À la sortie du bourg de Pal­li­shree, au détour d’une route paisible en pleine forêt comme il en existe des centaines dans le Khandamal, un grand bâtiment en ruines se laisse deviner à travers le feuillage. C’était les bureaux de Paul Prodhan, un avocat et leader politique qui travaillait avec plusieurs ONG auprès des adivasi (aborigènes), nombreux dans cette région du nord-est de l’Inde. « J’avais 25 salariés et nous étions sans cesse sollicités pour des conseils et des services juridiques », évoque cet homme d’une soixantaine d’années, avec une infinie tristesse. Car il ne reste rien de ce passé.

Le 27 août 2008, plus de 300 membres du RSS (1), un groupe nationaliste hindou paramilitaire, ont attaqué les bureaux de Paul Prodhan, cassant ou emportant tout ce qu’ils pouvaient, incendiant le reste.

Par chance, l’avocat n’était pas au bureau ce jour-là et ses employés ont réussi à fuir. Mais après ces violences, Paul Prodhan est tombé malade et souffre encore d’angoisses, de troubles du sommeil et de l’alimentation. Il continue toutefois de travailler au rapprochement entre hindous et chrétiens.

Car c’est bien parce que Paul Prodhan est chrétien que son entreprise a été attaquée… et qu’il est toujours menacé. « À plusieurs reprises, des fondamentalistes du RSS m’ont averti que, si je revenais vivre dans mon village sans m’être converti à l’hindouisme, ils me tueraient ! »

Bien d’autres chrétiens du Khandamal, l’un des 30 districts de l’État d’Orissa, dans le nord-est de l’Inde, témoignent de menaces toujours actuelles. Rajendra Digal, dont le père, un responsable chrétien influent, a été assassiné dans son village de Sonirakhol, a tout perdu.

Des criminels condamnés à trois mois de prison…

Après être resté deux ans dans le camp de Kikabali, avec sa famille et 5 000 autres chrétiens, Rajendra est retourné à Sonirakhol où il vit dans la peur. « Je connais le nom des cinq hommes qui ont battu mon père à mort et jeté son corps à la rivière ; ils sont tous membres du RSS. Aucun d’eux n’a été arrêté. Je les vois tous les jours. »

Kanaka Rekha Nayak, elle, préfère rester dans un bidonville de Bhubaneswar, par crainte de retourner à Tiagra, village dont les deux églises, protestante et catholique, ont été détruites ainsi que toutes les maisons des chrétiens. Son mari, qui avait des responsabilités paroissiales, a été assassiné par les fondamentalistes du RSS le 25 août 2008.

« Ils lui ont demandé de devenir hindou mais il a refusé de renier sa foi ! Ils l’ont cruellement battu, ils ont traîné sa dépouille sur le sol puis l’ont coupée en morceaux », raconte, au bord des larmes, cette veuve de 34 ans, mère de deux adolescentes. « Les six criminels qui ont tué mon mari ont été condamnés par la Cour suprême de Cuttack à trois mois de prison. Normalement, ils auraient dû y rester au moins sept ans ! »

« Aucun chrétien n’a osé se réinstaller à Tiagra, car le RSS y est particulièrement actif », confirme le P. Ajaya Singh, président de la Commission Justice et Paix pour les cinq diocèses de l’Orissa (2). Devant la nouvelle paroisse Saint-Michel de Tiagra, reconstruite à côté de ce qui reste de la précédente, une stèle a été dressée l’an dernier.

Les noms des sept chrétiens assassinés en 2008 y ont été gravés en bengali, en commençant par celui du curé, le P. Bernard Digal, qui était également économe diocésain. Il est vivement conseillé au visiteur étranger de ne pas s’y attarder, pour ne pas attirer l’attention des hommes du RSS.

Le RSS vise désormais « chaque chrétien individuellement »

Plus de huit ans après les pogroms, les chrétiens du Kandhamal vivent donc toujours sous la menace et dans l’obligation de se convertir à l’hindouisme. Ils déplorent l’indifférence, voire la complicité de la police et des autorités locales. « Les plaintes des chrétiens sont en général classées sans suite, si bien que les exactions peuvent être commises en toute impunité », confirme le policier Parra Chandra Nayak, d’origine hindoue et devenu catholique en 1994.

En tant qu’ancien responsable du poste de police de Balliguda, cet homme a fait face avec courage, le 25 décembre 2007, à des fanatiques massés devant l’église et le séminaire de cette petite ville. Mais il relève qu’il a été muté à Bhubaneswar quelques semaines après…

Selon Lalita Missal, coordinatrice de l’Alliance nationale des femmes en Orissa (NAWO), qui a récemment contribué à une étude sur le nombre croissant de viols en Inde, « entre 2009 et 2013, 158 viols ont été déclarés dans le district du Kandhamal et il s’agit majoritairement de chrétiennes ». Ce qui fait dire au P. Santosh Digal, secrétaire général du Comité régional des évêques de l’Orissa (OBRC), qu’« aujourd’hui, les violences antichrétiennes prennent des formes plus sournoises ».

> À lire : En Inde, 140 évêques manifestent contre les violences antichrétiennes

Selon lui, le RSS vise désormais « chaque chrétien individuellement », par des vexations administratives ou des expropriations. Il rappelle le meurtre, à l’automne 2015, d’un couple d’agents pastoraux de la région de Balliguda, faussement accusé par la police d’être des « rebelles ».

« Les chrétiens du Kandhamal doivent être courageux et se soutenir entre eux, tout en réclamant au gouvernement de les protéger », poursuit le P. Santosh Digal. Ils attendent beaucoup de l’Église, seule institution ou presque à mener des actions en justice en leur nom.

« Crimes contre l’humanité »

Grâce à la pugnacité de la Commission Justice et Paix d’Orissa, qui s’appuie sur une cinquantaine d’avocats, des compensations financières ont été versées à bon nombre de rescapés et proches de victimes. C’est le cas de quatre veuves des environs de Balliguda dont les maris ont été tués en août 2008 dans des circonstances tragiques. Chacune a reçu cinq « lakh » (500 000 roupies, soit 6 800 €), versés par le gouvernement de l’Orissa et l’État fédéral.

L’Église s’est attachée surtout à faire reconnaître les massacres des chrétiens en Orissa comme des « crimes contre l’humanité ». Et ce grâce aux équipes itinérantes d’experts juridiques envoyés à travers le Khandamal dès la fin 2008 par le Forum chrétien de solidarité nationale pour collecter les plaintes.

Le fondateur de cet organisme, Dhirendra Panda, est également à l’initiative du Tribunal populaire du Khandamal qui, en 2010-2011, a jugé à New Delhi une cinquantaine de fondamentalistes du RSS et de sa branche politique, le BJP (Bharatiya Janata Party), dont l’ancien leader, Narendra Modi, est aujourd’hui premier ministre.

À la suite de ce Tribunal populaire, et grâce à la persévérance de l’ancien archevêque de Cuttack-Bubhaneswar, Mgr Raphaël Cheenath, les dossiers des 101 chrétiens assassinés dans le Khandamal sont désormais à l’étude pour qu’un jour l’Église les reconnaisse martyrs.

Lors leur Assemblée plénière, la semaine dernière, à Bangalore, les évêques indiens ont autorisé l’ouverture officielle de l’enquête diocésaine. Comme toutes les veuves du Khandamal, Kanaka Rekha Nayak prie pour que son mari soit un jour reconnu martyr car, assure-t-elle, « il est mort uniquement pour avoir refusé de changer de religion. »

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Repères : Les violences antichrétiennes de 2007-2008 dans le Kandhamal

Le 23 août 2008, le leader hindouiste Swami Lakshmanananda Saraswati est assassiné dans son ashram de Jalespeta (Kandhamal) par un groupuscule maoïste. Des rumeurs propagées par le mouvement paramilitaire hindouiste RSS et par le parti qui lui est lié, le BJP, rendent les chrétiens responsables de ce meurtre. Cela déclenche des pogroms antichrétiens dans 415 villages. Au total, 8 407 maisons de chrétiens ont été détruites, ainsi que 395 églises, 42 écoles, 52 presbytères et couvents.

Le bilan humain s’élève à 101 morts et 12 blessés, sans compter les 12 000 élèves privés d’école, les 27 500 réfugiés dans des camps gouvernementaux et les 56 000 déplacés.

Parmi les 827 plaintes enregistrées (sans parler des 2 405 plaintes non enregistrées), 512 ont été retenues et ont abouti à 255 affaires jugées. Sur 3 181 suspects convoqués, 492 ont été condamnés.

(1) Rashtriya Swayamsevak Sangh.

(2) Le diocèse de Cuttack-Bubhaneswar, ainsi que ceux de Balasore, Berhampur, Rourkela et Sambalpur, totalisent plus de 500 000 catholiques.