Psychiatrie

Jacqueline Sauvage : dans l'enfer de la dissociation

Condamnée à dix ans de prison pour avoir tué son mari violent avec un fusil de chasse puis finalement partiellement graciée, on dit d'elle qu'elle a vécu quarante-sept ans d'enfer. Pour les victimes de violences familiales, cet enfer porte un nom : la dissociation psychique.

CERVEAU & PSYCHO N° 76

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Elle aurait vécu quarante-sept ans d'enfer. C'est ainsi que la presse a présenté le cas de Jacqueline Sauvage, condamnée en appel à dix ans de prison pour avoir tué son mari violent avec un fusil de chasse. Dans les jours qui suivent, plus de 400 000 personnes signent une pétition réclamant sa libération. Aux yeux de tous, il semble acquis que cette femme a agi en état de légitime défense. Le passé cauchemardesque de sa famille est évoqué : tout au long de ces années, les trois filles du couple auraient été sexuellement agressées par leur père. Au cours de sa garde à vue en septembre, la prévenue apprendra le suicide de son fils. Jacqueline Sauvage aurait donc tué pour survivre, en état de légitime défense, et pour protéger ses enfants. Un geste désespéré qui lui vaudra la compassion populaire, suivie d'une grâce présidentielle partielle, le 31 janvier. Sa peine sera ramenée de dix ans à deux ans et demi de réclusion, ce qui lui permettra de demander sans attendre une libération conditionnelle.

L'enfer, mais lequel ? Il va falloir s'éloigner des raisonnements simples pour en entrevoir les flammes. Car dès lors qu'on examine les faits relatifs à cette affaire, c'est surtout une grande incohérence qui semble y régner. Ainsi, le 10 septembre 2012 au matin, Jacqueline Sauvage déclare avoir pris des « calmants » pour faire la sieste. Son mari l'aurait brutalement sortie du lit pour qu'elle prépare le repas. Il l'aurait menacée, frappée et lui aurait arraché la chaîne qu'elle portait autour du cou. Cependant, l'examen médico-légal ne relève qu'une plaie à la lèvre et l'analyse toxicologique aucune trace de psychotrope. Elle change de version sur la manière de charger le fusil, et affirme avoir tiré à 16 heures alors que des témoins ont entendu les tirs vers 19 heures. Dans ces circonstances, la justice, par deux fois, ne retient pas la légitime défense qui ne s'applique que si la riposte est concomitante et proportionnée.

Incohérences, donc, et qui ne font que commencer. Car sur la question des violences répétées et des agressions sexuelles dévoilées par ses filles, aucune plainte n'aurait été déposée. Une main courante, déposée à la suite d'un viol par inceste, n'aurait pas été retrouvée. Les déclarations des témoins sont contradictoires, certains affirmant que le mari, alcoolique, aurait un caractère violent et injurieux, d'autres que la condamnée est autoritaire. Personne n'aurait été témoin de violences ou de traces de violences. Son fils Pascal se serait suicidé pour échapper à l'emprise de sa mère. Jacqueline Sauvage et ses filles expliquent qu'elles n'ont jamais porté plainte par peur des représailles. Deux jurys n'ont pas été convaincus par manque d'éléments matériels probants et en raison de témoignages divergents.

La dynamique des enfers domestiques

Alors, Jacqueline Sauvage tord-elle la réalité ? A-t-elle prémédité le meurtre, sans exploiter les autres recours à sa disposition, sans même se plaindre à quiconque ou demander de l'aide ? Ou bien était-elle incapable de le faire à cause d'une désorganisation psychique dont il resterait à identifier les ressorts ? Impossible de répondre à cette question, bien sûr, sans avoir examiné l'intéressé ni eu accès à son dossier. Toutefois, les recherches scientifiques ont largement exploré la dynamique des enfers domestiques. Elles mettent en évidence les difficultés psychologiques profondes que rencontrent les personnes ayant subi des violences répétées, quel que soit leur âge ou leur sexe. Les plus affectées sont celles qui ont été maltraitées dans l'enfance : 10 % des enfants dans les pays à hauts revenus ; 4 millions de victimes d'inceste en France selon un sondage AIVI-Harris Interactive en 2015 ; au-delà de l'enfance, 20 % des femmes et 8 % des hommes sont victimes de violences sexuelles. Et les enfants maltraités risquent de devenir des adultes violents ou qui se mettront fréquemment en situation d'être maltraités. Le passé de Jacqueline Sauvage ne manque pas d'attirer l'attention. Elle est l'unique survivante d'une famille de huit enfants, et sa mère aurait été victime de violences conjugales.

Fragments de personnalité

Les violences répétées, qu'elles soient physiques, sexuelles ou psychologiques dont le modèle est l'emprise psychologique qui transforme un sujet en chose soumise, perturbent la structuration identitaire et narcissique de ceux qui les subissent. Ces personnes présentent à la fois de grandes difficultés à gérer leurs émotions (elles sont coléreuses et impulsives) et un manque total de confiance en soi comme en toute forme d'aide possible – notamment de la part des autorités judiciaires, du personnel soignant et des travailleurs sociaux chez qui elles déclenchent souvent des réactions de rejet. Les violences répétées augmentent le risque de présenter toutes sortes de maladies somatiques, un fait solidement démontré notamment par le psychiatre Vincent Felitti, directeur du Centre de médecine préventive de Californie à San Diego, et par l'OMS.

La plupart des personnes victimes de violences répétées présentent des phénomènes de déconnexion psychique regroupés sous le terme de dissociation. Il s'agit d'une réaction neurobiologique visible en imagerie médicale, décrite par le psychiatre Pierre Janet dès le début du xxe siècle. Lorsqu'une personne subit un ou de nombreux événements traumatiques, l'hyperstimulation des amygdales cérébrales situées dans le cerveau émotionnel, enclenche une réaction neurobiologique qui déconnecte le cerveau émotionnel du cortex cérébral, la partie de leur cerveau qui permet d'analyser et contextualiser les événements. Ces troubles dissociatifs, dont le prototype est la réaction du lapin immobile dans les phares d'une automobile, entraînent toutes sortes de comportements paradoxaux dont le point commun est de provoquer une anesthésie émotionnelle : le sujet se coupe de ses propres émotions, devenues impossibles à affronter et à endurer. Ces comportements sont mal compris des proches, des personnels de santé et des autorités judiciaires. Ils nous semblent aussi incohérents et absurdes que celui du lapin qui reste figé devant la voiture au lieu de s'enfuir. Conduites addictives, autoagressives (tentatives de suicides, automutilations), comportements de mise en danger (prise de risque sur la route), de sexe risqué, troubles des conduites alimentaires (anorexie, boulimie, vomissements provoqués), jeux d'argent, achats compulsifs, participations actives à des mouvements violents, sataniques, sectaires, actes violents ou délinquants récidivants… La liste est longue.

Dans l'ensemble, les victimes ont tendance à répéter ou à subir les situations traumatiques antérieures et à présenter des comportements « dissociants » qui leur permettent d'obtenir une anesthésie psychologique lorsqu'elles sont débordées par des émotions trop violentes. Les défenseurs de Mme Sauvage ont joué cette carte, parfois de façon abusive, sans être entendus par deux jurys qui l'ont condamnée à une lourde peine.

Que s'est-il passé dans la tête de cette femme devenue en quelques semaines le centre de l'attention ? Nul ne saurait le dire. Mais l'incapacité à appeler à l'aide, signe caractéristique de dissociation, la répétition des schémas de victimisation et les passages à l'acte violent nous montrent simplement que les notions habituelles de légitime défense – un réflexe de survie – ou de préméditation – signe de rationalité – sont peut-être tout aussi éloignées l'un que l'autre de la vérité.

Ce cas médiatique n'est que la partie émergée d'un iceberg de souffrance qui frappe dans l'huis clos des familles à travers toute la société. Les violences familiales restent difficiles à dénoncer. Pour cela, il faut des professionnels mieux formés. Sans doute aussi une loi mieux écrite – sans précipitation. Car les maltraitances faites aux enfants font le lit de nombreuses maladies somatiques et psychologiques et perpétuent la violence familiale dans une dynamique transgénérationnelle.

Jacqueline Sauvage : dans l'enfer de la dissociation

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Gérard Lopez

Gérard Lopez est psychiatre et directeur médical de l'Institut de victimologie, à Paris.

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Références

I. Saillot, Dissociation et mémoire traumatique, « Petit historique de la dissociation », Paris, Dunod, 2 012

V.J. Felitti et al., Relashionship of childhood abuse and household dysfunction to many of leading causes of death in adults : the Adverse Childhood Experiences (ACE) Study, Am. J. Prevent. Med., vol. 14, pp. 245-258, 1 998.

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