Imre Kertész, écrivain irréductible

L'écriture à ses yeux, devait tenir compte de trois étapes : l'expérience, le souvenir et la distanciation. L'écrivain hongrois, prix Nobel de littérature, mort le 31 mars 2016, avait connu l'horreur à Auschwitz puis Buchenwald.

Par Gilles Heuré

Publié le 31 mars 2016 à 19h02

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h34

Holocauste et culture : deux mots immenses et antinomiques dont la juxtaposition n’a cessé de hanter de nombreux écrivains et chercheurs. George Steiner explique dans son œuvre que la culture n’a jamais empêché la barbarie. Pour l’écrivain hongrois Imre Kertész, qui vient de s’éteindre, à Budapest, ce jeudi 31 mars à l’âge de 86 ans, le terme de culture s’investit d’un sens plus ample dont l’acte d’écrire doit résoudre les dissonances. L’écriture ? Il considérait qu’elle devait tenir compte de trois étapes. L’expérience d’abord, celle de l’Holocauste qu’il a vécue quand il fut déporté à l’âge de 15 ans à Auschwitz-Birkenau avant d’être transféré à Buchenwald et dans le camp sattelite de Zeits, d’où il sortira en 1945 avant de retourner en Hongrie où il apprendra qu’une partie de sa famille a été décimée. Le souvenir ensuite, celui dont le corps et l’âme ne peuvent se défaire et qui peut devenir l’objet de déformations voire l’alibi de manipulations. La distanciation, enfin, tant il était évident pour Kertész que l’Holocauste n’est pas « descriptible ». L’écriture doit alors tenter, sinon de résoudre, du moins de vivre avec ces tensions sans chercher à les concilier.

“Pensez à Kafka, pensez à Orwell qui ont vu la langue ancienne fondre dans leurs mains.”

La vie et l’écriture, disait-il sont deux niveaux différents. L’adolescent de Etre sans destin (1975), Kertesz l’évoquait ainsi dans son discours prononcé lors de la conférence de réception du prix Nobel de littérature en 2002 : « Mon héros ne vit pas son propre temps, puisqu’il est dépossédé de son temps, de sa langue, de sa personnalité. Il n’a pas de mémoire, il est dans l’instant ». Et ces instants suspendus où l’horreur congédie les mots qui pourraient la traduire, constituent le défi que l’écrivain doit relever après les avoir vécus. « Selon moi, dit-il encore, il est vraisemblable que la plus importante, la plus bouleversante découverte des écrivains de notre temps est que la langue, telle que nous l’avons héritée d’une culture ancienne, est tout simplement incapable de représenter les processus réels, les concepts autrefois simples. Pensez à Kafka, pensez à Orwell qui ont vu la langue ancienne fondre dans leurs mains, comme s’ils l’avaient mise au feu pour ensuite en montrer les cendres où apparaissaient des images nouvelles et jusqu’alors inconnues ».

Le défi, Kertesz l’a relevé. Non comme une simple ambition littéraire. Plutôt, sans doute, en mémoire de Imre Kertész, détenu n° soixante-quatre mille neuf cent vingt et un, né en 1927, juif et ouvrier, tel qu’il est consigné sur le registre journalier des détenus du 18 février 1945. C’est une erreur puisque Kertész, lors de son enregistrement à Buchenwald s’était vieilli de deux ans et s’était déclaré ouvrier et non lycéen pour ne pas être parmi les enfants. « Je suis donc mort une fois pour pouvoir continuer à vivre – et c’est peut-être là ma véritable histoire ». Son œuvre ne pouvait être que dédiée à cet autre lui-même, mort, ainsi qu’aux millions d’autres et à tous ceux « qui se souviennent encore de ces morts ». La dépersonnalisation, Kertész la vit encore à l’œuvre sous le régime communiste, en Hongrie, pays dont il ne voulut pas partir après-guerre.

Comment recouvrer son identité ?

Etre dépossédé de son destin, de son identité, procède des immuables processus des régimes totalitaires. Le problème est ensuite de savoir comment on recouvre son identité et à quel prix. C’est dans ces réflexions que Kertész, sans la reléguer dans un passé à oublier mais en la pensant, chercha à prolonger « l’effet traumatisant » d’Auschwitz pour envisager « les questions fondamentales de la vitalité et de la créativité humaines » : un passé qui ne congédie pas l’avenir mais dont il peut devenir le socle. Le terme de culture retrouve alors tout son sens pour tenter de percevoir ce qui du fait historique « Auschwitz » peut se dessiner comme « sa répétition possible ».

Dans ses dernières interventions, Kertész vit avec inquiétude les réactions des démocraties face aux vagues de migrants, les murs se hérisser, les valeurs vaciller et des signes de fascisme apparaître de plus en plus visibles et acceptables par des démocraties trahissant leur faiblesse. C’est ce qui fait sans doute que Kertész restera un des écrivains les plus indispensables : autant par l’épouvante industriellement organisée qu’il a connue que par sa toujours possible résurgence dont la littérature doit dire les signes annonciateurs.

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