WASHINGTON – C’était le printemps d’une année d’élection présidentielle, mais aucun élan d’espoir ou de renouveau ne traversait le pays.
Au contraire, les Etats-Unis étaient en proie au tribalisme et à l’effroi. Les électeurs étaient animés par la colère et la rancœur. La violence verbale se répandait dans les médias; des foules foisonnantes, des flics et des manifestants emplissaient les rues de nos villes.
Les principaux candidats étaient alors: un favori défraîchi, issu du camp démocrate et qui incarnait l’establishment de son parti; un candidat protestataire anti-guerre au ton professoral et aux cheveux blancs, adulé par les étudiants; un outsider provocateur, incitant à la discrimination raciale et doué pour s’attirer l’attention des médias; et enfin un mielleux avocat républicain au regard perçant et adepte des coups tordus.
Lors de sa convention de nomination, qui se tenait cet été-là dans une ville du Midwest, un des deux partis politiques se déchira, à l’intérieur du centre des congrès comme à l’extérieur, et les manifestants affrontèrent les forces de l’ordre qui, comme ce fut prouvé par la suite, étaient les vraies instigatrices de ces émeutes.
La clé de l’élection présidentielle elle-même était de savoir quel parti allait attirer le plus de voix des classes populaires blanches, chauffées à blanc par le candidat outsider et ses puissantes imprécations sur le mode “eux” contre “nous”.
C’était en 1968, pas en 2016.
On attribue à Mark Twain la formule selon laquelle “l’histoire ne se répète pas, elle rime”. Si tel est le cas, l’année en cours (alors que ce mardi est décisif dans les primaires américaines) a jusqu’à présent été pleine de similitudes avec cette époque révolue – mais pourtant encore très évocatrice.
Ce n’est pas nécessairement de bon augure. Le progrès est toujours douloureux, et la décennie qui suivit cette désastreuse année 1968, marquée par les divisions et la violence, fut semée de souffrances. Et on ne peut qu’espérer que l’année que nous traversons ne voie pas naître de saison d’assassinats, de ceux que nous n’avions pas connus depuis la guerre de Sécession et que nous ne devons plus jamais revoir.
Mais cette élection de 1968 a aussi inauguré une ère de discorde et de pratiques illégales, du bas de l’échelle jusqu’au sommet. Cette période a ouvert des blessures que l’élection à venir semble vouée à creuser. Le “système politique” n’était pas parvenu à maîtriser l’agitation de 1968, et il est encore moins probable qu’il y parvienne en 2016.
“Les institutions et les traditions politiques qui faisaient tenir le tout à l’époque sont loin d’être aussi solides aujourd’hui”, affirme Norman Ornstein, chercheur à l’American Enterprise Institute. “Il n’y a plus de confiance, et les instances qui sont censées canaliser et apaiser la colère, comme le Congrès, travaillent toutes dans la direction opposée.”
Pourquoi le cas Wallace est révélateur
Il peut paraître étrange de faire le lien entre un milliardaire de Manhattan et un paysan gouverneur de l’Alabama, mais les messages qu’ils portent sont à peu près les mêmes – ils sont juste énoncés à quatre décennies d’écart.
Comme feu George Wallace, Donald Trump exsude un dégoût méprisant pour l’establishment politique et fait porter toute la responsabilité des maux qui frappent le pays sur ceux dont la race, la foi ou l’origine fait d’eux, d’une certaine façon, des “non-Américains”.
George Wallace s’est quelque peu adouci avec l’âge, mais Donald Trump, à 69 ans, ne laisse paraître aucun signe en ce sens. De fait, il redouble dans son empressement à laisser libre court à l’affrontement verbal, voire physique, en son nom et lors de ses meetings de campagne.
En effet, ses meetings – plus que ses tweets ou ses interviews télévisés – sont devenus la principale attraction de sa campagne, un théâtre d’affrontement délibéré dont il estime qu’il apporte de l’énergie et du sens à sa candidature enragée.
Donald Trump dispose de beaucoup plus d’influence et d’argent, dans un système qui est plus fragmenté et plus facile à pénétrer. Bien loin de n’être qu’un personnage des marges – ce que Wallace était, au final – Donald Trump fait la course en tête dans son camp.
Le conflit social engendre la discorde au sein du parti
En 1968, la guerre du Vietnam avait ouvert la voie à un candidat contestataire, le sénateur du Minnesota Eugene McCarthy, qui avait alors joué un rôle tout à fait similaire à celui que tient le sénateur Bernie Sanders cette année.
Critique de la guerre, doté du don de paraître hermétique aux pratiques politiques habituelles, l’oncle McCarthy a entraîné toute une génération d’étudiants (des baby boomers) à s’engager sur le terrain, où ils se concentrèrent sur le New Hampshire (comme l’a fait Bernie Sanders), perçu comme l’endroit stratégique où faire valoir leurs arguments.
Mais alors qu’Eugene McCarthy était à court de temps, d’énergie et d’argent, Bernie Sanders dispose d’une plateforme élargie et d’un modèle de financement participatif qui lui permettent de poursuivre son chemin. Et il est aussi bien plus têtu, ronchon et motivé que McCarthy ne l’a jamais été.
Le rôle d’Hillary Clinton incombait en 1968 à Hubert Humphrey, le vice-président assiégé d’un président Lyndon B. Johnson alors très impopulaire. Comme Hillary Clinton, Hubert Humphrey pouvait compter sur le soutien de la plus grande partie de l’establishment démocrate : les afro-américains, les syndicats, l’électorat juif, les élus du parti à l’échelon fédéral comme à l’échelon local ou à celui des états.
Mais Humphrey a été plombé par les mesures impopulaires de l’administration en place, en premier lieu la guerre et la conscription. Aujourd’hui, Hillary Clinton rencontre les mêmes difficultés à défendre sa propre version de l’interventionnisme (au Moyen-Orient) ainsi que les mesures favorables au libre-échange et aux grandes entreprises prises par le président Obama et par son propre mari.
La perspective désastreuse d’une convention perturbée n’est cette fois pas dans le camp démocrate, mais dans celui du parti républicain.
D’une part, il n’y a aucune certitude que Donald Trump amasse les 1 237 délégués dont il a besoin pour s’assurer une majorité avant la convention du Grand Old Party à Cleveland en juillet. D’autant plus qu’il n’est pas certain que, même s’il y parvient, cela enrayerait les efforts de l’establishment républicain pour le faire dérailler.
Ce sera le bazar, en partie parce que le GOP n’a pas connu cette situation depuis 1976 (lorsque Ronald Reagan a perdu de peu son défi lance au président Gerald Ford) et parce que l’équipe Trump n’a aucune idée de ce qui l’attend et de la manière de s’y préparer.
“Je ne suis pas certain que l’équipe Trump comprenne vraiment ce que l’establishment leur réserve à Cleveland”, avance Roger Stone, conseiller et ami de longue date de Donald Trump, et fin connaisseur des manières d’emporter (ou de faire dérailler) les conventions.
Le spectacle donné à l’extérieur de l’Arena de Cleveland pourrait être encore plus chaotique. Des cohortes contestataires allant de Black Lives Matter à MoveOn.org en passant par divers groupes hispaniques ou musulmans se sont associées dans une manifestation contre la venue de Donald Trump à Chicago la semaine dernière. Ces groupes ont devant eux plusieurs mois pour se préparer à Cleveland, et ils ont toutes les raisons d’être indignés et d’avoir peur. (Ils viendront également rendre visite aux démocrates à Philadelphie, quoi que fassent Hillary Clinton et Bernie Sanders pour sceller la paix.)
Le sénateur républicain du Texas Ted Cruz, qui essaie d’endosser le rôle de fédérateur et de pacificateur au sein de son parti, rappelle presque trait pour trait celui qui tint ce même rôle en 1968, Richard Nixon : chéri de personne, en particulier de ses collègues du Sénat ; expert en accusations grossières habillées de rhétorique légaliste; aussi impitoyable que moralisateur.
Il paraît peu probable que Ted Cruz abandonne la course avant Cleveland, et même après. Si Donald Trump décroche la nomination, Cruz prendra-t-il la tête, en dehors du parti, d’un “establishment” républicain désabusé?
Inversement, si Trump échoue et se voit refuser la nomination, fera-t-il, lui, défection pour lancer sa propre campagne indépendante? C’est ce que Wallace avait infligé aux démocrates en 1968.
Si effectivement l’histoire rime, alors Ted Cruz a encore une chance. Et depuis le départ, sa stratégie consiste à convaincre en fin de campagne les électeurs de Trump.
Au final, Nixon a gagné en 1968 en partie en récupérant le vote Wallace. Au nom d’une “majorité silencieuse” (formule que Trump utilise aujourd’hui), Nixon s’engageait à “nous rassembler” en tant que peuple uni, soit la même chose que nous promet Hillary Clinton actuellement si elle l’emporte.
Loin d’avoir rassemblé l’Amérique, Richard Nixon a finalement quitté les feux de la rampe sous la menace d’une procédure d’impeachment en 1974.
Aucun des candidats actuels ne souhaiterait que l’histoire ne rime avec autant de précision. Mais nous ne sommes qu’en 2016, et ils vont tenter leur chance.
Cet article, initialement publié sur le Huffington Post américain, a été traduit de l’anglais par Mathieu Bouquet.
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