Analyse

La Belgique aimerait résister à la tentation de l’état d’urgence

Attentats de Bruxellesdossier
Dans un pays au débat public plus pondéré qu’en France, les autorités préfèrent rester dans le domaine du droit ordinaire, jusqu’à un certain point.
par Jean Quatremer, Correspondant à Bruxelles
publié le 23 mars 2016 à 20h31

Au soir des attentats les plus meurtriers qu'ait connu la Belgique, nulle déclaration martiale déclarant la guerre à l'Etat islamique, nul coup de menton pour proclamer l'état d'urgence ou la «fermeture des frontières», comme l'a fait François Hollande le 13 novembre dernier, alors que Paris était encore ravagé par les tirs des terroristes. Le petit royaume de 11 millions d'habitants a, au contraire, choisi la retenue : «Dans ce moment noir pour notre pays, je veux appeler chacun à faire preuve de calme, mais aussi de solidarité. Nous devons faire face à cette épreuve en étant unis, solidaires, rassemblés», a déclaré Charles Michel, le Premier ministre belge (libéral francophone), évoquant, avec émotion, «des vies fauchées par la barbarie la plus extrême». «Face à la menace, nous continuerons à répondre ensemble avec fermeté, avec calme et dignité», a pour sa part déclaré le chef de l'Etat, le roi Philippe, dans une brève adresse au pays : «Gardons confiance en nous-même. Cette confiance est notre force.» Même les nationalistes flamands de la N-VA, actuellement au pouvoir avec les démocrates-chrétiens néerlandophones et les libéraux francophones et pourtant habitués aux sorties sécuritaires et aux propos peu amènes à l'égard des musulmans, ont évité de déraper. «En Belgique, nous n'avons pas la même culture politique qu'en France, un pays où l'on aime les déclarations définitives et fracassantes», analyse la députée socialiste francophone Özlem Özen.

Frénésie. L'hymne national belge, la Brabançonne ne se termine-t-il pas par ces mots : «le Roi, la loi, la liberté» ? «Nous n'avons pas eu de dérive sécuritaire à la française», se réjouit Manuel Lambert, conseiller juridique de la Ligue des droits de l'homme : «Charles Michel, depuis le début de la vague d'attentats, a répété que la Belgique agirait dans le cadre de l'Etat de droit et qu'il n'était pas question d'adopter un état d'urgence à la française.» De fait, il n'existe aucune loi équivalente dans le droit belge. Interrogé hier matin sur la RTBF, Jan Jambon, le ministre de l'Intérieur, pourtant membre de la N-VA, a écarté l'instauration de «pouvoirs spéciaux» qui permettraient à l'exécutif de statuer sans passer par le Parlement : «Ce n'est pas dans la culture de notre démocratie. Je ne sais pas ce que ça rapporte. On a pris beaucoup de mesures […]. Je pense qu'on doit rester cool, vraiment maîtriser la situation et voir si on doit ajouter des mesures.» Bref, rien à voir avec la frénésie législative française depuis les attentats de Charlie Hebdo. Pour autant, «tout n'est pas rose en matière d'équilibre entre sécurité et liberté», tempère Manuel Lambert : «L'appareil répressif se développe depuis quelques années et on cherche, comme en France, à dépouiller le juge judiciaire, un juge indépendant, de ses prérogatives au profit du parquet, qui est soumis à l'autorité politique du ministre de la Justice.»

Dans le cadre de la réforme des codes belges, des mesures d'exception ont été adoptées sans guère de débats. Ainsi, depuis le 1er mars, les perquisitions peuvent avoir lieu vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sont désormais ordonnées par le parquet et non par un juge du siège. En outre, les écoutes téléphoniques obtenues illégalement seront toujours valides, et le jugement des terroristes relèvera non plus des cours d'assises mais des tribunaux correctionnels, qui pourront infliger jusqu'à quarante ans de prison… «Ce n'est pas une loi antiterroriste, mais la lutte contre le terrorisme imprègne la réforme du code pénal», constate Manuel Lambert.

Danger. D'autres mesures coincent devant le Parlement : «La détention préventive doit être confirmée par la chambre du Conseil [un juge, ndlr] tous les mois, ce qui oblige le juge d'instruction à faire avancer son dossier. Le gouvernement voudrait faire passer ce délai à deux mois, ce qui n'est pour l'instant pas passé», explique Özlem Özen. La prolongation de la garde-à-vue, en matière terroriste, de vingt-quatre à soixante-douze heures, qui nécessite une modification de la Constitution, est toujours dans les tuyaux. Tout comme le port d'un bracelet électronique par les personnes fichées par le renseignement… «Je préférerais, à tout prendre, qu'on ait un état d'urgence à la française, plutôt que de toucher au corps même de notre droit pénal, car cela menace l'Etat de droit et donc la situation de l'ensemble des citoyens», tranche Christophe Marchand, un avocat pénaliste qui défend des combattants revenus de Syrie ou d'Irak. «La situation est effrayante, ces jeunes ont subi un lavage de cerveau et beaucoup d'entre eux ont commis des crimes de guerre : il faut des mesures exceptionnelles, mais qui s'appliquent seulement à eux, car le risque est gigantesque», insiste ce ténor du barreau. Le danger, il en convient, est que l'état d'urgence devienne le droit commun, comme en France, où le gouvernement veut introduire dans le code pénal les principales mesures de cet état d'exception. «Même si les dérives sont pour l'instant limitées, rien n'est écrit pour l'avenir», met en garde Manuel Lambert. D'ailleurs, le gouvernement belge envisage bien de créer un niveau d'alerte 5 (contre 4 actuellement) afin d'instaurer une sorte d'état d'urgence «light» pour une période limitée, permettant d'interdire les rassemblements, d'instaurer un couvre-feu ou d'assigner administrativement à résidence des personnes fichées…

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