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« La voix de la population syrienne est absente » des médias internationaux #Syrie5ans

Lors d’un échange avec les lecteurs du Monde.fr, Zein Al-Rifai, Louai Abo Aljoud et Reem Fadel, trois journalistes syriens, ont témoigné sur les conditions de travail dans le pays, déplorant un « manque de lien entre les médias internationaux et la population syrienne » .

Le Monde

Publié le 15 mars 2016 à 20h45, modifié le 16 mars 2016 à 11h32

Temps de Lecture 7 min.

Louai Abo Aljoud (à gauche) et Zein Al-Rifai, journalistes syriens, dans les locaux du

Dans un chat au Monde.fr, mardi 15 mars, Zein Al-Rifai, Louai Abo Aljoud et Reem Fadel, trois journalistes syriens originaires d’Alep, ont décrit les conditions de travail dans le pays. « Ceux qui se trouvent encore en Syrie ont la possibilité de donner des informations, mais pas tout le temps », expliquent-ils, soulignant que « dans les zones contrôlées par le régime, il n’y a pas de médias indépendants ». Ils déplorent également un « manque de lien entre les médias internationaux et la population syrienne » : « la voix » de cette dernière, « ses demandes, sont absentes ».

D’où venez-vous et pour qui et où avez-vous travaillé ?

Reem Fadel : Je viens d’Alep. J’ai un magistère en arts dramatiques J’ai travaillé dans la presse dans les régions qui se trouvent sous domination du régime sous un faux nom. J’ai été arrêtée à cause de mon action humanitaire à destination de la population pendant la révolution et parce que je communiquais avec des médias opposants au régime. Le service de renseignement syrien m’a détenue pendant trois mois.

Après ma libération, j’ai utilisé un autre nom. Pendant un an et demi, j’ai essayé de ne pas sortir d’Alep et ai consacré mon temps à l’écriture d’articles sur la situation et la vie dans les régions occupées par le régime, sur les prisonniers, les raisons de leur emprisonnement, la torture et les kidnappings contre rançon.

J’ai finalement quitté Alep il y a quatre mois et demi. Alors que j’étais en route pour la Turquie, le régime a arrêté mon père. Un mois et demi après, il a été libéré contre une grosse somme d’argent, ce qui est courant. Une fois arrivée en Turquie, j’ai travaillé pour le groupe Orient News qui diffuse en arabe, en turc et en kurde.

Louai Abo Aljoud : J’ai fait des études en biologie. A la révolution, je suis devenu journaliste citoyen. La première fois que j’ai été arrêté, le 6 juin 2011, j’ai été détenu pendant onze heures. La deuxième fois, c’était le 3 mars 2015, et on m’a libéré le 15 mars. J’ai ensuite continué mon travail journalistique.

Au moment de l’entrée de l’Armée syrienne libre dans Alep, j’ai commencé à photographier les combats. J’ai été touché par des tirs aux jambes à deux reprises. J’ai ensuite travaillé pendant huit mois pour la chaîne de télévision Al-Arabiya.

Je me suis ensuite fait kidnapper par Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique]. J’étais dans la « prison des journalistes », où se trouvait notamment le Britannique James Foley, assassiné par l’EI.

J’ai été libéré à la faveur d’un échange de prisonniers, le 2 mai 2014. J’ai repris mon travail à Al-Arabiya et co-fondé un groupe de médias. Je réalisais des reportages et des vidéos courtes. L’équipe s’est étoffée et on a ouvert un bureau à Gaziantep, en Turquie, où je travaille aujourd’hui. Je me rends à Alep une fois par mois.

Zein Al-Rifai : J’ai 29 ans. J’ai été blessé il y a cinq mois par un tir d’obus de mortier. Depuis le mois d’août 2015, je suis en Turquie pour me soigner : mes jambes sont fracturées à deux endroits. Au début de la révolution syrienne, je filmais les manifestations à cause de l’absence des médias étrangers sur le terrain. Quand l’Armée syrienne libre est entrée dans Alep, le 21 juillet 2012, des manifestants se sont regroupés pour fonder l’Aleppo Media Center, qui accueille notamment des journalistes étrangers.

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J’ai travaillé avec la presse locale : Syria Tomorrow et Orient News. En 2014, j’ai commencé à coopérer avec l’AFP, pour qui je travaille encore. En 2015, j’ai reçu le prix Rory Peck qui récompense les journalistes indépendants.

Jean-Claude : Est-il toujours possible d’informer depuis la Syrie ? Ou est-ce désormais une tâche que l’on ne peut effectuer que de l’étranger ?

Louai Abo Aljoud : Ceux qui se trouvent encore en Syrie ont la possibilité de donner des informations, mais pas tout le temps. Cela dépend de l’électricité. Beaucoup de régions n’ont pas l’électricité et fonctionnent donc avec des générateurs. Ces derniers fonctionnent au pétrole et le pétrole se trouve entre les mains de Daech. Tout est lié.

Manon : Constatez-vous des différences importantes entre la réalité du terrain syrien et le récit qui en est fait par la presse occidentale, notamment française ?

Reem Fadel : C’est une question que les Français que j’ai rencontrés ces derniers jours m’ont beaucoup posée. Les médias occidentaux ne parlent que de deux visions de la Syrie : l’une braquée sur le régime, l’autre sur l’Etat islamique. Ces dernières années, la presse n’a parlé que de Daech. La voix de la population syrienne, ses demandes, sont absentes des médias.

Pendant les pourparlers de Genève, entre le gouvernement et l’opposition, on nous expose l’avis de la France, des Etats-Unis, de l’Arabie saoudite… Mais pas des Syriens ! Il manque un lien entre les médias internationaux et la population syrienne. Il existe pourtant des médias syriens partout dans le pays, des journalistes qui sont prêts à communiquer, même sans pseudo, mais la presse internationale ne passe pas par eux.

Gloups : Quelles sont les sources que vous considérez comme fiables sur le conflit syrien ?

Reem Fadel : Ce qui manque du côté des médias ici, c’est tout ce qui passe par les réseaux sociaux. Il existe par exemple une page Facebook en arabe qui vérifie les informations données dans la presse.

Zein Al-Rifai : Les agences de presse contactent les journalistes syriens présents sur place, mais pas les journaux, ni les télévisions. Or, les sources se trouvent à l’intérieur de la Syrie. L’Aleppo Media Center a par exemple deux bureaux à Alep : l’un à Alep ville et l’autre, qui vient d’ouvrir, dans la grande banlieue ouest d’Alep. Quand il se passe quelque chose, on envoie un compte rendu, qui est même traduit en français, mais il n’est pas pris en compte.

Le problème est qu’on s’intéresse beaucoup à ce que fait Daech, mais quand le régime utilise les armes chimiques, les journaux n’en parlent pas. France 2 a par exemple passé un reportage il y a quelque temps qui représentait Daech comme l’opposition au régime.

Claire : Les réseaux sociaux constituent-ils un moyen de déjouer la censure ou sont-ils également contrôlés par le gouvernement syrien ?

Zein Al-Rifai : Dans les zones contrôlées par l’Armée syrienne libre, il n’y a jamais de censure. Je peux transmettre n’importe quelle information facilement.

Reem Fadel : Dans les zones contrôlées par le régime, il n’y a pas de médias indépendants. Il faut utiliser des faux noms, des proxis pour se connecter à Internet. Si une information filtre sur votre communication avec l’opposition, vous êtes considéré comme un terroriste.

On comptait beaucoup sur les médias internationaux pour accéder à ces zones, mais ils ont aujourd’hui du mal à obtenir des visas. Il y a des choses qui se passent dans ces régions (conscription forcée, répression…) que tout le monde ignore. A l’étranger, on a l’image de zones stables mais en réalité, c’est l’enfer. La population vit surtout dans la peur des milices du régime.

Antoine : Est-ce que les médias occidentaux ont une influence directe sur le terrain ?

Louai Abo Aljoud : Bien sûr, les médias occidentaux ont de l’influence. La preuve, pendant une période, beaucoup de journalistes ont pu se rendre dans les zones libérées, y compris Le Monde, et rendre compte de la vie dans ces zones. Cela a eu une influence négative sur le régime de Damas.

Alors, en coordination avec Daech, le kidnapping de journalistes occidentaux a commencé. Les journalistes étrangers ne pouvaient donc plus se rendre en Syrie, alors le régime a ouvert ses portes à ces derniers. Et il a commencé à répandre dans les médias internationaux l’idée que la seule opposition au régime, c’est Daech. C’est pour cela que les Français pensent qu’il y a deux camps en Syrie.

Léa : Comment se déroule la vie quotidienne en Syrie actuellement ? Que devient la population ? On nous rapporte en effet des vidéos et photos témoignant d’une violence atroce…

Reem Fadel : Il y a des points communs entre toutes les régions du pays. Aucune n’a d’électricité par exemple. En France, personne ne pourrait imaginer vivre vingt-quatre heures comme cela : sans électricité, sans nourriture, sans téléphone, sans Internet. Il n’y a plus de ressources, il n’y a plus d’argent, il n’y a plus de travail.

Le régime n’a jamais cessé d’augmenter les prix des produits de première nécessité. Avec le cours actuel de la livre syrienne, le salaire mensuel ne dépasse pas l’équivalent de 30 dollars, or une miche de pain coûte 1 dollar. Tout s’écroule en Syrie.

Tout ça sans parler des régions encerclées par des forces armées, privées de tout, où les gens subsistent grâce à ce qu’ils trouvent par terre. Les Nations unies ont pu faire entrer un seul convoi chargé d’aide humanitaire, à Madaya, il y a un mois, puis ils ont arrêté. Pourtant, le personnel de l’ONU a vu des personnes mourir sous ses yeux.

Les enfants de la ville de Daraya ont envoyé un message à l’Occident il y a quelques jours. Ils ont écrit « SOS » sur le sol avec leurs corps et personne n’a réagi. La ville, surnommée « la capitale des bombes barils », subit des bombardements quotidiens. Avec le cessez-le-feu, les bombardements ont cessé, mais les gens n’ont toujours pas à manger. Mon message au monde entier est : s’il vous plaît, entendez-nous. Nous sommes là.

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