« Now calling… Direction centrale du renseignement intérieur. » Au bout du fil, des agents de la NSA américaine ou du BVA allemand, les services de renseignement, décrochent. Et entendent de parfaits inconnus leur demander s’ils ont déjà entendu parler d’Intelexit, le « premier programme d’aide aux espions pris de doutes éthiques et qui souhaitent raccrocher ».
Intelexit est un projet du collectif Peng, qui rassemble des activistes de plusieurs pays européens. Son principe est simple : proposer une porte de sortie aux agents des services de renseignement, pris de doutes éthiques après les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse, et qui souhaiteraient raccrocher mais ne savent pas comment faire.
Le projet a démarré par une campagne d’affichage, près du siège du GCHQ, le service de renseignement britannique, suivi d’un lâcher de tracts par drone sur une base des services de renseignement allemands. Puis ce 10 février, le collectif a installé une demi-douzaine de cabines téléphoniques dans les couloirs du centre des congrès de Berlin, où se déroulait le Logan Symposium, deux jours de rencontres et de débats entre activistes, spécialistes de la sécurité informatique et journalistes d’investigation.
« L’image d’entités toutes-puissantes »
« Les services de renseignement gardent l’image d’entités toutes-puissantes, estime Ariel Fisher, l’un des membres du collectif. Ils inspirent la peur – même après les récents scandales, la seule conséquence a été que leurs budgets ont été augmentés. Ce projet, c’est une manière ironique de dire qu’il ne faut pas se laisser gouverner par la peur, et c’est une étape politique importante. »
Pour démystifier les services de renseignement, le collectif a longuement travaillé sur la manière dont se présente son « call center ». Dans chaque cabine, de petits dépliants rappellent aux apprentis conseillers qu’ils vont parler à des êtres humains, et que l’écoute est importante. « N’utilisez pas du vocabulaire de télémarketing », explique le document, qui liste des « éléments de langage » et des questions type, comme « avez-vous déjà entendu parler d’Intelexit ? ».
Au Royaume-Uni, les agents du GCHQ répondent plus probablement « oui » à cette question. Après la campagne d’affichage à proximité de ses installations, le tout-puissant bras droit de la NSA américaine s’est fendu d’une réponse officielle – chose rare –, expliquant que le service de renseignements disposait de son propre service interne pour accueillir les employés se sentant mal à l’aise avec leur travail.
« Un jeu qui n’en est pas un »
« Il y a une forme de jeu, qui n’en est pas vraiment un, entre le GCHQ et nous, estime. M. Fisher. Ce que nous faisons, ce ne sont pas des farces téléphoniques, et nous savons que, souvent, les appels sont enregistrés par les services. Quand vous appelez, l’agent au bout du fil ne sait pas qui vous êtes, mais vous ne savez pas non plus qui il ou elle est. » Parmi les premiers appels passés par le collectif, certains n’ont pas abouti, d’autres ont débouché sur des discussions polies…
Pour établir sa liste de numéros de téléphone à appeler, Peng a procédé de manière simple, en collectant des numéros publiés sur Internet. Il a ainsi récupéré une poignée de numéros en France et au Canada, une centaine en Allemagne, plus d’un millier aux Etats-Unis. Le collectif croit-il vraiment que sa démarche aboutira à des départs ? « Nous ne cherchons pas à susciter des vocations de lanceurs d’alerte ni des défections, explique M. Fisher. Nous proposons simplement notre aide aux personnes qui voudraient partir. »
La démarche peut-elle fonctionner ? Peng assure avoir déjà reçu de nombreux témoignages d’agents secrets, qui ne souhaitent pas nécessairement quitter leur travail, mais qui expliquent se sentir prisonniers d’un système dans lequel ils ne se reconnaissent plus. Politique, la démarche est aussi artistique – le collectif a passé des semaines à créer le dispositif physique des cabines, du choix des téléphones jusqu’à la décision de placer les participants « à hauteur d’homme » pour signaler qu’ils parlent, au bout du fil, à un autre être humain.
« Bien sûr qu’il faut faire de la désobéissance civile »
« Le rôle de Peng, c’est de créer des contre-discours », explique M. Fisher. En Allemagne, le collectif est connu – il a déjà piégé le géant du pétrole Shell, pour protester contre la pollution des océans, ou s’est fait passer pour des représentants de Google pour présenter notamment « Google Hugs », une application fictive de recherche de câlins. Qui sont-ils ? « Je ne sais pas combien nous sommes, et si je le savais, je ne vous le dirais pas », dit M. Fisher – un pseudonyme, bien sûr.
Le principal coup d’éclat du collectif est un ensemble d’opérations mises en place depuis le début de la crise des réfugiés. Et notamment « pas de Noël pour Merkel », une fausse carte de vœux représentant la crèche, protégée par une barrière pour empêcher des réfugiés d’approcher, envoyée aux élus de la CDU après des déclarations de Mme Merkel favorables à l’expulsion de réfugiés, en 2014. Puis Peng a encouragé les touristes européens quittant le territoire de l’UE à ramener avec eux des réfugiés s’ils en rencontraient hors de l’espace Schengen. M. Schafer dit avoir été surpris par le succès de l’opération. « Soudain, nous avons été invités sur tous les plateaux de télévision, où l’on nous demandait s’il était bien raisonnable de faire de la désobéissance civile. Bien sûr qu’il faut faire de la désobéissance civile ! »
A mi-chemin entre la performance artistique, l’agit-prop et le mouvement de désobéissance civile, Peng et Intelexit ont d’ores et déjà reçu, ce 11 mars, la bénédiction de Julian Assange, le cofondateur de Wikileaks. « Ce qu’ils font est brillant, a commenté M. Assange, qui participait à un débat par visioconférence. Choisir de travailler pour les services de renseignement est un choix politique. »
En attendant – peut-être – de convaincre des agents des services de renseignement, Intelexit devrait en tout cas voir sa base de données de numéros de téléphone grossir au fur et à mesure que des sympathisants en découvrent de nouveaux. « Mais le plus important, c’est que des gens, au GCHQ ou ailleurs, commencent à en parler entre eux. Le projet vit de lui-même. »