Arnaud Esquerre, un sociologue chez les extraterrestres (et inversement)

Hier les sectes, les restes humains, l'astrologie et aujourd'hui les extraterrestres… le sociologue Arnaud Esquerre, chargé de recherche au CNRS, collectionne les objets d'étude que d'ordinaire sa discipline juge insignifiants. Et leur donne droit de cité.

Par Juliette Cerf

Publié le 29 mars 2016 à 19h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h34

Le sociologue Arnaud Esquerre creuse un sillon original au sein de sa discipline. Ce chargé de recherche au CNRS, né en 1975, a d’abord consacré son doctorat aux sectes (La Manipulation mentale. Sociologie des sectes, 2009), puis s’est intéressé au rapport que le pouvoir entretient avec les restes humains (Les os, les cendres et l’Etat, 2011). Avec son directeur de thèse, Luc Boltanski, il a coécrit en 2014 un livre d’interventions sur l’extrême droite (Vers l'extrême. Extension des domaines de la droite) et prépare un essai sur les mutations du capitalisme. Il s’intéresse aussi à des objets méprisés, insignifiants, comme l’astrologie ou les récits d’événements extraterrestres, intriguant thème de son dernier ouvrage…

Comment un sociologue en vient-il à s’intéresser aux extraterrestres ?

En 2014, j’ai été invité par le Centre national d'études spatiales à participer à un séminaire sur les phénomènes aériens non identifiés (les PAN). Cela m’a passionné. Pour écrire le livre, j'ai travaillé sur les centaines de récits de témoins qui racontent avoir vu quelque chose de mystérieux dans le ciel. Ces témoignages sont recueillis depuis les années 1970 par la gendarmerie et par le GEIPAN (Groupe d'études et d'informations sur les phénomènes aérospatiaux non identifiés) qui fait remplir des questionnaires sur Internet, ces deux sources se recoupant parfois pour une même affaire. Il s’agit donc d’enquêtes scientifiques, aérospatiales, ou d’enquêtes militaires menées par des gendarmes, puisque ce qui est en jeu, potentiellement, c’est la sécurité du territoire. Ces récits sont publics et anonymes. On ne sait pas qui les énonce ; la seule manière de les étudier, c’est de les mettre en série pour voir s’il y a des récurrences de l’un à l’autre.

“Ce qui m'intéresse, c'est la façon dont on peut analyser le rapport au langage d’un point de vue sociologique, la question du récit, la façon dont on raconte une expérience que l’on a vécue.”

Qu'avez-vous constaté ?

Si les objets décrits diffèrent, les récits, eux, se ressemblent alors que les témoins ne se connaissent pas, n'habitent pas au même endroit. On constate une manière commune de vivre les choses et de raconter ce qui a été vécu. Ces événements surviennent dans le ciel, plutôt la nuit, alors que les gens ont des activités très routinières. Ils promènent leur chien, fument une cigarette sur un balcon et, tout à coup, leur attention est attirée par un phénomène inhabituel, souvent silencieux, fugace. Ce qui m'intéresse, c'est la façon dont on peut analyser le rapport au langage d’un point de vue sociologique, la question du récit, la façon dont on raconte une expérience que l’on a vécue – un champ de recherche développé par le linguiste américain, William Labov.

Quel rapport au réel ces récits mettent-ils en jeu ?

C’est une affaire de perception. Les témoins perçoivent des événements, mais leur perception ne correspond à aucune réalité qu’ils savent identifier. La personne humaine est démunie par rapport à ce qui lui arrive, elle ne parvient pas à qualifier ce qu’elle voit. Un astrophysicien, lui, pourra dire qu'il s'agit d'une météorite… Il arrive que certaines techniques produisent des phénomènes lumineux ; les rayons lasers des discothèques, dans les années 1990, par exemple ou, depuis les années 2000, la vogue des lanternes thaïlandaises qu’on lâche dans le ciel. Elles se déplacent de manière linéaire et donnent l’impression qu’il s’agit des feux d’un objet inhabituel.

“ C’est l'incertitude au monde que je cherche à comprendre. Elle relève du fantastique, genre que l’on réserve en général à la littérature.”

Vous soulignez bien que les témoins disent ne pas croire aux extraterrestres…

En effet. Cette dénégation leste en crédibilité le récit extraordinaire qui vient d’être fait. Le témoin précise être digne de foi, sérieux, sobre, ni drogué, ni fou ! Ce qui est le plus extraordinaire dans ces récits, c'est l'accent mis sur la disparition du phénomène, plus encore que sur son apparition. Le fait que cette mystérieuse chose céleste soit perdue de vue. Ce qui se soustrait soudainement à la vue des témoins les laisse sur une énigme. C’est cette incertitude au monde que je cherche à comprendre. Elle relève du fantastique, genre que l’on réserve en général à la littérature, au cinéma ou à la série télévisée, alors qu’il existe aussi un fantastique non-littéraire qui s’expérimente dans des événements de la vie quotidienne. Il ne s’agit pas, en revanche, de science-fiction, au sens où, dans ce genre, lorsque des extraterrestres sont mis en scène, le doute ne porte pas sur ce qu’ils sont, mais sur leurs intentions.

Après votre livre sur l’astrologie, ne craignez-vous pas d’être méprisé par votre discipline ?

On peut d’abord rappeler que Freud a travaillé sur le mot d’esprit, Foucault sur la folie et l’hermaphrodisme, des sujets qui n’étaient guère pris au sérieux lorsqu’ils s’en sont emparés. Ensuite, il y a des objets « anecdotiques » dont on considère qu’on peut légitimement les étudier mais dans des sociétés lointaines ; les Indiens pratiquent l’astrologie ; les fantômes peuplent l’Amazonie, etc. On préfère penser qu’ils ont disparu en Europe, depuis les Lumières et l’entrée dans une ère rationaliste. C’était déjà vrai pour la sorcellerie dans les années 1970 : quand l'ethnologue Jeanne Favret-Saada a commencé à travailler sur ce thème dans le bocage normand, on lui disait que la sorcellerie, c’était bien de l'étudier en Afrique, mais pas en France. Ces objets ne sont pas censés avoir d’existence dans nos sociétés européennes contemporaines. On les renvoie donc dans le passé, ou hors de chez nous, pour les laisser à des historiens ou à des anthropologues. Mais ces phénomènes sont en fait très répandus, et révèlent beaucoup de choses sur notre rapport à la croyance et à la rationalité.

“Le terrorisme ou le djihadisme sont pour les sociologues des sujets brûlants, politiques et polémiques, très difficiles à travailler à chaud et très difficiles à restituer.”

La sociologie a récemment été accusée par certains politiques comme Manuel Valls de vouloir excuser les attaques terroristes, en cherchant à les analyser.

Le travail des sociologues consiste à décrire et à comprendre des faits, des phénomènes. Or, trouver des explications, des causalités, cela ne veut pas dire « excuser », bien sûr. Le terrorisme ou le djihadisme sont pour les sociologues des sujets brûlants, politiques et polémiques, très difficiles à travailler à chaud et très difficiles à restituer. Vous ne pouvez pas travailler sur ces thèmes sans penser à leur réception publique, réception qui est complètement clivée. Si vous n’êtes pas dans la condamnation, on vous accuse d’angélisme, et si vous êtes dans la condamnation, on vous accuse de ne pas expliquer objectivement les choses. Mais la bonne nouvelle avec les déclarations de Manuel Valls, c'est qu'elles montrent que la sociologie continue à être considérée comme une discipline vivante qui n’a pas disparu de l’espace public, à la différence de la linguistique par exemple. Et comme une discipline critique par rapport au pouvoir politique.

A lire
Théorie des événements extraterrestres. Essai sur le récit fantastique, d'Arnaud Esquerre, éd. Fayard, 258 p., 19 €.

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