Les hooligans de la syntaxe allemande apprennent à écrire aux néonazis

Les hooligans de la syntaxe allemande apprennent à écrire aux néonazis

Les néonazis allemands, qui se répandent sur Internet, maîtrisent mal la syntaxe. Un paradoxe pour ceux qui se vivent comme les derniers défenseurs de la culture germanique. Un petit groupe d’activistes le leur rappelle, en les corrigeant avec ironie.

Par Jacques Pezet
· Publié le · Mis à jour le
Temps de lecture

(De Berlin) Hooligans Gegen Satzbau : en français, les Hooligans contre la syntaxe. Derrière ce drôle de nom, se cachent Graphikhool, Klugscheißerhool et Grammatikhool, trois activistes berlinois, qui n’ont a priori rien à voir avec la Bundesliga, mais qui fédèrent près de 100 000 supporters sur leur page Facebook. Depuis près d’un an et demi, ce petit groupe s’est donné pour mission, ô combien courageuse et ô combien sisyphéenne, de siffler les fautes de langue commises par les militants d’extrême droite sur les réseaux sociaux.

Pour cela, « l’initiative contre l’orthographe d’extrême droite » publie chaque jour les captures d’écran des messages bourrés d’adjectifs mal déclinés – et de propos xénophobes – postés par ceux qui se considèrent pourtant comme les derniers défenseurs d’une Allemagne en péril. Un comble. Avec malice, les trois « Grammar Nazis » accompagnent ces signalements de mots d’encouragement sarcastiques et de corrigés qui doivent permettre aux pauvres patriotes illettrés de s’améliorer dans la langue de Goethe. Un coaching taquin qu’ils justifient ainsi :

La suite après la publicité
« Quand une personne pense appartenir à une culture meilleure, supérieure et plus vertueuse que les autres, alors elle doit maîtriser ces caractéristiques meilleures, supérieures et plus vertueuses, et la langue en fait partie. »

Sans anonymat, « c’était dangereux »

Contacté par Rue89, les HoGeSatzbau ont refusé toute rencontre en personne pour préserver leur anonymat et leur sécurité. Ils ont cependant bien voulu nous éclairer sur leur genèse et leurs motivations par e-mail :

« Nous avons commencé par corriger les néonazis sous nos vrais comptes Facebook après avoir constaté pour la énième fois le niveau d’orthographe catastrophique des messages haineux de ces Aryens. On s’est rapidement rendu compte que c’était dangereux de faire ça sous nos identités publiques parce que ces fiers Allemands ont eu l’impression qu’on les menaçait directement. Du coup, on a lancé notre groupe d’Hooligans en octobre 2014. »

« Initiative contre l’orthographe de droite » - HoGeSatzbau

Difficile de comprendre la référence au hooliganisme sans le contexte de l’époque. Le mois d’octobre 2014 a été un moment important dans la libération du discours identitaire en Allemagne puisqu’il a été marqué par deux évènements :

Aujourd’hui, le mouvement HoGeSa s’est éteint et Pegida, que certains médias allemands annonçaient comme mort début 2015, a pu ressusciter grâce à la crise des migrants et aux attentats islamistes qui ont touché l’Europe en 2015.

Nazillons™

Apparu en réaction à la généralisation des propos racistes sur les réseaux sociaux, le collectif va donc s’inspirer de l’imaginaire de l’extrême droite allemande pour mieux se moquer de ses membres. Cela s’effectue par ces corrections linguistique dignes des pires Grammar Nazis, ces tyranniques internautes qui vous fusillent pour la moindre faute de langue. L’allemand, avec ses règles strictes, se prête très bien à la distribution de bonnets d’âne :

La suite après la publicité
  • les noms communs ont tous des majuscules ;
  • le verbe a sa place bien définie ;
  • les virgules sont obligatoires entre proposition principale et subordonnées ;
  • et bien sûr les multiples déclinaisons (nominatif, accusatif, datif, génitif) qui varient en fonction du cas (der, die, das, die).

Exemple de correction...

« Cher Andre, nous nous félicitons de manière générale lorsqu’une personne fait preuve d’un minimum de réflexion propre, en particulier lorsqu’il s’agit d’un de nos élèves du cours de soutien – ça facilite énormément notre travail ! Si chacun de nos Nazillons™ était aussi raisonnable que toi et pouvait se qualifier de la sorte tout seul, alors la vie serait tellement plus simple parfois.  “[Je] suis [un] Nazi débile [,] parce que je dis [que] la ville [...] [a besoin] que les bon citoyens distribuent des [téléviseurs] [à] [é]cran plat [pour] les réfugiés[.] [Je] dis [ : ] Non [,] ils ne méritent pa[s] ça. [...] Ou [que] les [g]auchos provoq[u]ent des inc[e]ndi[es] et disent que c’est les gens d’extrême droite[.]” Au fait, tu t’es trompé de page Anonymous. Tu es tombé sur un “fake”. Si vous, les gros malins, n’utilisiez ne serait-ce que la moitié de l’énergie que vous consacrez à votre haine, à essayer de vérifier et de chercher la vérité, alors nous n’aurions pas l’impression de nous trouver à l’aube de l’Allemagne nazie 2.0. Salutations collectives, Votre #HoGeSa - Hooligans contre la syntaxe. »
Capture d'cran d'une correction
Capture d’écran d’une correction - HoGeSatzbau/Facebook

Codes visuels et police Fraktur

Cette expertise linguistique s’accompagne également d’une appropriation graphique des codes visuels de la fachosphère, caractérisés par l’utilisation outrancière de la police d’écriture Fraktur, des couleurs noir-blanc-rouge du drapeau nazi, du port de la cagoule et des références aux affiches slogans du IIIe Reich.

Pour cela, le groupe peut compter sur les talents de son graphiste professionnel, Graphikhool, très doué pour les détournements.

Ci-dessous : « Chers élèves, il suffit de vous signaler. » Et l’image : « Qui veut apprendre ? – Moi. »

« Chers élèves, il suffit de vous signaler. » L’image : « Qui veut apprendre ? – Moi. »

Ci-dessous : « Toi aussi. » Parodie de l’affiche : « Toi aussi, tu appartiens au Führer. »

« Toi aussi. » Parodie de l’affiche : « Toi aussi, tu appartiens au Führer. »

Un peu léger ?

Par mail, les membres de HoGeSatzbau disent consacrer l’équivalent d’un temps plein (en plus de leur propre activité professionnelle) à leur hooliganisme linguistique et digital. Tous ces efforts dédiés aux majuscules obligatoires oubliées sur les substantifs ou aux verbes irréguliers mal conjugués peuvent sembler ridicules voire inutiles, puisqu’ils ne remettent pas en cause les thèses xénophobes d’un facho du Web, aussi mal écrites soient-elles. Vouloir discréditer quelqu’un parce qu’il fait des fautes est donc un argument très léger et surtout peu convaincant sur Internet. Les trois hooligans semblent être conscients de cette limite, mais continuent de défendre leur action :

« Bien sûr, nous ne formons qu’une petite part de l’engagement nécessaire pour lutter contre les tendances actuelles. Mais on peut rarement parler de dialogue quand votre interlocuteur s’adresse à vous en vous traitant de “Lügenpresse” [“médias-menteurs” en allemand, ndlr] ou de “traîtres au peuple”. » « Le corrigé n’est qu’un moyen de rendre le discours de ces gens qui pensent différemment moins effrayant pour les autres. Quand quelqu’un écrit une connerie menaçante et méprisante de la dignité humaine, nous, on va corriger son charabia avec nos tournures suffisantes. Ça va nous faire rire nous et nos lecteurs et comme ça ils auront moins peur de les contredire la prochaine fois. »

En décembre 2015, le ministère de la Justice allemand avait contraint Facebook à s’engager à supprimer les messages xénophobes dans un délai de moins de 24 heures. La régularité quotidienne des posts d’HoGeSatzbau montre bien que les commentaires haineux n’ont pas disparu du réseau social. Pourtant, les trois activistes ne souhaitent pas accabler le site américain de nouvelles critiques ou de nouveaux outils de modération, et estiment plutôt que « chaque utilisateur de Facebook doit être conscient de ses actes » et qu’il doit « prendre une part de responsabilité sociale en s’indignant face aux injustices » et aux messages de haine postés par les autres.


« La grammaire rend libre. Voulez-vous l’orthographe totale ? » Références à « Arbeit macht frei » et à un discours de Goebbels sur la « guerre totale » - Hooligans Gegen Satzbau/Facebook
Jacques Pezet
A lire ensuite
En kiosque