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L’histoire secrète des «ratés» de la loi Travail

ENQUETE - La conception du projet de loi Travail a conjugué bricolage sur le contenu et précipitation sur la forme. Le tout sur fond de rivalités internes au gouvernement.

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Myriam El Khomri, la ministre du Travail.

Par Elsa Freyssenet, Leïla de Comarmond, Derek Perrotte

Publié le 16 mars 2016 à 17:55

C’est un échange entre François Hollande et Laurent Berger, vendredi 11 mars. Il a sans doute décidé de l’ampleur des reculs sur la loi Travail. « Si on bouge les curseurs, est-ce que cela ira ? », demande le chef de l’Etat au numéro un de la CFDT. Réponse immédiate : « Les barèmes aux prud’hommes et les décisions unilatérales de l’employeur [dans les TPE-PME, NDLR], c’est inacceptable ; sur les licenciements économiques, il faut réécrire. »

Laurent Berger vient de répéter ce qu’il a déjà dit publiquement. Le président comprend qu’il bougera très difficilement. In fine, la CFDT a obtenu gain de cause sur les deux premiers points et pas vraiment sur les licenciements . Mais sa fermeté a donné du fil à retordre à François Hollande et à Manuel Valls, qui cherchaient une voie de passage entre les exigences des syndicats réformistes et celles du Medef.

Les deux têtes de l’exécutif ont passé le week-end à tenter de hiérarchiser les demandes : qui peut céder quoi ? « Ce n’est pas une discussion point par point, c’est une négociation globale », ont-ils fait savoir. Ils ont géré cela en tandem, « en liaison constante avec les syndicats réformistes et le Medef », souligne leur entourage.

L'article 30 bis

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Lundi 14 mars, dès 8 heures, ultime réunion avec Myriam El Khomri, Emmanuel Macron et Michel Sapin. En fin de matinée, peu avant la présentation officielle du nouveau texte, Manuel Valls annonce par téléphone les arbitrages aux leaders patronaux et syndicaux. Le patronat a obtenu de conserver la définition du licenciement économique (seule mesure restante des demandes de la CGPME) et le périmètre France pour déterminer la légitimité d’un plan social ; elle devra s’accommoder du contrôle du juge, concession faite à la CFDT.

Même s’il n’était pas le seul passage litigieux, cet article – le 30 bis – aura concentré de bout en bout l’attention de l’exécutif et les tiraillements entre un Emmanuel Macron qui « pousse beaucoup » et une Myriam El Khomri très réticente. La place prééminente faite aux accords d’entreprise, demandée de longue date par le patronat, voulue aussi par la CFDT mais critiquée par la CGT, FO et une partie du PS, a été conservée.

« Il y a eu des ratés, je les assume »

La CFDT approuve et le Medef se dit « déçu » , mais proteste mollement. Plus que jamais, tout s’est joué dans un « triumvirat Varenne, Belleville, Bosquet », déplorent l’UPA et la CGPME. Cette dernière est ulcérée. On commencera à voir ce jeudi si ce « nouveau départ » de la loi Travail, dixit Manuel Valls, et l’extension de la garantie jeunes feront retomber la pression dans la rue alors que l’Unef, la CGT, FO et Sud appellent encore au retrait du texte.

Mais une chose est certaine : l’exécutif aurait pu s’éviter un mois de crise s’il avait commencé par davantage de concertation. « Il y a eu des ratés, je les assume », a déclaré Manuel Valls lundi soir sur France 2. La conception de ce projet de loi a de fait conjugué bricolage sur le contenu et précipitation sur la forme. Le tout sur fond de rivalités internes au gouvernement.

Berger alerte en vain Matignon

Il a beaucoup été dit qu’en court-circuitant la CFDT, l’Elysée et Matignon n’avaient pas pu être alertés d’un casus belli à venir. Ce n’est pas exact : les alertes ont eu lieu. Mais l’exécutif n’en a pas tenu compte. « Vous avez conscience que si on y va, on est sur un sujet CPE ? » s’est inquiété un négociateur patronal auprès des conseillers de Matignon quelques jours avant la divulgation du texte initial. « On le sait, mais il faut avancer et on va avancer », s’était-il entendu répondre.

Le vendredi 12 février, plusieurs organisations patronales et syndicales sont conviées rue de Grenelle pour prendre connaissance du projet de loi. Elles peuvent le lire mais pas l’emporter : « On a passé deux heures à recopier frénétiquement les articles dans nos cahiers », raconte un négociateur. Tout y est, y compris le barème prud’homal, mais pas l’article 30 bis sur les licenciements économiques. Tous savent néanmoins que quelque chose se prépare sur le sujet. Sauf la CGT qui, contrairement à la tradition, a refusé de se rendre au rendez-vous, et la CGPME conviée… une semaine plus tard après deux lapins posés par le ministère. Laurent Berger, lui, est furieux. Et il le fait savoir dans le week-end à Aurélien Rousseau, le directeur de cabinet adjoint de Manuel Valls – « C’est n’importe quoi ! ».

« Opération gloubi-boulga »

L’entreprise était compliquée dès le départ. Lorsqu’au début de l’année, l’Elysée et Matignon ont décidé de priver le ministre de l’Economie d’une loi Macron 2 pour la fusionner avec celle de Myriam El Khomri. Rassembler des mesures d’assouplissement du marché du travail et la création de nouveaux droits pour les salariés à travers le compte personnel d’activité (CPA), ce pouvait être une synthèse chère à François Hollande. La CFDT y voit elle une « opération gloubi-boulga ». D’autant qu’Emmanuel Macron fait un intense lobbying public.

François Hollande, soucieux de garder ce ministre populaire, y est sensible. Manuel Valls aussi, pour d’autres raisons : il veut récupérer le costume de réformateur que son cadet est en train de lui piquer. Et puis, mi-février, Manuel Valls veut reprendre la main : la révision constitutionnelle sur la déchéance de nationalité s’embourbe au Sénat et le remaniement qui a repêché Jean-Marc Ayrault et fait entrer des écologistes au gouvernement lui a déplu. « Il fallait sortir du néant », confie un de ses proches.

Pour un homme qui appelle de ses vœux la « clarification » entre deux gauches « irréconciliables », opter pour des mesures radicales n’a rien d’étonnant. Mais, de la part du président – qui a rendu tous les arbitrages sur le texte initial –, de tels choix ont surpris jusqu’à ses fidèles. N’a-t-il pas besoin de rassembler la gauche pour 2017 ? N’a-t-il pas fait du dialogue social un marqueur du quinquennat ? Il aurait effectivement préféré que les partenaires sociaux s’emparent du sujet. En vain : ils anticipent un échec et sont déjà traumatisés par celui de la négociation sur le dialogue social de début 2015.

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« La théorie du vélo »

Or cela fait un moment que François Hollande est convaincu qu’il faut « plus de souplesse » au marché du travail et qu’il cherche à relancer l’emploi en rassurant les chefs d’entreprise – c’était déjà le sens du pacte de responsabilité et de la loi Macron. Cette conviction a rencontré des impératifs. Il se sait sous surveillance de Bruxelles et de Berlin quant aux réformes – « On coche une case », plaisante-t-il parfois.

Et puis, il veut être « le président des réformes », celui qui aura montré qu’il a tout essayé contre le chômage. Qu’importe si les mesures n’ont plus le temps de produire d’effet d’ici à 2017, c’est ce qu’un dirigeant de la majorité appelle « la théorie du vélo » : « Si on ne pédale pas, on tombe. » Tant mieux si cela coupe l’herbe sous les pieds de la droite. Tant pis si une partie du PS grogne. « Ils ont cru que Berger suivrait et que l’opposition se limiterait aux frondeurs », soupire une hiérarque socialiste. Les sondages font alors apparaître une évolution de l’électorat de gauche en faveur d’une réforme ; ils ont été pris un peu trop à la lettre.

L’interview aux « Echos » et le 49-3

Optimisme sur le fond et faux pas sur la forme… La publication d’une version ancienne du texte, dans « Le Parisien » du 17 février va tout précipiter. Il y manque l’article 30 bis qui sera arbitré le jour-même en urgence dans un sens récusé par Myriam El Khomri et rendu public via « Les Echos » . C’est déjà explosif, mais ce n’est pas fini.

La ministre du Travail propose à notre journal une interview en fin d’après-midi pour défendre le projet de loi. Interrogée sur l’usage éventuel de l’article 49-3 pour une adoption sans vote des députés, elle réfute : « Je veux convaincre les parlementaires et je ne pars pas avec en tête l’idée de recourir au 49-3. » L’entretien lui est renvoyé – c’est l’usage – pour relecture à 18 h 48, mais il doit aussi être revu, pour un sujet aussi important, par Matignon et l’Elysée.

Les délais avant le bouclage sont serrés. Le Premier ministre a trouvé certaines réponses « trop défensives » et a corrigé le passage sur le 49-3 : « Nous prendrons nos responsabilités », a-t-il écrit. Sa version arrive à 20 h 18, trois minutes en retard sur l’horaire habituel d’envoi des pages à l’imprimerie ; elle est intégrée in extremis .

Quand celle du président suit, à 20 h 48, c’est trop tard : les rotatives tournent déjà. Au contraire de son Premier ministre, il voulait rassurer les parlementaires : « Le débat aura lieu. » Il devra le faire quelques jours plus tard et cela sonnera comme un recadrage de Manuel Valls. François Hollande est, dixit son entourage, très mécontent contre son Premier ministre, contre Myriam El Khomri et contre « Les Echos ». « Agiter le 49-3, c’est dire d’emblée que le texte n’est pas votable par la majorité ! » s’alarme un pilier du gouvernement. Mais le coup est parti et la contestation ne se limitera ni à la forme ni aux frondeurs du PS.

Le PS entre en fission

Pressentant la tempête, le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, déclare dès le lendemain, le 18 février, qu’il aurait « du mal à voter le texte en l’état » . Les députés PS ont découvert les mesures dans la presse – y compris le rapporteur pressenti, Christophe Sirugue – et même les plus légitimistes sont mécontents. Martine Aubry bascule officiellement dans l’opposition : « Trop, c’est trop ! » Le PS entre en fission. L’ex-ministre Benoît Hamon active ses réseaux dans la jeunesse, mais cela ne suffit pas à expliquer l’ampleur des réactions. A tel point que la fille d’un conseiller de la ministre du Travail se joindra aux manifestants.

Il y a eu dans la révolte d’une partie de la gauche, et notamment à la CFDT, un phénomène d’accumulation que Laurent Berger a reconnu : la déchéance de nationalité est passée par là. La base gronde. Sur le web, la pétition « Loi Travail : non, merci ! » affole les compteurs, enregistrant jusqu’à 100.000 signatures par jour (elle a dépassé le million). Le leader de la CFDT est en déplacement à La Réunion – c’est de là qu’il juge le projet « très déséquilibré ».

Gattaz menace par SMS

François Hollande, lui, s’envole pour la Polynésie et l’Amérique latine. Et Valls fait donc du Valls : sur RTL, il promet d’aller « jusqu’au bout » et, à des journalistes du « Monde », il confie sous forme de défi au chef de l’Etat : « Il faut que tout le monde assume. » Des proches de François Hollande y voient une provocation, voire une stratégie délibérée pour être congédié et préparer l’avenir.

Quand le président rentre à Paris le 28 février, c’est finalement un report du texte qui est décidé. Les étudiants sont entrés dans la danse avec l’Unef et le MJS, et François Hollande craint plus que toute leur mobilisation. Les deux semaines qui suivent servent à rattraper les syndicats réformistes et à prendre contact avec la Fage (syndicat étudiant proche de la CFDT). Non sans tensions. Le 9 mars, jour de mobilisation, le président du Medef, Pierre Gattaz, envoie des SMS menaçants à son homologue de la CGC, Carole Couvert, dont il juge l’attitude « incompréhensible et nuisible ».

L’exécutif a désormais l’œil rivé sur les mobilisations à venir. Si elles marquent le pas, il aura réussi l’atterrissage. Mais les pilotes sont esquintés.

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