Et si le mur le plus haut n’était pas celui qu’on croit ? Et si la frontière la plus structurante au sein des personnes exerçant une activité professionnelle se situait moins entre les CDD et les CDI, ou même entre les salariés et les travailleurs indépendants, mais de plus en plus entre ceux qui choisissent et ceux qui subissent ? Entre ceux qui ont prise sur la place et la nature du travail dans leur vie, et ceux qui n’ont pas le choix. Quel que soit leur statut, en quelque sorte, même si personne ne rêve d’être en intérim ou à temps partiel fractionné.
Et si la plupart de ceux qui n'en ont pas préféreraient disposer d'un CDI, qui reste, dans la France du XXIe comme dans celle du XXe siècle, LE sésame - pour louer un logement, contracter un prêt et, plus largement, se projeter dans l'avenir -, il serait hâtif de fantasmer comme enviable le sort de tous ces «insiders» en contrat à durée indéterminée. Le CDI, s'il apporte de la sécurité, n'est pas un bouclier contre les souffrances au travail, qu'elles soient liées au manque de reconnaissance, de perspectives, de sens, de projet collectif ou tout simplement d'intérêt pour un emploi contraint ou d'appétit pour des formes d'organisation de plus en plus infantilisantes. Sans cela, la France et ses 90 % de salariés dans la population en emploi, dont 87 % sont en CDI, ne serait pas dans un tel état.
Il convient aussi, alors que certains libéraux n’hésitent pas à glorifier le refrain du travailler plus, encore plus et toujours plus, de rappeler que si certains artisans-commerçants, travailleurs indépendants, chefs d’entreprise, cadres supérieurs ou autres professions libérales peuvent faire «deux fois 35 heures» par semaine, cette aliénation n’est acceptable que par ceux qui l’ont choisie en la jugeant justifiée à l’aune de leur rémunération et/ou de leur passion professionnelle. Mais cette antienne ne peut être un projet de société quand, dans certains métiers - par exemple visser des boulons ou fabriquer des pneus -, certaines heures semblent durer des plombes. Alors que dans un métier ou dans un cadre qu’on a choisi, soixante minutes passent plus souvent en un clin d’œil.
Limiter le débat à la question du salariat conduit par ailleurs à laisser de côté les nouveaux travailleurs de l’économie dite collaborative ou du partage, dont on peut parier qu’ils continueront à être de plus en plus nombreux. Cette réalité oblige à imaginer d’autres cadres pour concilier autonomie et sécurisation professionnelles, mais aussi à définir de nouvelles formes de gouvernance. Sans imaginer qu’un claquement de doigts suffise à faire du travail un facteur d’émancipation et d’accomplissement pour chacun (l’a-t-il jamais été massivement ?), il y a quelque chose d’une lapalissade à dire qu’une société ne peut se développer de façon vertueuse si la souffrance de ses travailleurs, fussent-ils en CDI, en est le prix quotidien. Ou si, faute de statuts pertinents, les travailleurs non salariés ou précaires - ces derniers l’étant de plus en plus - se retrouvent structurellement insécurisés et donc marginalisés.
Rien, si ce n’est le manque de volonté et d’imagination politiques, ne nous condamne à ce que le déclassement et la précarisation soient consubstantiels à notre modernité. Le travail, quel travail ? La sécurité, quelle sécurité ? Le revenu, quel revenu ? Ces questions devront être au cœur de la présidentielle. Le débat croissant autour de ce qu’on appelle le revenu de base, universel, inconditionnel ou d’existence est en plein dans le mille. Celui, moins en vogue, sur le partage du travail, n’est pas non plus à balayer. Il y a en tout cas urgence à créer pour chacun les conditions de choisir le statut le mieux adapté à son activité. Sans devoir viser un CDI à tout prix. Cela nécessite d’innover, pas de libéraliser.