Pourquoi les jeunes filles partent en Syrie

Samara et Sabina Ksinovic
Samara (17 ans) et Sabina Ksinovic (15 ans), deux sœurs autrichiennes qui avaient rejoint la Syrie pour combattre au côté de Daech. Sabina aurait été tuée lors d'un combat, Samara elle, aurait été frappée à mort par les combattants de l'État islamique parce qu'elle avait tenté de s'échapper.Interpol

En 2014, je suis tombée sur le portrait d’une jeune fille de 14 ans qui s’était faite embrigader, via Internet, par les soldats de l’État Islamique. Cela avait duré quelques semaines à peine, ses parents n’avaient rien vu, ils n’avaient juste, un soir, pas vu leur fille rentrer du collège, puis ils avaient reçu un appel de Raqqa, au pays du Cham où elle était désormais et dont elle ne rentrerait plus, parce que c’était le seul moyen, disait-elle, de vivre sa foi en paix, de participer à la restauration du califat, et surtout, de sauver son âme comme celle de tous ceux qu’elle aimait. Cela m’avait paru fou. Une gamine de quatorze ans… C’était, à deux années près, l’âge de mon fils, et perplexe, mais aussi glacée à l’idée que cela puisse lui, nous arriver, je m’étais dit qu’il fallait que je comprenne. Que je saisisse ce qui s’était passé dans la tête de cette adolescente, et le chemin le plus court étant sans doute de se glisser dans cette tête-là, j’avais commencé à écrire une fiction sur le sujet. Elle est devenue un film qui sortira bientôt en salle, Le Ciel attendra, de Marie-Castille Mention Schaar avec, dans les rôles des mères exemplaires, Sandrine Bonnaire et Clotilde Courau.

Depuis, le nombre de jeunes filles signalées en France pour radicalisation n’a cessé d’augmenter. Elles seraient aujourd’hui au nombre de 867, dont 218 à avoir rejoint la Syrie (selon Le Monde du 3/03/2016), et pour ne rien nous simplifier, elles viennent de partout en France, appartiennent à tous les milieux sociaux, et sont de toutes origines confondues, la moitié d’entre elles s’étant converties. Elles n’auraient donc rien en commun, ces jeunes filles, ou si peu, et cette disparité participe, évidemment, de notre sidération, si bien qu’à chaque article, interview, documentaire qui paraît sur le sujet, leur radicalisation est toujours présentée sous l’angle du « phénomène », et de « l’inédit ». Eh bien moi je crois, après avoir écrit ce film, qu’il n’y a, au contraire, rien de nouveau sous le soleil. Que ces adolescentes ont en commun leur jeunesse, et que la jeunesse, quelle que soit l’époque, quel soit l’état du monde, a toujours compté en son sein des éléments qui voulaient par la violence le changer. Mais non, disent certains, ces filles, ce n’est pas pareil, elles sont psychologiquement fragiles. Oui, c’est en partie vrai, mais la fragilité n’était-elle pas, justement, le propre de cet âge? Rappelons-nous la fameuse incipit d’Aden Arabie, de Paul Nizan: « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus âge de la vie

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Et si l’on considère le romantisme révolutionnaire comme un refus, non pas seulement de l’oppression ou de l’exploitation, mais du désenchantement du monde, de la solitude, de l’enlaidissement de la planète, de son appauvrissement ou encore de la dislocation des rapports humains, alors ces jeunes filles qui, aujourd’hui partent en Syrie s’inscrivent dans une tradition, et se seraient hier appelées Nathalie Ménigon ou Joëlle Aubron. Quel âge avait la première lorsqu’elle a fondé Action Directe? 19 ans. Tout comme la seconde, née à Neuilly-sur-Seine, qui après avoir raté deux fois son baccalauréat, se mit à fréquenter les squats où elle rencontrera les radicaux qui la conduiront au terrorisme. On m’objectera sans doute que la grande différence, tout de même, entre ces révoltées-là et celles des années 2015 est la question de l’Islam. En vérité, c’est davantage la question de Dieu. Nous avons décrété qu’il était mort, pensant ainsi nous libérer de nos dernières chaînes, mais nous n’avons pas anticipé qu’un jour, nos enfants se rebelleraient à leur tour contre l’ordre établi, et qu’ils n’auraient pas d’autre choix, pour s’inscrire contre, que de le ressusciter. Ainsi donc, choisir, au bout de trois semaines d’embrigadement sur Internet, de dissimuler son corps sous un niqab, ce n’est évidemment pas respecter le Coran qui n’a jamais prescrit une pratique du voile intégral – cette pratique vient des tribus patchounes d’Afghanistan et n’a été sacralisée que récemment par la mouvance wahhabite d’Arabie Saoudite – c’est prendre le contre-pied d’une société qui met des filles en string sur ses abribus. La religion n’est qu’un prétexte. Une variation d’un thème qui a toujours existé : celui de la révolution.

Le vrai changement est ailleurs. La nouvelle donne de cette révolution est précisément ce qui a révolutionné notre monde : Internet. Un espace virtuel sans limites, sans frontières, offrant à ces adolescentes l’incroyable don d’ubiquité comme en témoignent leur double profil sur Facebook : l’un où elles apparaissent sous leur véritable identité, souriante, cheveux lâchés, et l’autre où elles se prénomment « Ouma quelque chose », se montrent voilées, postent des vidéos de décapitation, appellent au jihad. Et c’est dans ce monde-là, virtuel, alors qu’elles se trouvent physiquement juste à côté de leurs parents, dans leur chambre tapissée couleur pastel, qu’elles dialoguent avec des combattants, rencontrent des sœurs et organisent petit à petit leur départ ou pire, un attentat sur le sol français. « Mais pourquoi ils n’interdisent pas ces sites et ces profils? Je ne comprends pas…» a dit un jour une maman dévastée dont la fille venait de partir à Raqqa. C’est la seule question qui vaille.