, un train de marchandises passe sur la voie ferrée qui traverse le camp.

“Ici, les ONG s'occupent de tout et les Etats ne s'occupent de rien. Cela doit cesser.” Vicky Markolefa, porte-parole de MSF

Sur le chemin de sa tente, Mohamed croise Vicky Markolefa, porte-parole de MSF dans le camp. Minois de chat, débit mitraillette et colère froide : « Nous n'avons pas assez de tentes. Pas assez de nourriture. C'est une rivière humaine. Je n'ai jamais vu ça ! Les gens sont très fatigués, ils sont usés psychologiquement, il y a des handicapés, des gens qui ont perdu des gens en mer. Beaucoup de familles, d'enfants. Le pire, c'est l'indifférence des leaders européens. C'est un choc de voir cette indifférence. L'Europe est capable de grandes choses, pourquoi on n'arrive pas à trouver une solution ? Ici, les ONG s'occupent de tout et les Etats ne s'occupent de rien. Cela doit cesser. On a dépassé les limites depuis longtemps. On marche sur la dignité de ces gens ! »

Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Mohamed acquiesce. Mais il ne comprend pas. Il ne comprend pas pourquoi la Macédoine ferme la frontière alors qu'il veut aller en Allemagne. Il faisait partie des manifestants pacifiques qui rêvaient de faire tomber Bachar El-Assad en 2011. Depuis, un cyclone a emporté sa vie et il ne comprend plus rien : « Je n'arrive pas à y croire. Je n'arrive pas à croire que c'est ça l'Europe. En Syrie, on a vu l'Europe sur Internet, à la télé, les droits de l'homme, la liberté, ça nous a fait rêver. Mais je ne vois rien de tout ça ici, c'est horrible, on fuit les bombes pour se retrouver là, dans ce chaos. »

Voilà la tente de la famille de Mohamed. Un petit igloo de toile pour deux personnes occupé par cinq adultes et un enfant : Ahmed, le petit frère d'un an, l'autre frère Abdulaziz, Rahaf, la femme de Mohamed, et ses parents, Maha et Abdulhadi. En arrivant, ils ont dormi deux nuits à la belle étoile. Mohamed a fini par dénicher le petit igloo dans la supérette du village accolé au camp : « Je fais tout pour protéger ma famille du froid, de la morsure du froid, et surtout, de la morsure de la faim. Mais ce n'est pas la vie. Ce n'est pas ça la vie. »

“On peut faire tant de choses si on nous en laisse la chance.” Mohamed

Autour du feu de camp, la mère de Mohamed prépare un maté argentin, ramené de Syrie. Mohamed dit que son père a pris trente ans en trois ans de guerre. Il raconte comment la famille a payé le voyage en vendant tout ce qu'ils possédaient, et notamment l'or, présent avant la guerre, dans toutes les maisons syriennes. 1 000 euros pour sortir de Syrie. 6 000 euros pour la traversée. Maintenant, la famille n'a pas assez d'argent pour payer les billets de train entre la Macédoine et la Serbie, 25 euros par personne. Le maté délie la langue de Mohamed qui touille les braises du feu avec un bâton : « Je voudrais dire aux Européens qu'on n'est pas dangereux, on veut juste être à l'abri, on veut un petit endroit pour vivre en sécurité, avoir une vie, même pas une belle vie, juste une petite vie. On n'est pas des terroristes, regardez autour de vous ! Après un an ou deux, vous verrez ce que les Syriens peuvent faire, le travail qu'ils peuvent abattre. On peut faire tant de choses si on nous en laisse la chance. » Dans la tente, reposent les derniers trésors de la famille de Mohamed : un sac de trois kilos de pommes de terre, un kilo d'oignons achetés aux agriculteurs grecs qui viennent ici avec leurs récoltes, et les papiers d'identité de toute la famille, cachés dans la poche intérieure du père. La première journée s'achève. Il faut quitter la famille de Mohamed. On recherche en vain celle d'Abderrahman. Impossible. La foule est trop dense.

Fatima vient d'arriver avec ses trois filles. Elle n'a pas de tente et s'est isolée de la foule.

Fatima vient d'arriver avec ses trois filles. Elle n'a pas de tente et s'est isolée de la foule. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

A l'entrée du camp, Fatima vient d'arriver avec ses trois filles de 8, 10 et 11 ans. Elles se sont installées loin du brouhaha, à l'écart, au bout d'un champ. Fatima a de grands yeux doux. Elle n'a pas trouvé de tente, elle n'a presque plus de nourriture, elle demande des informations que personne ne peut lui donner « La frontière est ouverte ? Combien de gens sont passés ? » Heureusement, elle a déniché quelques couvertures militaires en laine brute pour ne pas dormir sur la terre humide. Personne dans le camp ne va la plaindre. A quelques tentes de là, une femme enceinte de huit mois et demi se love dans les bras de son mari en espérant de pas accoucher dans la nuit. Un autre Mohamed se masse les pieds qui ont doublé de volume. Il doit recevoir une greffe de reins, il ne sait pas quand il aura l'occasion de revoir un médecin. La lumière du jour rosit. Le soleil se couche sur Idomeni. Des feux de camp s'allument partout comme des lucioles. Tout le monde a froid. Fatima frissonne et serre ses filles dans ses bras : « Ce soir, on va dormir à la belle étoile les filles, ça va être magique, vous allez voir ! »


Acte 2 : “Ici c'est ma terre, dégagez !”

Le lendemain, juste en face du camp d'Idomeni. Côté macédonien. Le camp de Guevgueliya accueille les migrants avant qu'ils ne prennent le train pour la Serbie. 2 000 personnes s'y pressaient il y a quelques semaines. Ils ne sont plus qu'une centaine dans des tentes vides. Dans l'une d'entre elles, Abdurahman, Ashrar et Nour se reposent. Deux jeunes hommes, une jeune femme. Ils viennent de Damas. Ils ont passé dix jours dans le camp d'Idomeni. Ils sont épuisés. Leurs familles sont restées en Syrie. Ils se sont rencontrés pendant le voyage et sont devenus amis. Nour dort. Ashrar est malade. A Idomeni, on redoute une épidémie de gastro-entérite ou de grippe. Selon Alexander Jenjoski, de la Croix rouge, les réfugiés sont touchés par des infections dues au froid, des symptômes grippaux, des diarrhées pour les enfants, des carences alimentaires et des traumatismes psychologiques pour tout le monde. « Le plus dur est derrière nous », dit Ashrar, le visage un peu flou, effacé. La famille d'Abdurahman a vendu télévision et meubles pour lui payer le départ vers l'Europe. Leur plan, toujours le même : aller en Europe, gagner de l'argent pour payer le voyage à la famille restée sur place. Au départ, ils formaient un groupe de sept personnes, ils voyageaient avec une famille mais celle-ci a décidé de rentrer en Turquie après une semaine de souffrances à Idomeni.

Une mère et sa fille malade attendent la Croix rouge pour rejoindre le camp macédonien.

Une mère et sa fille malade attendent la Croix rouge pour rejoindre le camp macédonien. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Dehors, des gamins jouent avec Leona, une volontaire autrichienne de l'Unicef. Des enfants Yézidis qui viennent de Sinjar. Premières cibles de l’État islamique, ils sont passés avec leurs parents par la Bulgarie de manière illégale et n'ont pas le tampon grec, sésame qui permet d'entrer en Europe. Ils ont été interceptés en Serbie et renvoyés ici, où ils sont échoués depuis six jours. La police macédonienne leur a confisqué leur téléphone et leur argent. Ils ne savent que faire. « La seule chose qu'on nous dit c'est d'attendre, raconte Anwar Murad. On est malades, on n'en peut plus. » Son ami Khanasour l'interrompt : « C'est toujours mieux qu'en Irak. Au moins, on ne nous tue pas, on ne kidnappe pas nos femmes. » Parmi eux, perdu, un jeune Irakien musulman : « Moi je suis allé jusqu'en Slovénie, mais à la frontière, les Croates m'ont pris mes papiers grecs. J'avais dit  “Allahou Akbar !” Je ne savais pas qu'il ne fallait pas le dire. Pour nous, c'est comme dire “Oh mon dieu !” Et je me retrouve ici sans papier. »

“La priorité est de protéger la sécurité et la stabilité de mon propre pays.” Oliver Spasovski, ministre de l'Intérieur macédonien

Lehce Zorovskin l'écoute en souriant tristement. Cette volontaire macédonienne aide à l'accueil des migrants depuis trois ans. La cinquantaine, du verni bleu aux ongles, des cigarettes qui s'enchaînent à ses lèvres : « Je me suis engagée parce que ces gens étaient invisibles pour les autres, je voulais que tout le monde sache de quoi on parle. » Elle raconte qu'un train est parti pour la Serbie ce matin à 6 heures avec 400 personnes à bord. « Les gens arrivent ici assoiffés, affamés, je me sens totalement désarmée. » Le responsable de l'UNHCR à Guevgueliya est tout aussi désemparé. « Dans l'idéal, on devrait aider tout le monde et pas seulement les Syriens et les Irakiens. On ne peut pas être d'accord avec la politique menée par la Macédoine et les autres pays d'Europe centrale, d'autant que la fermeture des frontières fait le jeu des passeurs. » Chaque jour, des Afghans, des Iraniens tentent de traverser les clôtures. Il y a un trou à l'ouest et un lac interrompt la clôture à l'est. Souvent les gens se blessent. Et sont rattrapés par la police macédonienne. Soixante-deux ont été pris avant-hier, vingt-quatre hier. « Il faut permettre aux gens de passer ! »

Côté macédonien, entre les deux clôtures, des Iraniens attendent d'être refoulés à Idomeni.

Côté macédonien, entre les deux clôtures, des Iraniens attendent d'être refoulés à Idomeni. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

A la sortie du camp, des soldats macédoniens construisent une nouvelle clôture de barbelés tout au long des sept cent mètres du corridor qui sépare le camp de la frontière. Partout des militaires se pressent, des uniformes slovènes, slovaques, macédoniens, tchèques, serbes. Les pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République Tchèque, Slovaquie) et leurs alliés unissent leurs forces dans l'application de leur politique anti-migratoire, isolant toujours davantage Angela Merkel. Soudain, des dizaines de voitures rutilantes déboulent de nulle part dans un nuage de poussière. Des malabars armés en sortent et au milieu de la nuée, quelques costumes proprets font leur apparition.

Le Premier ministre slovaque Robert Fico en personne vient visiter le camp macédonien ! Il espère que sa position anti-migrant lui permettra d'emporter les élections législatives du 5 mars dans son pays (ce qui sera fait). Il a déjà dit craindre que la concentration de musulmans en Europe produise de nouvelles attaques terroristes comme à Paris le 13 novembre dernier. Il est venu au côté d'Oliver Spasovski, le ministre de l'Intérieur macédonien, donner une conférence de presse juste en face du camp d'Idomeni, de l'autre côté de la clôture où se pressent des milliers de réfugiés, dont Mohamed qui porte toujours son pull de prisonnier et son bonnet. Drôle de choix. Une nuée de journalistes caméra au poing enregistrent le show médiatique. « Vous avez de votre propre initiative pris la politique migratoire entre vos mains, résultat, c'est un désastre, des gens vont peut-être mourir par votre faute, que ressentez-vous ? », demande un journaliste de Skynews sans prendre de gants. La réponse du ministre de l'Intérieur macédonien fuse : « La priorité est de protéger la sécurité et la stabilité de mon propre pays et mes citoyens. »

“Six mois ! Un an ! Mais on restera jusqu'à ce que vous ouvriez la frontière !”

La terre tremble, un bulldozer arase la terre entre les deux clôtures. C'est au tour du Premier ministre slovaque de prendre la parole : « Il y a un grand malaise au sujet de la crise des réfugiés. Nous croyons tous que nous devrions adopter les solutions de l'Union européenne, mais parfois cela ne fonctionne pas ; nous croyons qu'ils sont dysfonctionnels. » Soudain, dans la foule des réfugiés, un homme hurle à l'adresse des ministres et devant les caméras : « Tous les jours, vous changez les règles, tous les jours ! Chaque nuit, il fait froid, nous avons des enfants. Pourquoi changer les règles tous les jours ? On va rester. Six mois ! Un an ! Mais on restera jusqu'à ce que vous ouvriez la frontière ! » Une femme pleure. « Nos enfants sont malades ! », hurle-t-elle.

Un réfugié vient de passer avec sa famille.

Un réfugié vient de passer avec sa famille. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Les ministres ignorent les suppliques. En leur présence, la porte de l'Europe s'ouvre enfin, pendant que les caméras sont là. Au compte-goutte, une dizaine de personnes traversent la guérite, les soldats équipés de masques de chirurgie les fouillent et les passent au détecteur de métaux. Parmi les heureux élus, un jeune homme qui a perdu une jambe, une femme et sa fille malade. Les caméras se ruent sur les chanceux. Mais bientôt le spectacle médiatique s'achève. Les costumes remontent dans les voitures officielles. Les caméras disparaissent. La porte de l'Europe se referme. Une famille iranienne arrêtée en Slovaquie est même expulsée de l'autre côté, vers Idomeni (les Iraniens ne sont pas autorisés à entrer en Europe). Mutiques, les soldats macédoniens refusent de parler. Un seul répond, à l'écart : « J'ai un fils, je ne savais rien de ce qu'il se passait ici, c'est triste, c'est compliqué. »

Au bord de la crise de nerfs

Retour en Grèce, retour à Idomeni, retour dans le volcan. Le camp a encore grossi depuis hier. 10 000 personnes. Des rumeurs disent que 350 personnes auraient traversé dans la nuit. Le chiffre correspond à peu près au train parti dans la nuit avec 450 migrants pour la Serbie. Dans le petit village qui jouxte le camp, Sofia et Michaelis, deux volontaires indépendants, distribuent des rations d'ailes de poulet au pommes de terre pour un euro. Ils sont Grecs, vivent en Angleterre, à Brighton, la cinquantaine activiste : « On a collecté de l'argent avec des amis. Une seule assiette peut sauver le monde ! » Une vieille dame du village regarde la scène et s'énerve : « Mais enfin ! Un euro, ce n'est pas assez cher ! Un euro pour une cuisse de poulet avec des pommes de terre ! » « Ils n'ont rien madame, répond Michaelis, et ils ont faim, qu'est-ce qu'on fait, on les laisse mourir de faim ? Il faut les aider. Essayez de vous mettre à leur place ! » « Moi, ça me coûte beaucoup plus cher un poulet-pommes de terre », râle la dame.

A la porte frontière, de nouveau verrouillée, le chaos a encore gagné en intensité depuis ce matin. Les gens hurlent, la foule trépigne, au bord de la crise de nerfs. Dans la mêlée, une femme vient de faire un malaise et s'est s'effondrée sur le sol. Une autre, enceinte, pleure ; elle est Syrienne, son mari est Iranien, elle vient de comprendre qu'il ne pourra pas passer. « Calmez-vous et reculez sinon on n'ouvre pas », hurle un policier grec. « On ne s'est pas échappés des griffes d'une armée pour tomber sur celle d'une autre », dit Mohamed, excédé. Des volontaires de MSF fendent la foule pour s'occuper de la femme évanouie. Elle refuse de partir pour le centre de secours. Peur de perdre sa place. Un jeune homme brandit la fiche de renseignement de MSF : blessé au dos par des éclats d'obus. Il soulève son tee-shirt, dévoile les cicatrices sur son dos. Il a mal, il veut passer en priorité. Mais il a le numéro 176. Et l'ordre de passage n'a pas avancé depuis hier : toujours les mêmes numéros 64 et 65. Ce n'est pas normal. « Tout le monde triche maintenant et inscrit ces mêmes numéros sur les fiches », lâche Mohamed. Dans les cris, le jeune homme touché au dos demande de l'aide à une journaliste, qui, impuissante, s'effondre en larmes.

“On doit être durs. On est obligés d'être durs.” Christof, un policier grec

Bouclier en main, casque sur la tête, Christof, un policier grec au visage jovial, est en première ligne et n'en peut plus, lui non plus : « Ils nous laissent tout seuls à la frontière de l'Europe qui se situe maintenant ici, comme si la Grèce était en dehors de l'Europe, c'est absurde ! » Comme ses collègues, Christof fait des rondes de quatorze heures sur place, largement le temps de prendre conscience de la tragédie : « Vous savez, les policiers aussi sont désespérés. Le plus difficile, c'est de voir les enfants dans cet état. On n'a aucun moyen pour gérer la situation. Alors on doit être durs. On est obligés d'être durs. Toute l'Europe est aveugle. Il faut être ici pour comprendre. Les ministres, ce matin, c'est de ce côté là qu'ils auraient dû venir. » Il avise soudain Mohamed qui l'écoutait attentivement : « Quel âge as-tu ? Tu es jeune ! Pourquoi tu ne te bats pas pour ton pays ? » « Je dois m'occuper de ma famille ! Ils n'ont rien, c'est moi qui leur trouve de quoi manger », répond Mohamed, penaud. « Tu aurais dû te battre, choisir ton camp, ISIS ou Assad, je m'en fous, ce que tu veux, mais te battre ! » « Mon camp, c'est l'armée syrienne libre ! » « Alors repars et bats-toi ! » Mohamed serre ses poings de rage. Au loin, près de la voie ferrée, un tracteur essaie de se frayer un chemin dans la foule. A bout de nerfs, l'agriculteur grec éructe : « Ici c'est ma terre, dégagez ! »


Acte 3 : “Sortir de la folie du camp“

Ce matin, Fatima et ses trois filles se demandent si elles ne vont pas rentrer en Syrie. Elles ont trouvé une tente. Mais leurs traits se sont creusés depuis deux jours. « Il fait trop froid pour rester ici. » La famille de Mohamed a allumé un feu pour faire griller des pommes de terre. « C'est la grève, annonce Mohamed. On ne laisse plus passer les trains de marchandises tant qu'ils n'ouvrent pas la frontière. » Le jeune homme a appris que l'Europe allait se réunir le 7 mars pour éventuellement songer à décider quelque chose. Il est impatient : « On a besoin qu'Angela Merkel nous rassure. »

Excédés, les réfugiés manifestent et bloquent les trains de marchandises.

Excédés, les réfugiés manifestent et bloquent les trains de marchandises. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Devant une dizaine de policiers grecs impassibles, une centaine d'enfants et de femmes se sont assis sur les lignes de voies ferrées devant un train à l'arrêt. Ils chantent, « Ouvrez la frontière ! », brandissent des pancartes « Nous sommes des humains ! » Les flics attendent : « Ce qu'on va faire, c'est top secret. Mais en gros, s'ils ne bougent pas, on ne bouge pas. » Dans la foule, Alla parle un anglais parfait. Elle vient de Homs. Elle était professeur de littérature anglaise. Elle est excédée : « Laissez-nous passer cette frontière, s'il vous plaît. Il y a des bébés d'une semaine dans ce camp. On a quitté les bombes ! Aidez-nous ! Si on avait su, on n'aurait pas traversé la mer et risqué la mort ! » A côté d'Alla, David, bonnet bleu vissé sur le crâne harangue les troupes et sonne la révolte devant les caméras des médias du monde entier : « On va rester ici jusqu'à la mort s'ils n'ouvrent pas la frontière. On ne mangera rien. On ne bougera plus ! »

“Si on avait su, on aurait pas traversé la mer et risqué la mort !” Alla, professeur de littérature anglaise à Homs.

“Si on avait su, on aurait pas traversé la mer et risqué la mort !” Alla, professeur de littérature anglaise à Homs. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Au fond du champ qui longe la voie ferrée, un groupe de réfugiés ne participe pas à la révolte. Des Afghans. Ils ne parlent pas arabe, ne se mélangent pas aux Syriens et Irakiens. Ils n'ont plus aucun espoir de passer légalement. Ils ont tous dépensé 7 000 dollars pour venir jusqu'ici et n'ont plus rien. La semaine dernière, des Afghans ont été évacués du camp discrètement. Deux nuits. Quatre bus. 200 personnes. Ils ont été envoyés soit à Thessalonique, soit dans le camp de la station service, à 25 kilomètres d'ici. Mais la plupart sont revenus. « C'est aussi la guerre chez nous, pourquoi on ne nous laisse pas passer ? », demande Khalil. Il vient de Kunduz, ville prise par les Talibans en septembre dernier et reprise par la coalition au prix de durs combats. C'est à Kunduz qu'un hôpital de MSF a été bombardé par l'aviation américaine en octobre dernier, tuant 42 personnes. « La situation est de pire en pire en Afghanistan. Pas de boulot, pas de sécurité. Les Talibans reviennent. Il y a encore eu une attaque il y a deux jours à Kaboul, je ne comprends pas pourquoi ils disent que ce n'est pas la guerre chez nous », murmure Khalil qui n'a absolument aucun idée de ce qu'il va faire, comme la centaine d'Afghans échoués avec lui dans cette partie du camp.

Les Afghans ne sont pas considérés comme des réfugiés de guerre par la Macédoine, qui ne les laisse pas entrer sur son territoire. Ils errent sans horizon et isolés dans le camp d'Idomeni.

Les Afghans ne sont pas considérés comme des réfugiés de guerre par la Macédoine, qui ne les laisse pas entrer sur son territoire. Ils errent sans horizon et isolés dans le camp d'Idomeni. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Les mains dans les poches, Babar Baloch, un des responsables de l'UNHCR dans le camp, regarde la manifestation sur la voie ferrée et la queue pour l'enregistrement des nouveaux arrivants : « Les gens continuent d'arriver. Il y a 11 000 personnes aujourd'hui, entre 55 et 65 % de femmes et d'enfants. On s'enfonce dans la crise. La pression sur la Grèce est énorme. Je ne sais pas comment tout cela va finir. » Plus loin, un jeune Français de MSF distribue au bout d'une file d'attente interminable la pitance du jour : « Vendredi, on a fait un plan d'urgence pour 4 000 personnes. Trois jours après, il y en avait 9 000. Hier, la queue pour le petit déjeuner a commencé à 7h30 et s'est terminée à 23 heures. On sert 35 000 repas par jour ! »

L'attente interminable pour une foule au bord de la crise de nerf.

L'attente interminable pour une foule au bord de la crise de nerf. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Devant la porte frontière, des milliers de gens attendent encore et encore. Une petite fille est allongée à côté de la cohue, enfouie dans un manteau sale, près d'un sac UNHCR. Elle a 9 ans. Elle s'appelle Massara, elle est irakienne et vient de Mossoul, une ville contrôlée par Daech depuis 2014. Elle a fui avec sa famille. Sa mère et ses deux sœurs sont coincées à quelques mètres de là, derrière les barrières, dans la foule qui vocifère devant la porte frontière. Son père Ali a sauté les barrières avec elle, pour la mettre l'abri. Il la couve d'un œil protecteur, demande aux photographes de faire attention de ne pas marcher sur elle. Ali a 40 ans, il en fait dix de plus, comme tout le monde ici. Les hommes sont à l'os, trop d'épreuves, trop d'angoisses, aucune certitude. Ali enfonce son bonnet sur ses oreilles, plisse les yeux, se roule une cigarette : « Nous n'aurions pas dû venir. J'aurais dû mourir ». Puis il regarde sa fille allongée par terre et son visage s'illumine : « C'est la meilleure élève de l'école ! Comme ses sœurs. Numéro 1. » Pourquoi est-elle allongée là  ? Ali sort de sa poche un compte-rendu de consultation d'une ONG où l'on peut lire ceci : « Cette petite fille perd régulièrement connaissance depuis environ un an. Elle n'a jamais vu de médecin. Elle s'évanouit quatre ou cinq fois par mois. Les symptômes sont survenus après des incidents. Violences et tueries juste devant elle dans son école. Depuis, syndrome de stress post-traumatique intense. Peu d'appétit. Cauchemars récurrents. IMPORTANT : la fille se plaint de douleurs au cœur très souvent. Elle a besoin d'un examen médical et d'une psychothérapie dans le pays de destination. » Ali enfouit le papier dans sa poche. Il sait que ce papier ne l'aidera pas à passer plus vite.

L'Europe n'agit pas mais des Européens sont bien là

Soudain, vers 16 heures, une rumeur se propage dans tout le camp, déridant sur son passage tous les visages. Les autorités du camp ont décidé d'abandonner le système des numéros inscrits à la main pour déterminer l'ordre de priorité. Les dates d'arrivées sur les îles grecques conditionnent dorénavant l'ordre de passage. La nouvelle file comme une trainée de poudre. L'ambiance change radicalement dans le camp. « Ils font passer ceux arrivés en Grèce les 15, 16 et 17 février. Je suis arrivé le 20, c'est bientôt mon tour ! » sourit Mohamed. La nouvelle est même parvenue aux oreilles de Fatima au fond du champ, elle aussi est de nouveau pleine d'espoir. Dans la foulée de l'annonce, les manifestants ont levé le barrage et laissé passer les trains de marchandises.

Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

Une incongruité à Idomeni, mais cette fois-ci, partout, les gens sourient. Ce groupe d'hommes qui attendent devant des dizaines de téléphones branchés sur une console électrique posée dans un champ à côté d'un camion de crème glacée grec arrivé dans la nuit. Ces coiffeurs qui rasent gratis entre les tentes. Même les mères et leur enfants malades qui font la queue au cul d'une ambulance suédoise jaune, devant des infirmiers nordiques volontaires. L'atmosphère est presque festive près de la voie ferrée où devant de gigantesque soupières fumantes, un certain Conrad, chef dans de grands restaurants au Danemark, prépare des soupes incroyables, dit-on, distribuées gratuitement. L'Europe n'agit pas. Mais des Européens sont bien là.

Un coiffeur d'Alep continue à exercer son métier.

Un coiffeur d'Alep continue à exercer son métier. Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

“Il faut être beaux, ça donne de l'espoir aux gens !”

Un grand type de deux mètres a même apporté une soundbox qui diffuse des airs orientaux. Il danse avec des Kurdes syriens, coiffés et attifés comme s'ils partaient en boîte de nuit. « On vient d'Alep, dix jours qu'on est ici », lâche Hassan, 23 ans, à côté de sa femme, Souleya 19 ans, enceinte de 5 mois. Ils détonnent au milieu de la masse dépenaillée : « On était sales depuis 12 jours, on a fait six heures de queue pour se laver. Il faut être beaux, ça donne de l'espoir aux gens ! »

De l'espoir, Gilad Shabtay et Sari Makela essaient aussi d'en donner un peu aux enfants du camp. Gilad est israélien, Sari, finlandaise. Ils sont clowns, jonglent et font les pitres dans des costumes rouges, derrière la dernière ligne de tentes, à l'ouest du camp. Assis sur l'herbe, des dizaines d'enfants et leurs parents se bidonnent. On se croirait dans n'importe quel spectacle de rue estival et l'équation apparaît dans toute sa crudité absurde et absolue : deux clowns donnent plus de joie aux réfugiés d'Idomeni que tous les costumes de l'Union européenne réunis. Roulade. Chute. Fin du spectacle. Les enfants se jettent sur Sari et Gilad, en leur jetant de l'herbe et en hurlant de bonheur. Gilad, le clown israélien, sera là demain. « Notre boulot, c'est amener les gens à sortir un peu de la folie du camp. » Le soleil tombe à l'horizon. Des nuages lourds s'amoncellent. Cette nuit, il va pleuvoir des trombes sur le camp d'Idomeni. Devant sa tente, Mohamed prépare des oignons autour du feu de camp. Fatima regarde le ciel et couvre ses filles. Au loin, de nouveaux réfugiés sortent des bois pour venir grossir le chaos d'Idomeni.


Epilogue

L'Europe des 28 s'est réunie avec la Turquie le 7 mars. Elle a décidé de renvoyer en Turquie les 30 000 réfugiés bloqués sur les îles grecques, officiellement pour lutter contre le business des passeurs. Les Etats membres de l’UE s’engagent pour « chaque Syrien réadmis par la Turquie à la réinstallation d’un autre Syrien au sein des Etats membres », mais cette fois-ci acheminé en avion. Un moyen de « briser le business model des passeurs », de « sauver des vies » et de « soulager une partie de la pression sur la Grèce », a justifié le Conseil européen. La Turquie, qui gère déjà la présence de 3 millions de réfugiés syriens, a demandé en échange 3 milliards d'euros de plus pour soutenir ses efforts (3 milliards viennent déjà de lui être alloués) et l'ouverture de l'espace Schengen à ses ressortissants. La décision sera entérinée le 17 ou le 18 mars lors d'un prochain conseil. Le Parlement européen a vivement critiqué cet accord de principe entre l'UE et Ankara, accusant les dirigeants européens d’avoir « cédé au chantage » turc en échange de son aide pour gérer la crise migratoire.

Dès le lendemain du Conseil, le 8 mars, la Slovénie a annoncé qu'elle fermait sa frontière aux migrants, sauf exceptions humanitaires. Lui emboîtant le pas, la Serbie et la Macédoine ont elles aussi clos leurs frontières, fermant définitivement la route des Balkans et entérinant de fait, la politique anti-migratoire des pays du groupe de Visegrad. La Grèce a commencé à construire des camps permanents au nord du pays. Une Europe forteresse est née en cette semaine de mars 2016, qui ne reconnaît plus le droit à l’asile, pourtant l’une de ses valeurs fondamentales. Le 10 mars, Mohamed et sa famille, Fatima et ses trois filles et 12 000 autres réfugiés restaient bloqués à Idomeni.

Photo: Robert Atanasovski pour Télérama

 

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