Les grands champions sont d’éternels insatisfaits. Si l’on s’en tient à ce simple critère, Novak Djokovic est un immense champion. Le Serbe, numéro 1 mondial de tennis, vient de remporter, dimanche, le tournoi d’Indian Wells. En finale, il a croqué le colosse canadien (1,96 m pour 90 kg), Milos Raonic, comme il avale ses tartines sans gluten au petit déjeuner. Avec gourmandise et facilité, en 1 h 17 de jeu (6-2, 6-0), l’affaire était pliée sous le soleil californien. Une habitude : depuis qu’il suit son régime protéique, le Serbe de 28 ans enchaîne les succès. Mais « Djoko » n’est pas totalement heureux.
Il aurait pourtant de quoi l’être. Maître incontesté des courts, il a remporté trois des quatre tournois du Grand Chelem en 2015 – Open d’Australie, Wimbledon et US Open. L’année dernière, seule la terre battue de Roland Garros lui a résisté, le bermuda bariolé du Suisse Stanislas Wawrinka l’ayant peut-être déconcentré en finale. Bilan : 83 victoires pour 6 défaites. Conséquence sonnante et trébuchante : 21,59 millions de dollars gagnés sur les courts, soit 20 millions d’euros. Depuis le début de sa carrière, il n’est pas loin des 100 millions de dollars empochés sur le circuit, un record qu’il dispute au Suisse Roger Federer. Oui, mais voilà, Novak Djokovic pense qu’il devrait gagner encore plus d’argent. Et cela le turlupine.
« Plus de spectateurs pour les matchs masculins »
« Les statistiques montrent qu’il y a plus de spectateurs pour les matchs de tennis masculins. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles nous devrions gagner plus », a-t-il déclaré dimanche alors que sa victoire à Indian Wells lui a tout de même rapporté la bagatelle de 1 028 300 dollars. En Californie, comme dans les grands tournois, les hommes et les femmes perçoivent les mêmes primes. La Biélorusse Viktoria Azarenka, qui a battu en finale l’Américaine et numéro 1 mondiale Serena Williams (6-4, 6-4) au terme de 1 h 28 min de jeu, a donc touché un pactole identique à celui de Djokovic.
On sent bien que le Serbe n’ose pas crier trop fort à l’injustice contre cette égalité des primes, mais bon, il en aurait des choses à dire, c’est sûr. Alors quand on lui tend une perche et un micro, il les saisit. C’est ce qu’il s’est passé dimanche, lorsque les journalistes lui ont demandé une réaction sur les propos du directeur du tournoi d’Indian Wells, Raymond Moore. Quelques instants plus tôt, M. Moore venait de déclarer en conférence de presse : « Si j’étais une joueuse, je me mettrais à genoux chaque soir pour remercier Dieu d’avoir donné naissance à Roger Federer et “Rafa” Nadal, parce qu’ils ont porté ce sport. Vraiment. » Et d’ajouter, à propos des membres de la World Tennis Association (WTA), l’association qui organise les tournois professionnels féminins : « Ils ne font que profiter du succès des hommes. » Des déclarations qui ont fait polémique malgré les excuses de l’auteur, quelques heures plus tard.
Sentant qu’il jouait sur une surface sensible, Djokovic a voulu éviter tout faux rebond et l’a jouée en amortie, déclarant que ces propos n’étaient « pas politiquement corrects ». Puis, en artiste du contre-pied, il a affirmé que les « joueuses [s’étaient] battues pour ce qu’elles méritaient et elles l’[avaient] obtenu », tout en ajoutant que l’ATP, l’équivalent masculin de la WTA, « devrait se battre pour [obtenir] plus ». Résumons : l’égalité salariale, c’est bien, mais si les hommes pouvaient gagner encore un peu plus que les femmes, ce serait mieux.
Logique arithmétique
Le sujet du bien-fondé de l’égalité des primes n’est pas nouveau. A l’été 2012, en marge du tournoi de Wimbledon, le Français Gilles Simon avait tenu ce discours :
« J’ai le sentiment qu’en ce moment le tennis masculin est plus intéressant que le tennis féminin. Comme dans tout business, on doit être payé en fonction de cela. La question, ce n’est pas les hommes ou les femmes, c’est de savoir si les gens viennent vous voir ou pas. » Il avait dénoncé au passage « la démagogie et la bien-pensance générales qui font qu’on ne peut pas aborder certains sujets ».
Au rang de ces « sujets », le joueur évoquait le fait qu’« en Grand Chelem les hommes passent deux fois plus de temps sur les courts que les femmes ». Il est incontestable que, lors des quatre tournois principaux de l’année, les hommes jouent en trois sets gagnants, contre deux pour les femmes. A l’arrivée, le vainqueur masculin a donc souvent plus sué sur les courts pour empocher la même somme. Mais attention toutefois à cet argument purement arithmétique. Car, au nom de cette « logique », ne faudrait-il pas baisser sensiblement les primes de Novak Djokovic ? Ultra dominant, le Serbe, qui a pris l’ascendant sur Raonic en 1 h 17 à Indian Wells, devrait-il toucher autant que Viktoria Azarenka, qui a passé onze minutes de plus sur le court lors de sa finale face à Serena Williams ?
L’argument du tennis masculin qui offrirait un spectacle « plus intéressant » que chez les femmes pourrait également se retourner contre le Serbe. A force de rosser ses adversaires – il en est à 22 victoires pour 1 défaite depuis le début d’année –, « Djoko » n’est-il pas en train de tuer tout suspense, un ingrédient pourtant essentiel du spectacle sportif ?
Le tennis est l’un des sports qui répartissent le mieux l’argent entre les hommes et les femmes. En juin 2015, le magazine Forbes, spécialiste des comparaisons de gros portefeuilles, a classé les sportifs les mieux payés. Les deux seules femmes de ce top 100 mondial (!) étaient des joueuses de tennis. Avec 24,6 millions de dollars de gains annuels, l’Américaine Serena Williams arrivait en 47e position. Mieux, avec 29,7 millions de dollars, la Russe Maria Sharapova – depuis prise par la patrouille pour consommation de meldonium – occupait le 26e rang.
Des revenus publicitaires en faveur des hommes
Mais que Novak Djokovic et Gilles Simon se rassurent, l’égalité parfaite est encore loin. Bien devant Williams et Sharapova, le Suisse Roger Federer figurait ainsi en 5e position de ce classement de Forbes, avec 67 millions de dollars, dont « seulement » 9 millions perçus pour ses résultats sur les courts. Car, outre les primes de match, il ne faut pas oublier que l’essentiel des revenus des stars du tennis proviennent des contrats publicitaires, un domaine où Federer domine encore Djokovic. Or, dans le tennis comme dans les autres sports, les sponsors sont généralement plus généreux avec les hommes qu’avec les femmes.
D’une manière générale, usons de la litote, les joueuses et les joueurs de l’élite mondiale du tennis n’ont pas de difficultés de revenus, eux dont les gains s’élèvent souvent à sept chiffres à la fin de l’année. Au royaume de l’opulence, il est possible de se féliciter que les joueuses arrivent à vivre de leur métier (presque) aussi bien que leurs homologues masculins.
Finalement, si la sortie de Djokovic peut apparaître indécente, ce n’est pas tant à l’égard des femmes que des joueurs et des joueuses qui luttent chaque année, pour ne pas sortir du top 100 ou du top 150 mondial. Car le tennis reste un sport très inégalitaire, où les différences les plus criantes ne sont pas fondées sur le sexe. Les professionnels qui n’appartiennent pas au gratin mondial connaissent la difficulté d’essayer de vivre de leur sport. A Indian Wells, la prime de participation au premier tour de qualification était de 1 825 dollars. Soit 563 fois moins que la prime de victoire de Novak Djokovic.
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