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Gaza. Une jeunesse à bout de souffle

Fuir Gaza.
Fuir Gaza. © Sébastien Leban
Par Aurélie Frescaline et Sébastien Leban

Tout plutôt que rester ! A n’importe quel prix, les jeunes n’ont qu’un rêve : quitter cette bande de terre devenue une prison à ciel ouvert. Certains y ont laissé leur vie, tués par les soldats israéliens ou exécutés à leur retour par le Hamas. Sans travail, sans perspectives, sans liberté, Mohammad, Mahjdi, Abed et Faïza racontent le désespoir de leurs 20 ans.

«Quand j’ai sauté la clôture, les portes de la vie se sont ouvertes. » Cet après-midi de février 2013, Mohammad, 18 ans, se tient au côté de son ami Mahjdi devant la barrière bardée de capteurs électroniques qui sépare Israël de la bande de Gaza. Un coup d’œil à droite, puis à gauche. Les deux jeunes hommes escaladent les 3 mètres de fils barbelés qui les séparent de l’autre monde puis se lancent dans une course effrénée vers l’inconnu. Quelques centaines de mètres plus loin, une horde de soldats israéliens met fin à leur vaine équipée. Mohammad est tabassé, menotté, les yeux bandés, avant d’être séparé de son ami et conduit dans la base de l’armée la plus proche. On lui colle un téléphone à l’oreille : « Bonjour Mohammad, ce sont les services secrets israéliens. Comment vas-tu ? » Il sera emprisonné neuf mois pour violation des frontières.

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La veille, après la prière du vendredi, une énième dispute avec son père avait fini de le convaincre qu’il était temps de partir : « Je me suis dit qu’à Gaza il n’y avait plus d’avenir. La situation est terrible. Il valait mieux aller là-bas. » Là-bas, c’est Israël. Mohammad pense y trouver du travail. Comme son père, avant que le blocus israélien ne lui interdise de franchir la frontière et ne transforme la bande de Gaza en prison à ciel ouvert ; 360 kilomètres carrés d’où l’on ne peut pas s’échapper. Ni par la mer ni par les airs, et encore moins par la terre. En riposte à l’accession au pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza en 2007, les autorités israéliennes imposent des restrictions drastiques au passage des vivres, des matériaux, des individus et à la fourniture d’électricité. Désormais, les Gazaouis ne sont plus autorisés à quitter le territoire, sauf pour les commerçants ou les urgences médicales. La vie quotidienne est rythmée par les coupures d’électricité, distribuée par zones, huit heures durant. Le reste du temps, le brouhaha des groupes électrogènes prend le relais dans les foyers les plus fortunés. Des quartiers entiers plongés dans le noir dès la tombée du jour et l’absence d’eau courante empoisonnent la vie des deux millions d’habitants. 

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Cheveux longs et noirs attachés par un foulard, regard souligné d’un trait de khôl, Mohammad s’installe dans la pièce principale de la maison familiale. Il ne tient pas en place. Sa nervosité teintée d’angoisse est palpable. Le jeune homme a 21 ans mais il en fait dix de plus. Il a grandi à Al-Maghazi, localité du centre de la bande de Gaza ankylosée par les trois guerres que la région a connues ces six dernières années. Troisième d’une fratrie de dix, il ne sait ni lire ni écrire. L’école n’a pas été un tremplin pour lui. Turbulent et provocateur, il se fait renvoyer de l’établissement à 12 ans et son père lui interdit de poursuivre son cursus. La famille vivote grâce à une allocation de 1 800 shekels (400 euros) que touche son père tous les trois mois et aux dettes laissées dans les épiceries du coin. En Israël, Mohammad espérait gagner entre 200 et 300 shekels (50 et 70 euros) par jour. Il aura finalement droit aux 400 shekels (93 euros) versés chaque mois en prison par l’Autorité palestinienne, pour se nourrir pendant les neuf mois de sa détention. 

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"Notre vie, c’est de la merde"

Lorsque Mohammad et Mahjdi arrivent à la prison israélienne d’Ofer, en Cisjordanie, ils revoient une dizaine de jeunes de 13 à 18 ans qui, comme eux, ont tenté de fuir Gaza pour trouver du travail. Cette expérience carcérale continue de les hanter. Mohammad raconte les interrogatoires musclés, les provocations, les insultes, les coups, l’isolement. Puis il se lève pour fermer la porte du salon, de peur que son père l’entende. « Mais notre vie, c’est de la merde. Je n’ai jamais eu d’argent de poche, même les vêtements que je porte sont à un ami. Mais je préfère rester sur ma terre et mourir ici, car maintenant on sait comment ça se passe, de l’autre côté. » Avant la prison, Mohammad vivait de petits boulots qui lui payaient ses cigarettes. Depuis son retour, plus rien. Et les deux amis sont brouillés. La guerre de l’été 2014 a fini de miner l’économie, jusque dans ses plus petites niches. En cinquante jours de conflit, 2 251 Palestiniens ont été tués, en majorité des civils, et 73 personnes côté israélien, pour la plupart des soldats. 

Un seul mot d'ordre pour cette jeunesse : fuir.
Un seul mot d'ordre pour cette jeunesse : fuir. © Sébastien Leban

Les jeunes qui passent illégalement en Israël sont systématiquement interrogés à leur retour et surveillés par les services de sécurité du Hamas. Mohammad n’y échappera pas. A sa libération, il est convoqué par la police militaire dès son arrivée au poste-frontière d’Erez et durement interrogé, à plusieurs reprises. « On s’est rendu compte que la plupart des individus faits prisonniers en Israël ont subi, de la part de l’Etat hébreu, un chantage pour collaborer, contre de l’argent, une fois rentrés à Gaza », explique Eyad Al-Bozom, le porte-parole du ministère de l’Intérieur. « Lorsque ces jeunes rentrent, nos services de sécurité les interrogent et les suivent pour savoir s’ils sont devenus des collaborateurs. Pour nous, toute personne qui essaie de passer les frontières devient suspecte. » Si les autorités démasquent un « collabo », il risque la peine de mort. En août 2014, les brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas, ont exécuté dix-huit « collabos », dont six sur la place publique après la prière du vendredi. Alors, évidemment, quand les jeunes du quartier, désireux de s’enfuir à leur tour, viennent voir Mohammad, il est catégorique : « Franchir la clôture, je le déconseille, car, ensuite, on est foutu, on se retrouve sur la liste noire des deux côtés. » Depuis sa tentative, il est sous surveillance. Au moment de poser pour une photo dans les ruelles qui entourent sa maison, il préfère ne pas s’attarder, car des « drones », surnom donné à ces jeunes qui surveillent les rues pour le compte du Hamas, pourraient signaler la présence d’étrangers en sa compagnie. « Tout ça parce que je voulais trouver un travail », soupire-t-il. 

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Selon un responsable de l’armée israélienne, depuis septembre 2014 et la fin de l’opération « Bordure protectrice », environ 300 jeunes ont tenté, comme Mohammad et Mahjdi, de rejoindre illégalement Israël dans l’espoir d’y trouver un travail. Un phénomène en constante augmentation que Tsahal assure « contenir avec succès ». De fait, les conditions de vie sont de plus en plus difficiles. Publié en mai 2015, le dernier rapport de la Banque mondiale sur la situation économique à Gaza indique un taux de chômage à 43 %, le plus élevé du monde. Ce chiffre atteint 60 % chez les jeunes. Le PIB n’a augmenté que de 2 % depuis 1994, alors que la population, elle, a explosé de 230 %. 

"Si un jour le blocus est levé, tous les jeunes fuiront !"

Tout au sud de la bande de Gaza, Abed, 20 ans, a lui aussi tenté de s’exfiltrer vers Israël. Il nous reçoit dans la maison familiale, aux murs noircis, entouré de sa mère et de son frère. Son récit est douloureux, mais il se déroule, comme souvent ici, entre deux plaisanteries. Sans cet humour, cette formidable pulsion vitale, on se dit que tout le monde deviendrait fou à Gaza. Abed a failli perdre la vie pendant sa « traversée ». Il a tenté sa chance à Rafah, à l’extrémité sud de la bande de Gaza, avec deux amis. Ils avaient prévu de se rendre directement chez des agriculteurs du côté israélien et de travailler pour eux. Car, depuis la fin de son contrat avec la municipalité de Rafah, le jeune homme n’a plus aucun revenu. « Je me suis dit : si je meurs, ma famille touchera de l’argent parce que je serai considéré comme un martyr ; si je suis fait prisonnier, je serai entretenu. Au pire, j’aurai tenté ma chance. » Le gouvernement du Hamas verse une pension de « compensation » pour les familles qui ont perdu un être cher en « martyr », c’est-à-dire tué par les forces israéliennes.

Le jour du départ, Abed salue une dernière fois son frère, qui ignore son projet fou. Devant les barbelés, le groupe d’amis se retrouve nez à nez avec des soldats israéliens qui les mettent en joue. Par réflexe, Abed prend ses jambes à son cou. Il reçoit une balle dans le bras mais accélère. Puis une seconde balle lui traverse un poumon. Sa respiration se bloque, il fait signe aux autres de l’abandonner. Ses deux comparses appellent une ambulance qui le transporte à l’hôpital. « Dans les couloirs, à demi-conscient, j’entends crier “Shahid ! Shahid !” [“martyr”] en arabe. Je suis persuadé que je vais mourir », se souvient Abed. Mais il est sauvé in extremis. Pourtant, il veut retenter l’expérience ; par l’Egypte, cette fois. « Dans cette région, avant la guerre, il y avait des agriculteurs, des éleveurs, les jeunes pouvaient trouver un travail… Mais la guerre a tout bloqué. Le jour où le Hamas a pris le pouvoir, tout a changé. Si un jour le blocus est levé, tous les jeunes fuiront ! Le désespoir est tel que la peur n’existe plus ; c’est pour ça qu’on ne craint plus de mourir. Cela revient à choisir entre mourir ici à petit feu ou rapidement en essayant de passer la frontière », conclut Abed.

Du toit de leur maison, on aperçoit le poste-frontière et, quelques mètres derrière, l’Egypte. Abed désigne le sol où trois morceaux de tôle abritent un trou béant : « Juste ici, il y avait un tunnel de contrebande dans lequel on faisait passer des marchandises depuis l’Egypte. Cela nous permettait de faire vivre la famille. Mais aujourd’hui, c’est terminé. » Dans cette partie de la bande de Gaza, il était presque courant d’avoir un tunnel dans son jardin. L’Egypte a entrepris de les détruire dès août 2012, quand seize soldats égyptiens ont été tués par des « djihadistes » infiltrés grâce à ces galeries souterraines. Environ 30 % des biens, des produits alimentaires, de l’essence, mais aussi des matériaux de construction passaient dans ces tunnels, contournant ainsi le blocus imposé par Israël. Leur destruction a entraîné la disparition de plusieurs centaines d’emplois informels et la fermeture de commerces et de pompes à essence qui dépendaient de cet approvisionnement clandestin. 

"Si nous partons, nous laissons notre terre aux Israéliens"

Pour d’autres Gazaouis, il y a le rêve d’un séjour linguistique à l’étranger. A l’université Al-Aqsa, à Gaza, le département de langue française est l’unique oasis de mixité des sexes, et le désir de fuir est dans toutes les têtes. Cela est devenu un problème pour Ziad Medoukh, qui dirige le département : « Très souvent, les garçons qui obtiennent une bourse pour aller étudier en France ne reviennent pas, explique-t-il. Le consulat a donc arrêté ces bourses depuis environ trois ans. » L’homme, d’une cinquantaine d’années, détaille, dans un français parfait à peine teinté d’accent, comment la langue de Molière est devenue un atout, une clé pour un futur meilleur, ailleurs : « Les jeunes rêvent de quitter Gaza pour la France. Ils pensent que, là-bas, la liberté les attend. Hélas ils doivent y vivre cachés, sans travail ni argent et sans accès aux soins. » Lui se souvient de son séjour en France. C’était en 1997. Ce sentiment d’espoir et d’ouverture ressenti à l’époque, il avoue avoir lui aussi hésité, la veille de son départ de Paris, à revenir à Gaza : « Je comprends la démarche des jeunes aujourd’hui, mais je la trouve égoïste. » La situation est devenue tellement désespérée que c’est le règne du chacun pour soi. 

"Ils nous traitent comme des jouets, n’ont aucun respect"
"Ils nous traitent comme des jouets, n’ont aucun respect" © Sébastien Leban

Ce sont souvent les garçons qui partent sans revenir. La donne est différente pour les filles, contraintes par le poids des traditions et de la famille. Parmi les étudiantes, certaines tentent le contre-pied courageux : « Si nous partons, nous laissons notre terre aux Israéliens », lance une étudiante. En public, ce discours revient sans cesse. Mais, en privé, Faïza, 19 ans, confie son projet de partir au Canada. Elle attend un visa d’études et espère rejoindre sa sœur qui s’y est installée il y a quelques mois. Faïza se dit oppressée par le regard des gens, des hommes en particulier. « Ils nous traitent comme des jouets, n’ont aucun respect. » Près de 60 % des femmes palestiniennes subissent des violences physiques. Presque toutes ont eu à subir des insultes et des agressions verbales, rappelle Smaïn Laacher, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et spécialiste de la région. Ces violences sont en augmentation, avec quasiment aucun recours pour les femmes. D’ailleurs, sur place, on les voit raser les murs, le regard baissé, en rajustant leur voile. Une régression.

Pourtant, à Gaza, les réseaux sociaux constituent pour la jeunesse une échappatoire et un espace de liberté sans pareil. Même si l’accès à Internet reste limité, coupures, combats et charia obligent. Sur Facebook, rien ne distingue Faïza d’une jeune femme européenne. Elle y parle librement, expose ses convictions et s’affiche sans son hijab, une entorse aux règles religieuses dictées par le Hamas qui lui a valu des réflexions de ses professeurs. A Gaza, elle se sent « dans le brouillard », en décalage avec ses amies qui rêvent de se marier et de fonder une famille, alors qu’elle ne pense qu’à s’échapper et à éviter une prochaine guerre. Mais le visa reste coûteux pour la plupart des Gazaouis. Faïza a déjà obtenu le feu vert de l’université. Elle va devoir envoyer 240 dollars à l’ambassade du Canada à Tel-Aviv pour obtenir le précieux document. 

Pour ceux qui peuvent s’offrir le luxe de ne pas risquer leur vie, une agence de voyages gazaouie propose depuis peu l’obtention de visas touristiques Schengen en bonne et due forme pour les pays nordiques. Une fois sur place, le faux touriste fera une demande d’asile et ne remettra jamais les pieds à Gaza. Cette méthode légale est pourtant hors de portée pour la plupart des candidats à l’exil, car l’agence facture entre 3 000 et 5 000 dollars pour les démarches. La Suède, très prisée, a le plus fort taux de naturalisation de l’Union européenne. Pour un réfugié, quatre ans sur le territoire suffisent à obtenir le passeport suédois. Un an et demi après la fin de la dernière guerre, la situation politique et économique est au point mort dans la petite bande de terre. Les Gazaouis accordent de moins en moins de crédit au Hamas, et le gouvernement d’union avec le Fatah de Mahmoud Abbas n’est plus qu’un lointain souvenir. Dans le même temps, Daech gagne du terrain dans le Sinaï égyptien et menace plus que jamais cette région fragilisée. Faïza, elle, compte désormais les jours qui la séparent de sa nouvelle vie loin de Gaza, et lâche, harassée : « Ici, je suis à bout. » 

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