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Au Cameroun, les « soldats de l’ombre », oubliés de la lutte contre Boko Haram (1/4)

Dans le nord du Cameroun, des « comités de vigilance » s’organisent comme ils le peuvent pour lutter contre le groupe terroriste.

Par  (contributrice Le Monde Afrique, envoyée spéciale, Kerawa (Cameroun))

Publié le 29 mars 2016 à 13h36, modifié le 13 avril 2016 à 14h41

Temps de Lecture 5 min.

Aladji Boubakar Mahamat, un membre des comités de vigilance de Kerawa. Il affirme avoir tué trois terroristes de Boko Haram.

A la manière d’un soldat, il se met au garde-à-vous pour saluer. Pourtant Lawan Mahamat n’a ni treillis militaire, ni kalachnikov ni casque pour se protéger du soleil brûlant. Le seul camouflage que porte ce jeune homme de 29 ans est une chemise rapiécée et un pantalon trop petit pour sa grande taille. Ses seules armes sont une lance et quelques flèches. Qu’importe ! Celui qui était encore éleveur il y a deux ans se considère comme un vrai soldat. « Je garde notre village de jour comme de nuit, sous le soleil ou sous la pluie », dit-il en se frappant fièrement le torse de la main droite. Sans quitter des yeux son poste de garde, un puits d’eau, le jeune père de famille ajoute sur un ton solennel : « Je suis membre du comité de vigilance de Kerawa. »

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Kerawa est une localité de 7 000 âmes, perdue entre les montagnes arides de l’extrême nord du Cameroun, séparée du Nigeria par la petite rivière Mboua qui n’a pas la moindre goutte d’eau en saison sèche et pendant laquelle les températures dépassent aisément 40 degrés, entre octobre et mai. Comme beaucoup d’autres villages de la région, Kerawa est à un jet de pierre de la ville nigériane de Maiduguri, l’un des fiefs de Boko Haram. Les deux pays partagent une frontière commune poreuse longue de 1 650 kilomètres, ce qui facilite des incursions répétées du groupe djihadiste en territoire camerounais.

Vigilance et autodéfense

Depuis le début des exactions de la secte islamiste nigériane au Cameroun en 2014, Kerawa est régulièrement prise d’assaut. La dernière attaque d’envergure, un double attentat début septembre 2015, a fait une trentaine de morts et près de 150 blessés. Les habitants se sont mobilisés en groupes dénommés « comités de vigilance ». Il s’agit d’un système de défense populaire régi par la loi camerounaise et utilisé dans de nombreuses villes à travers le pays pour lutter contre le grand banditisme. Les jeunes de Kerawa se sont mobilisés avec le soutien des chefs traditionnels afin de seconder les soldats de l’armée et servir de « mécanisme d’alerte ».

« Sans l’aide des populations, nous ne saurons distinguer qui est un membre du groupe Boko Haram et qui ne l’est pas, confie un officier de l’armée camerounaise en service dans la région de l’Extrême-Nord. Les comités de vigilance se sont donc formés. Ils nous fournissent des informations sur l’incursion ou l’entrée d’un élément inconnu dans les villages. »

  • Camp de déplacés du Federal Training Centre à Maiduguri. Le conflit armé qui sévit dans le nord-est du Nigeria a fait des milliers de morts et a jeté plus de deux millions de personnes sur les routes.

    Camp de déplacés du Federal Training Centre à Maiduguri. Le conflit armé qui sévit dans le nord-est du Nigeria a fait des milliers de morts et a jeté plus de deux millions de personnes sur les routes. Jesus Serrano Redondo / ICRC

  • Salle de soins au camp de déplacés du Federal Training Centre à Maiduguri. La plupart des blessés et des malades ont dû marcher plus de 200 km, des jours durant, sans soins ni médicaments, pour arriver ici.

    Salle de soins au camp de déplacés du Federal Training Centre à Maiduguri. La plupart des blessés et des malades ont dû marcher plus de 200 km, des jours durant, sans soins ni médicaments, pour arriver ici. Jesus Serrano Redondo / CICR

  • Camp de déplacés Malkohi, à Yola. Des Nigérianes affectées par le conflit armé cousent des robes traditionnelles dans un camp de déplacés à Yola, où elles vivent depuis onze mois. « Lors de ma fuite dans la forêt, j’ai vu une femme qui venait d'accoucher recouvrir son bébé de feuilles, puis l'abandonner juste pour sauver sa vie », raconte Oum Salma, un habitant de Michika.

    Camp de déplacés Malkohi, à Yola. Des Nigérianes affectées par le conflit armé cousent des robes traditionnelles dans un camp de déplacés à Yola, où elles vivent depuis onze mois. « Lors de ma fuite dans la forêt, j’ai vu une femme qui venait d'accoucher recouvrir son bébé de feuilles, puis l'abandonner juste pour sauver sa vie », raconte Oum Salma, un habitant de Michika. Jesus Serrano Redondo / CICR

  • Hôpital public spécialisé de Maiduguri.  « Une grenade a explosé dans mon magasin, un enfant l’y avait apportée, pensant que c’était un jouet », raconte Umar Abba, patient de 33 ans, originaire de Baga, dans l'Etat de Borno. Umar est en convalescence après l’amputation de sa jambe gauche.

    Hôpital public spécialisé de Maiduguri. « Une grenade a explosé dans mon magasin, un enfant l’y avait apportée, pensant que c’était un jouet », raconte Umar Abba, patient de 33 ans, originaire de Baga, dans l'Etat de Borno. Umar est en convalescence après l’amputation de sa jambe gauche. Jesus Serrano Redondo / CICR

  • Camp de déplacés Federal Training Centre à Maiduguri. Ces enfants ont fui avec leurs familles pour sauver leur vie lorsque leur village a été attaqué. Depuis leur arrivée, il y a dix mois, dans l’un des camps de déplacés de Maiduguri, ils n’ont pas pu aller à l'école. Ils sont vêtus de haillons. Certains tombent malades. Il n'y a pas d'argent pour les vêtements, ni pour les médicaments.

    Camp de déplacés Federal Training Centre à Maiduguri. Ces enfants ont fui avec leurs familles pour sauver leur vie lorsque leur village a été attaqué. Depuis leur arrivée, il y a dix mois, dans l’un des camps de déplacés de Maiduguri, ils n’ont pas pu aller à l'école. Ils sont vêtus de haillons. Certains tombent malades. Il n'y a pas d'argent pour les vêtements, ni pour les médicaments. Jesus Serrano Redondo / CICR

  • Hôpital public spécialisé de Maiduguri. Un anesthésiste du CICR s’occupe d’un patient. En coopération avec le ministère de la santé, le CICR dispense des soins chirurgicaux à des personnes blessées par arme à feu et aux déplacés nécessitant des soins d’urgence.

    Hôpital public spécialisé de Maiduguri. Un anesthésiste du CICR s’occupe d’un patient. En coopération avec le ministère de la santé, le CICR dispense des soins chirurgicaux à des personnes blessées par arme à feu et aux déplacés nécessitant des soins d’urgence. Jesus Serrano Redondo / CICR

  • Mubi (Etat d'Adamawa). A cause du conflit, des milliers de personnes ont fui la région de Mubi pour se réfugier au Cameroun. Aujourd’hui, des familles entières tentent de remplacer les cultures dévorées par le bétail laissé sans surveillance pendant les mois de violences. Ardo Benjamin, chef communautaire d’un village proche de Mubi, évoque ce jour d’octobre 2014 où les violences ont éclaté : « Nous avons entendu des coups de feu vers dix heures du matin. Les gens ont fui sans même avoir le temps de prendre un kobo (pièce de monnaie nigériane) ou leurs effets personnels. »

    Mubi (Etat d'Adamawa). A cause du conflit, des milliers de personnes ont fui la région de Mubi pour se réfugier au Cameroun. Aujourd’hui, des familles entières tentent de remplacer les cultures dévorées par le bétail laissé sans surveillance pendant les mois de violences. Ardo Benjamin, chef communautaire d’un village proche de Mubi, évoque ce jour d’octobre 2014 où les violences ont éclaté : « Nous avons entendu des coups de feu vers dix heures du matin. Les gens ont fui sans même avoir le temps de prendre un kobo (pièce de monnaie nigériane) ou leurs effets personnels. » Jesus Serrano Redondo / CICR

  • Dans la rue, Maiduguri. « J’ai essayé d'appeler mon mari plus de cinq fois, mais je n’ai pas eu de réponse. Plus tard, quelqu'un nous a dit qu'il y avait eu des attaques à Damaturu, sa ville natale. J’ai pleuré car que je savais qu'il était mort », confie Amina, veuve depuis trois ans. Grâce au soutien financier du CICR, elle a désormais son atelier de couture et gagne assez pour payer les frais de santé et de scolarité de ses enfants.

    Dans la rue, Maiduguri. « J’ai essayé d'appeler mon mari plus de cinq fois, mais je n’ai pas eu de réponse. Plus tard, quelqu'un nous a dit qu'il y avait eu des attaques à Damaturu, sa ville natale. J’ai pleuré car que je savais qu'il était mort », confie Amina, veuve depuis trois ans. Grâce au soutien financier du CICR, elle a désormais son atelier de couture et gagne assez pour payer les frais de santé et de scolarité de ses enfants. Jesus Serrano Redondo / CICR

  • Centre de distribution du CICR à Maiduguri. La plupart des sept mille femmes inscrites auprès des associations musulmanes ou chrétiennes de veuves ont perdu leur mari dans le conflit armé opposant l’armée à Boko Haram. « Quand les maris étaient vivants, elles arrivaient à manger trois fois par jour. Nous savons qu'elles ont du mal aujourd'hui à assurer un repas quotidien pour toute la famille. Il est aussi difficile de trouver un emploi, parce que la plupart ont un faible niveau d'éducation », dit Aishatu Maaji, secrétaire de l'Association des veuves musulmanes de l'Etat de Borno.

    Centre de distribution du CICR à Maiduguri. La plupart des sept mille femmes inscrites auprès des associations musulmanes ou chrétiennes de veuves ont perdu leur mari dans le conflit armé opposant l’armée à Boko Haram. « Quand les maris étaient vivants, elles arrivaient à manger trois fois par jour. Nous savons qu'elles ont du mal aujourd'hui à assurer un repas quotidien pour toute la famille. Il est aussi difficile de trouver un emploi, parce que la plupart ont un faible niveau d'éducation », dit Aishatu Maaji, secrétaire de l'Association des veuves musulmanes de l'Etat de Borno. Jesus Serrano Redondo / CICR

  • Centre de distribution du CICR à Maiduguri. Depuis le début du conflit, un nombre croissant de veuves mendient dans les rues. Elles comptent parmi les plus vulnérables. Grâce au soutien de plusieurs acteurs humanitaires, comme le CICR, elles reçoivent une aide alimentaire durant six mois et un soutien pour créer leurs microprojets générateurs de revenus.

    Centre de distribution du CICR à Maiduguri. Depuis le début du conflit, un nombre croissant de veuves mendient dans les rues. Elles comptent parmi les plus vulnérables. Grâce au soutien de plusieurs acteurs humanitaires, comme le CICR, elles reçoivent une aide alimentaire durant six mois et un soutien pour créer leurs microprojets générateurs de revenus. Jesus Serrano Redondo / CICR

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Lawan Mahamat ainsi qu’une soixantaine d’autres jeunes hommes scrutent tout mouvement de personnes dans le village, armés de flèches, lances, machettes, couteaux et, quelques rares fois, de fusils de chasse. Pour intégrer ces comités de vigilance, les jeunes hommes doivent passer un test de moralité effectué par les services de la préfecture. « On nous pose beaucoup de questions : ce qu’on fait, si on a fait de la prison... Ils mènent aussi une autre enquête avec l’aide des forces de défense», explique un membre du comité de vigilance. Une fois passé le test, un badge signé par le sous-préfet d’arrondissement leur est délivré. Il s’agit du seul véritable entraînement « militaire » que reçoivent ces soldats de l’ombre. Le reste doit faire appel à leur imagination et à leur instinct.

Des moyens rudimentaires

« Nous sommes toujours répartis en six groupes postés dans tous les coins de Kerawa, explique Timada Boukar, n° 2 du comité de vigilance de Kerawa, machette à la main. Nous regardons tout ce qui se passe autour de nous. Dès qu’un de nos gars a une information ou aperçoit un inconnu “bizarre”, nous appelons les responsables et le signalons aussitôt à l’armée. »

Un membre d'un comité de vigilance à Kerawa, dans le nord du Cameroun.

« Il y a tout de même quelques défaillances dans ce système : le renseignement qui ne vient pas à temps ou qui n’est pas toujours clair. Mais nous sommes satisfaits du travail de ces comités de vigilance », estime le lieutenant-colonel Felix Tetcha, commandant d’une section du Bataillon d’intervention rapide (BIR), l’unité d’élite de l’armée camerounaise en première ligne de la lutte contre le groupe terroriste Boko Haram. Le BIR comprend 4 000 hommes, soit 10 % des effectifs des forces de défense nationale.

Les comités de vigilance, eux, sont cent fois moins nombreux. Et disposent de moyens rudimentaires. Pourtant, ils réalisent des prouesses dans la lutte contre le terrorisme, comme le souligne Aladji Mahamat, qui fait partie d’un des groupes d’autodéfense de Kerawa.

« Nous avons faim »

« Une nuit, j’étais en poste à la frontière. Ils sont arrivés et j’ai tiré. J’en ai tué trois et j’ai sonné l’alerte. L’armée est venue et ils ont été repoussés », raconte Aladji Mahamat en caressant son vieux fusil de chasse. Si le jeune homme est toujours vivant depuis qu’il a rejoint les comités de vigilance en 2014, nombre de ses camarades ont perdu la vie. Des sources sécuritaires enregistrent « moins de 30 personnes tuées et d’autres blessées » sur le millier de membres des comités de vigilance répartis dans le nord du Cameroun.

« Nous payons parfois le prix fort. J’ai vu deux de mes frères mourir devant moi, décapités par une bombe », soupire un autre membre des comités de vigilance. « Nous nous battons pour le bien-être de notre village. Mais nous n’avons même pas de salaires », regrette pour sa part Timada Boukar. Le n°2 de l’équipe peine à masquer sa frustration et le sentiment d’être délaissés par les autorités, avant de lancer un cri d’alarme : « On n’oblige pas l’Etat à nous payer. Mais nous avons faim... »

Les comités de vigilance ont quelques fois reçu du gouvernement des sommes d’argent ainsi que des dons : motos, vélos, flèches et machettes. Il y a peu, les services de la préfecture de la région leur ont fait parvenir une enveloppe de 300 000 francs CFA (457 euros) à se partager entre eux. C’est loin d’être suffisant pour ces jeunes qui vivaient d’agriculture et d’élevage avant que les exactions des terroristes de Boko Haram ne viennent mettre un terme à leurs activités. En attendant, ils vivent de la générosité des vrais soldats dont ceux du BIR, l’unité la plus choyée de l’armée camerounaise.

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