“Aujourd'hui, je ne vois aucune issue pour la Turquie, à part la guerre civile”

La Turquie est devenue incontournable dans les négociations sur les réfugiés. Mais l'Europe a-t-elle bien mesuré toutes les conséquences du “pacte” qu'elle est en train de signer avec Recep Erdogan, Président autoritaire, manipulateur et paranoïaque ? Entretien avec Garo Paylan, l'un des 59 députés du parti HDP

Par Olivier Pascal-Moussellard

Publié le 10 mars 2016 à 15h37

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h31

Drame des réfugiés, paralysie européenne, enfer syrien... Aujourd'hui, tous les regards semblent se tourner vers un seul pays, en quête d'une solution globale : la Turquie. En passant opportunément sous silence le fait que la Turquie traverse elle-même une crise profonde, avec une guerre intérieure qui tourne au massacre – contre les Kurdes, dans le sud-est du pays – et une gestion paranoïaque du pays par Recep Tayyip Erdogan, fondateur du Parti de la justice et du développement (AKP) et président depuis 2014, après avoir longtemps occupé le poste de Premier ministre. Face à Erdogan, l'opposition est dispersée, la presse muselée. Le HDP, le Parti démocratique des peuples, tente, contre vents, menaces et marées, de promouvoir la paix, la démocratie et la défense des minorités. Issu de l'indépendantisme kurde mais ouvert à toute la diversité turque, il s'inscrit dans le prolongement des grandes manifestations du parc Gezi, en 2013. Et il a payé cher son indépendance et son courage : c'est lors d'un de ses meetings, à Ankara, en octobre dernier, que deux explosions ont tué une centaine de jeunes manifestants pour la paix. Aux élections législatives de novembre 2015, le HDP a remporté un peu plus de 10% des votes, ce qui lui permet de disposer de 59 députés à l'Assemblée. Parmi eux, un jeune député d'origine arménienne, Garo Paylan, 44 ans. Rencontre dans un petit café de quartier, à Istanbul...

Garo Paylan, député HDP, dans un café du quartier de Etiler, Istanbul, Turquie.

Garo Paylan, député HDP, dans un café du quartier de Etiler, Istanbul, Turquie. Photo : Mathias Depardon

Les tensions ne cessent de grimper à l'intérieur de la Turquie. Quel est leur niveau de gravité ?

ll y a cent ans, un gouvernement cynique et opportuniste — celui des Jeunes Turcs — a choisi de faire porter à une minorité ethnique la responsabilité de tous les problèmes de la Turquie, notamment son humiliation sur la scène internationale. Ça s'est terminé par un génocide. Les Kurdes sont les Arméniens d'hier : on les tue dans l'indifférence. A la différence des Arméniens, ils sont armés et organisés. Mais Erdogan cible aussi les civils, femmes et enfants compris. Et l'Europe se tait. Terrifiée à l'idée qu'Erdogan puisse laisser entrer en Grèce les trois millions de réfugiés syriens que nous avons accueillis. Ce silence coupable ne la protège en rien ! Si les choses tournent mal, ce sont des centaines de milliers de Kurdes qui vont frapper à sa porte... 

“Les Arméniens n’avaient pas de fusil et n’étaient pas organisés. C’est tout le contraire avec les Kurdes.”

Le même scénario se produit sous nos yeux ?

Le problème de la Turquie, c’est que notre pays ne fait pas une juste évaluation de ce qui est en train de se passer en Syrie, au Moyen-Orient et en Anatolie. Le gouvernement essaie par exemple de diriger la Syrie à distance, en soutenant certains mouvements islamistes comme Al Nosra. Mais c’est idiot ! La Syrie ne peut et ne pourra se gouverner que sur un mode multiculturel. Autre erreur : la question kurde. Il existait il y a quelques années un processus de paix que le Président Erdogan avait lui-même favorisé. Mais de la même manière qu’en 1914 ou 1915, les dirigeants ont commencé à entrer en conflit avec les minorités, en leur reprochant publiquement d’être des traîtres à la nation turque – désormais, c'est sur le dos des Kurdes que le gouvernement rejette tous les problèmes qui touchent notre pays. Comme les Turcs ne parviennent pas à « lire » la situation, ils se sont cherchés un bouc émissaire et l’attaquent brutalement. Tout cela annonce peut-être le début d’une grande guerre intérieure. Car les Arméniens n’avaient pas de fusil et n’étaient pas organisés. C’est tout le contraire avec les Kurdes.

Comment sortir de cette dangereuse impasse ?

La seule façon d’en sortir était de consolider le processus de paix avec les Kurdes. Mais Erdogan, qui est un opportuniste, a trouvé un moyen de se maintenir au pouvoir en retournant le processus de paix et en choisissant la guerre. Pour autant, quelque chose me dit qu’il s’agit de la dernière étape de son itinéraire politique – avant la fin. 

“Quand j’utilise ce mot paix, aussi bien des Turcs que des Kurdes m’insultent.”

Quel rôle peuvent jouer les puissances internationales ?

Les Etats-Unis, l’Europe et la Russie savent très bien que la Turquie soutient le mouvement Al-Nosra. Je fais partie d’un groupe de parlementaires qui examine le budget de l’Etat et je peux vous le dire : certaines lignes de ce budget – je parle de milliards de dollars – n’ont aucune affectation précise alors qu’elles ont bien été dépensées. Je suis persuadé que cet argent a servi à aider des groupes comme Daech. Nous avons exigé des réponses sur leur affectation – en vain. L’Europe ne peut pas continuer à aider un gouvernement qui se conduit ainsi. Je le dis aux Européens : si vous continuez à apporter votre soutien à Erdogan, vous verrez un jour ou l’autre des millions de réfugiés courir vers vos frontières, parce que quel que soit les accords que vous signerez avec lui, Erdogan ne peut, ou ne veut pas vraiment empêcher les Kurdes et les Syriens ne passer de l’autre coté. Tout ce qu’il fait va à l’encontre de vos valeurs. Et ses décisions deviendront de plus en plus folles.

Le processus de paix avec les Kurdes est au point mort ?

Des deux cotés il y a des radicaux. Certains, au PKK (Parti des Travailleurs Kurdes) ne croient pas au processus de paix. Ils ont le pouvoir dans certaines régions et l’utilisent à leur avantage. Avec notre parti, le HDP, nous avons essayé de les freiner en leur rappelant que la guerre ferait des centaines de milliers de morts. En vain. Désormais, les deux cotés sont polarisés. Oui, nous allons vers la guerre. Ce qui me rend très pessimiste, c’est qu’il n y a plus vraiment de mouvement pour la paix dans la vie politique turque – à part nous. Notre obsession de la paix est devenue bien marginale ! Quand j’utilise ce mot paix, aussi bien des Turcs que des Kurdes m’insultent – les Kurdes, parce qu’ils pensent que je suis un traître qui veut pactiser. Nous sommes donc revenus au point de départ, tout est à recommencer. Et vous n’imaginez pas comme c’est difficile de tout reprendre à zéro… Nous ne pourrons pas le faire sans un soutien international. Pendant la Première Guerre mondiale, les Etats-Unis, l’Angleterre ont fermé les yeux sur le génocide arménien. Feront ils la même chose avec les massacres contre les Kurdes ?

“Aujourd’hui, il est impossible de ramener à la politique la jeunesse turque.”

Près de trois ans après, que reste-t-il du mouvement du Parc Gezi ?

C’est un fantôme. J’ai participé au mouvement de Gezi, et comme dans tous les mouvements révolutionnaires qui échouent, le pire est toujours ce qui suit. Aujourd’hui, il est impossible de ramener à la politique la jeunesse turque. En particulier, parce que la plupart de ces jeunes ont la phobie des Kurdes. Pendant trois générations, on leur a répété que les Kurdes étaient des traîtres à la Turquie… C’est la force d’Erdogan, qui ne rassemble pas seulement autour de lui les musulmans conservateurs, mais tous les nationalistes.

Peut-on encore négocier avec Erdogan ?

Personne n’a plus d’influence sur lui. Je parle régulièrement avec 250 députés du Parlement, et aucun d’entre eux n’a plus accès au Président ! Même s’ils l’avaient, aucun ne peut plus critiquer ses décisions. Il n’y a plus que la bureaucratie, les militaires et les services de renseignement. C’est pour cela que je ne vois aucune issue à part la guerre civile. Parce que ces trois composantes de la vie politique turque : un parti, les militaires et les services secrets, cherchent toutes à utiliser Erdogan. Si les choses devenaient chaotiques, elles pourraient bien le faire tomber. Quant aux députés, ce ne sont plus que des spectateurs. Et nous, le HDP, un petit parti minoritaire.

Etes vous personnellement, physiquement menacé ?

Un ministre m’a apostrophé l’autre jour pour me dire :  « Aujourd’hui, vous pouvez encore vous promener tranquillement dans la rue. Mais dès demain les choses pourraient changer ! » Je lui ai répondu qu’il avait des centaines de policier pour le servir, et qu’il pourrait effectivement me faire tuer, mais que si un élu du peuple ne peut pas parler et exiger plus de démocratie dans son pays, alors, qui le fera ?

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus